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Le « plus grand nombre » n’est pas le général, ni même le générique, et c’est sur cet écart que se constitue peut-être la représentation de l’homme ordinaire : il est du général incarné dans une re- présentation singulière. Il est un modèle comme tant d’autres, représentant les autres, non parce qu’il en serait un représentant particulier, mais parce qu’il est identifiable par des éléments qu’il a en commun avec d’autres hommes.

Notre hypothèse ici se fonde sur l’idée suivante : ce qui constitue l’ordinaire est un ensemble d’éléments qui sont considérés comme étant attachés à tous les hommes d’un groupe considéré et qui n’en distinguent donc pas un en particulier. C’est le « plus grand dénominateur commun ». N’importe quel homme peut être identifié par ces éléments du « plus grand dénominateur com- mun », ce qui ne revient pas pour autant à représenter le « général » qui s’apparente davantage à une « généricité ». L’homme ordinaire se construit sur cet écart. Le « plus grand dénominateur commun » vise les éléments qui se retrouvent chez tous les hommes et qui permettent de dire que cela leur est « commun ». Alors que le général viserait plutôt une idée de « nature », un « com- mun » abstrait. Avec le « plus grand dénominateur commun » c’est d’empiricité dont il s’agit, de ce que font les hommes, chaque homme, chacun dans leur vie, et qui dit quelque chose des hommes, de l’homme.

Un homme est dit ordinaire parce qu’il est considéré comme semblable à d’autres, et que, ce qui le définirait, c’est juste ce qui le fait homme. C’est la représentation qui ne viserait qu’à signifier cet « être-homme » et qui ne tendrait à identifier un homme que par cela qui serait celle de l’homme ordinaire. C’est la représentation de l’homme qui ne serait identifié que par ce qu’il a de commun avec les autres hommes, et donc la représentation de ce qui identifie un homme comme ne lui ap-

partenant pas en propre, individuellement.

Le « plus grand dénominateur commun » aux hommes est d’abord un donné du corps, une détermi- nation dictée par le corps physique, anatomique, physiologique. Fonctionnement du corps, déter- minations données par le corps. C’est pourquoi les besoins qui concernent tous les hommes, dits « vitaux » sont les premiers « objets » ordinaires : boire, manger, dormir. Tout homme en a besoin, tout homme le fait, cela ne le distingue pas des autres. Cela pose également l’état de santé comme opposé à la maladie, à la pathologie qui sont considérés comme autant de dérèglements par rapport à un état « standard » de vie qui est le fonctionnement observé chez « le plus grand nombre » et qui est donné par le corps, la constitution du corps qui dicte une « bonne » manière de fonctionner. Nous n’avons pas cherché la généralité en vain, pour dire finalement que l’homme ordinaire ne ressort pas de la généralité. La généralité désigne un ensemble d’éléments qui s’appliquent à un grand nombre d’hommes et qui peuvent donc être constitutifs d’une généralité propre aux hommes, et faite abstraction : c’est une idée générale de l’homme qu’elle donne. La généralité se différencie du « plus grand dénominateur commun » en ce qu’elle est une abstraction, une « idée de ce qu’est l’homme », mais elle reste en dehors des hommes quelque sorte.

Cependant c’est par l’édification d’un modèle général que le plus grand dénominateur commun peut trouver une forme : l’abstraction de la « généralité » de l’homme est, non pas syncrétisée, mais incarnée, elle prend forme dans la représentation de l’homme ordinaire. L’homme ordinaire n’est pas l’homme de la généralité, mais porte les mêmes éléments que désigne la généralité. La généra- lité dégage un contenu à l’ « être-homme », un ensemble d’éléments qu’elle attribue en propre au fait d’être un homme. La représentation de l’homme ordinaire construit un homme qui porte ces éléments, non en tant qu’abstraction, un « être » général, mais en représentant un homme qui n’est identifié que par ces éléments généraux.

C’est l’idée du « plus grand nombre » qui rend les choses banales, parce qu’elle entraîne l’idée selon laquelle tous les individus que vise ce « plus grand nombre », comme somme d’individualités, ne peuvent pas être distinguées lorsqu’elles sont considérées selon un élément particulier qui les concerne toutes, mais qui se trouve « en » elles, qui marque leur existence. Alors que le général se fonde sur la même idée, de « commun » qui rassemble, il n’a pas la couleur du « trivial » parce qu’il établit davantage une norme qu’un ensemble d’éléments attachés à chaque

homme dans le déploiement de leur existence. Le « plus grand nombre » est dans chaque chose, alors que le général donne une mesure, une échelle extérieure aux choses mais qui permet de leur donner position les unes par rapport aux autres.

En envisageant le plus grand nombre, il s’agit d’interroger la manière dont « le plus grand nombre » peut être représenté sans le confondre avec la représentation du « général ». Parce que la représentation du plus grand nombre s’oppose à celle de la rareté, alors que la représentation du général s’oppose à celle du singulier. Cela n’est pas nécessairement superposable, cela ressort de deux histoires et de deux conceptions différentes.

Dans l’idée du plus grand nombre, il y a l’idée d’un ensemble circonscrit, qui rejoint celle des con- tours du milieu, alors que la généralité est une abstraction qui embrasse une catégorie, une notion. Le « plus grand nombre » est celui d’une société circonscrite, d’une somme d’individualités. Re- présenter le plus grand nombre, c’est représenter des éléments qui se superposent parce qu’elles sont redondants, ce sont des éléments « familiers » à cette société, qui s’y trouvent en profusion, en grand nombre. Ce sont des choses connues de cette société. Dans cette perspective, représenter ce qui est rare dans une société est représenter ce qui y est construit et connu comme rare. Cela ne se superpose pas avec la distinction entre général et singulier qui tient davantage à la manière de re- présenter l’individu. Bien sûr cela dépend de « qui il est », mais l’un ne nous semble pas indissolu- blement lié à l’autre.

Dans une étude de la représentation de l’homme ordinaire, il s’agit d’interroger cette idée du plus grand nombre entendue comme « le plus grand nombre » des hommes d’un groupe d’hommes, et de l’opposer à celle d’ « homme rare », mais de ne pas superposer cette distinction avec celle d’ « homme général » et d’ « homme singulier ». Bien sûr il y a superposition, mais il y a aussi croi- sement de ce général et de ce singulier avec l’homme du plus grand nombre et l’homme rare. La représentation de l’homme ordinaire s’inscrit dans ce décalage. L’homme rare est une représenta- tion construite comme cristallisant un idéal au sein d’une société, une vie exemplaire qui à ce titre prend la forme d’une vie singulière, mais qui s’inscrit toutefois comme un « type » d’exemplarité, de grandeur.

C’est l’idée d’une « vie singulière », unique, parce qu’elle est inscrite au sein d’évènements qui intéressent la vie de la communauté qui se partage cette histoire. Seulement cette vie singulière

peut être racontée selon une manière « typique » de raconter la vie des hommes rares. Les hommes « rares » peuvent d’ailleurs l’être pour plusieurs raisons : ou bien qu’ils aient accompli des actes importants au sein de leur société, ou bien que leur place au sein de cette société soit rendue impor- tante par la manière dont cette société