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Nous reprenons à ce stade de la réflexion le cours de Michel Foucault au Collège de France dans lequel est analysé la « Constitution des athéniens » attribuée à Xénophon. Ce texte est d’une autre source, mais aurait été écrit au tournant du Vème et du IVème siècles avant J.C.. Son objet princi- pal est la notion de parrêsia qui apparaît d’abord dans des textes d’Euripide, et qui désigne :

le droit de parler, de prendre publiquement la parole, de « donner son mot » en quelque sorte, pour donner son avis sur un ordre qui intéresse la cité. C’est le droit et le privilège qui fait partie de

l’existence d’un citoyen bien né, et qui lui donne accès à la vie politique entendue comme possibilité de contribuer à des décisions collectives. C’est une des formes de manifestation de l’existence libre d’un citoyen libre, en donnant à ce mot de libre son sens plein et positif, c’est-à-dire la liberté qui donne le droit d’exercer ses privilèges au milieu des autres, par rapport aux autres et sur les autres49.

Nous ne voulons pas ici mettre en regard la démocratie athénienne avec la démocratie contempo- raine. Seulement, l’analyse de la littérature philosophique et politique du IVème siècle est analysée par Michel Foucault comme constitutive d’un moment de crise de la parrêsia démocratique : cette liberté de parler n’est pas considérée comme un droit à exercer mais plutôt comme une pratique dangereuse. Cette étude nous semble particulièrement féconde pour notre travail, en ce qu’elle aboutit à une réflexion sur l’idée de distinction des membres d’une société démocratique en deux groupes, les « plus nombreux » et les « moins nombreux », distinction associée à une autre, celle entre les « meilleurs » et les « moins bons ».

Au sein d’un régime dit démocratique, l’individu n’est pas considéré comme sujet, mais comme citoyen qui prend part aux décisions collectives. Dans un tel régime, les individus sont considérés comme « parties d’un tout », il n’est pas fait de distinction éthique entre chaque individu lorsqu’il est considéré comme citoyen, et de ce point de vue de la participation à la polis. Pourtant, une dis- tinction morale s’opère : les « plus nombreux » sont identifiés comme « mauvais » pour diriger les affaires de la cité.

Il s’agit de questionner la place de ce citoyen et de la représentation de celui-ci comme ayant une place, comme étant sujet à identification au sein des autres hommes, en ce que c’est depuis sa posi- tion individuelle, personnelle qu’il prend la parole, qu’il apparaît aux yeux des autres et au sein de sa collectivité. C’est cette position individuelle, cette identification de chacun au sein du groupe en tant que prenant part à la vie de ce groupe que nous interrogeons ici.

La critique des textes étudiés par Michel Foucault a pour objet la démocratie comme lieu possible de la parrêsia. Sont distinguées deux sortes de parrêsia.

49 Nous retranscrivons ici directement le cours du 8 février 1984 au Collège de France donné par Michel Foucault intitulé « Le courage de la vérité » écouté en format audio sur le site de l’université de Berkeley :

D’une part, la parrêsia comme liberté donnée à tous et à n’importe qui de prendre la parole, car cette liberté n’est plus exercée du fait d’un privilège statutaire. C’est la latitude donnée à chacun de dire ce qui lui plaît. Il y a alors autant de gouvernements que d’individus dans une cité qui permet cela. Bons et mauvais orateurs, discours vrais et discours faux se juxtaposent et s’entremêlent.

Aussi, la parrêsia est dangereuse pour l’individu, car elle appelle chez celui qui veut l’exercer un cer- tain courage. Or, ceux qui plaisent au peuple sont ceux qui lui disent ce qu’il désire. Alors que l’orateur courageux, qui veut dire le vrai, est châtié par le peuple parce qu’il ne dit pas ce qui lui plaît. L’impuissance du discours vrai dans la démocratie est donc dû à la structure même de la démo- cratie, qui permet à chacun de parler, mais qui empêche à celui qui dit le vrai d’être reconnu et écou- té. C’est cette idée qui est source du moment de « crise » de la parrêsia démocratique dans la littéra- ture philosophique du IVème siècle.

Le texte « La constitution des Athéniens » est un de ceux qui font partie de cette littérature de « crise de la parrêsia démocratique ». Il se présente sous la forme d’un faux éloge de la démocratie athé- nienne qui se retourne en une critique violente. L’auteur évoque certaines cités dans lesquelles ce sont les plus habiles qui donnent les lois, où ce sont les honnêtes gens qui délibèrent et qui prennent les décisions, où on empêche les fous de participer aux instances délibératrices, et où même la parole ne leur est pas accordée. Dans ces cités, ce qui règne est le bon régime, la bonne constitution qui sont qualifiés d’eunomia.

Le grand mérite d’Athènes, c’est, poursuit Michel Foucault, de ne pas s’être donné le luxe de l’eunomia. Athènes n’accepte pas ce régime. Car dans une cité où seuls ceux qui ont le droit de parler sont les meilleurs, alors les meilleurs cherchent à obtenir - puisque ce sont les meilleurs - les déci- sions qui sont conformes au bien, à l’intérêt, à l’utilité de la cité. Or, ce qui est bon pour la cité est bon pour les meilleurs.

Dans une démocratie, ce sont les plus nombreux qui prennent les décisions et ils cherchent à ne pas se soumettre à quoi que ce soit. Mais comme ils sont les plus nombreux ils ne peuvent pas être les meilleurs. Car les meilleurs par définition sont les plus rares. Par conséquent, ils vont donc, eux les plus mauvais, chercher ce qui est mauvais pour la cité.

D’abord, dans une cité, les individus sont distingués en deux groupes : d’un côté, les plus nombreux, de l’autre, les moins nombreux. C’est cette scansion qui organise fondamentalement l’opposition dans la cité, et qui pose en même temps le principe de savoir qui doit gouverner.

Ensuite, cette opposition coïncide avec la scansion entre les meilleurs et les moins bons. Le partage quantitatif entre les plus nombreux et les autres a le même tracé que la délimitation éthique entre les

bons et les mauvais. C’est ce que nous pouvons qualifier de la formule barbare de « principe de l’isomorphisme éthico-quantitatif ».

Troisième principe : cette délimitation éthique entre les meilleurs et les moins bons correspond à une distinction politique : le bien pour les meilleurs c’est le bien de la cité. En revanche, ce qui est bon pour les plus mauvais, c’est le mal pour la cité. Ce principe est qualifié de « transitivité politique ». Enfin, le vrai dans l’ordre du discours politique est ce qui est bien, ce qui est salutaire pour la cité. Ce vrai ne peut pas être dit dans la forme de la démocratie entendue comme le droit pour tous à par- ler. Le vrai ne peut être dit dans une cité et dans une structure politique qu’à partir du marquage, du maintien et de l’institutionnalisation d’une certaine scansion essentielle entre les bons et les mauvais. Et c’est dans la mesure seulement où cette scansion éthique aura effectivement pris sa forme, trouvé son lieu, défini sa manifestation à l’intérieur du champ politique que la vérité pourra être dite, et que donc ce qui est utile et salutaire pour la cité pourra prendre ses effets. Autrement dit, pour que la cité puisse exister, pour qu’elle puisse être sauvée, il y faut de la vérité. Mais la vérité ne peut être dite dans un champ politique qui est défini par l’indifférence des sujets parlants.50

Michel Foucault considère que les arguments avancés par l’auteur de ce texte mettent en applica- tion un certain nombre de principes qui ont été couramment admis dans cette forme de critique de démocratie comme lieu de la parrêsia au IVème siècle. Et d’autres textes plus sérieux que ce pam- phlet reprennent ces principes.

L’objet de cette conférence de Michel Foucault, et plus largement cette réflexion sur la démocratie, consiste à effectuer une séparation entre « bons » et « mauvais » parmi les individus qui constituent un groupe d’hommes défini par l’égalité politique de ses membres. Il ne s’agit pas seulement d’identifier les individus et de dire quels éléments les distinguent, pour les ranger par catégories, mais d’affecter un signe positif ou négatif à ces catégories. C’est une mise en signe de l’individu en démocratie qui interroge directement la place de l’individu au sein du groupe d’hommes dans le- quel il est inscrit et qui détermine ce qu’il peut y faire. Car, on le voit, à partir du moment où un individu est marqué comme « mauvais », cela lui enlève toute légitimité à agir et à avoir une parole qui aille au-delà de sa vie personnelle, c’est-à-dire qui soit inscrite dans l’espace commun, la sphère publique de la cité. L’individu en démocratie est fait place au sein de sa société, et identité

50 Nous retranscrivons ici le cours du 8 février 1984 dans le cadre des conférences sur « Le courage de la vérité » donné par Michel Foucault au Collège de France , depuis l’enregistrement audio que nous avons écouté sur le site de l’Université de Berkeley.

au sein des autres ; sa représentation comme mise en signes de cette « place » en découle directe- ment.

Or, cette identification du plus petit nombre et du plus grand nombre connaît à notre sens un pro- longement dans sa mise en signes. Ce qui permet d’identifier le plus grand nombre, c’est de définir ce qui est le plus largement partagé entre les individus qui constituent une collectivité donnée, par opposition à ce qui permet d’identifier les moins nombreux qui sont représentés par des éléments qui sont alors construits comme rares. La question que nous nous posons alors est de savoir com- ment est représenté le plus grand nombre, comment est mis en signe le « commun » en tant qu’il est ce qui est attribué, ce qui permet de définir le plus grand nombre des individus d’une commu- nauté donnée. Nous tenterons par le biais de cette interrogation de comprendre également pourquoi ce « commun », l’attribut du « plus grand nombre », peut être signifié en « mauvais ».

Notre hypothèse ici est que cette mise en signes du « plus grand nombre » se construit sur l’idée de « mauvais », parce qu’il s’agit alors de représenter des formes largement partagées au sein d’une société - qui sont connues et donc reconnaissables par tous - qui sont ainsi opposées aux formes qui y sont construites comme moins largement partagées et donc comme « rares ». Ce que nous es- sayons de faire ici, ce n’est pas de dire qu’il y a du « plus grand nombre » et du « plus petit nombre » en soi, mais que les formes qui sont visibles au sein d’une société et dont la représenta- tion permet à ses membres de dire « le visible » peuvent être construites sur cette scansion entre le « plus grand nombre » et le « plus petit nombre », et que cela correspond à attribuer une « valeur » à ces formes, entre ce qui est « bon » et « mauvais ».

Cette distinction détermine non seulement qui est « bon » et qui est « mauvais » au sein d’une so- ciété, quels sont les éléments qui font qu’un individu est « bon » ou « mauvais », comment les in- dividus sont catégorisés, et ainsi, comment les signes qui les identifient sont hiérarchisés, éthique- ment marqués. Cela détermine si la parole d’un individu doit être ou non prise en considération, en fonction de s’il est « bon » ou « mauvais », et si un individu est légitime à gouverner et donc à dire ce qui est bon pour les autres hommes du groupe dans lequel il est inscrit. C’est, à notre sens, cette séparation entre les « meilleurs » et les « mauvais » qui constitue un pivot de la représentation de l’homme ordinaire. Parce que cette distinction établit une distinction entre ce qui est digne d’être représenté et ce qui ne l’est pas. Cela revient à dire, au sein d’une société, non plus ce qui est vi- sible, mais ce qui doit être visible, et ce qui n’est pas légitime à l’être.

L’attribut du « plus grand nombre » est ramené à une idée de « plus grand dénominateur com- mun », c’est-à-dire de qualités, de déterminations qui ne distinguent personne car tout le monde en est doté. C’est pour cela que nous étudierons supra le modèle d’homme, la manière de définir ce qui est « propre aux hommes » car cela détermine leur compétence, ce qu’une société laisse à cha- cun car elle considère que chacun peut faire certaines choses, pour les autres et pour lui-même. Avec la parrêsia, l’attribut du plus grand nombre est d’être guidé par des déterminations presque animales, de ne pas réfléchir, de se laisser aller aux jeux et aux festins, et le « plus grand nombre » n’est donc ainsi pas qualifié d’assez compétent pour gouverner.

Nous reprenons la réflexion de Michel Foucault sur la parrêsia démocratique en l’inscrivant dans notre travail sur les hommes comme formes visibles au sein d’une société. Il s’agit d’abord de défi- nir comment des formes peuvent être faites visibilités au sein d’une société, et comment une recon- naissance d’objets dits visibles au sein d’une société peuvent être construits comme tels, en fonc- tion de ce que cette société considère comme « haut » et « bas, « bon » et mauvais ». La démocratie est déterminée par l’indifférence des sujets parlants. On peut imaginer également que la représenta- tion dise cette indistinction, cette possibilité d’entendre toutes les voix, n’importe quelle voix, sans les dire pour autant « bonnes » ou mauvaises ».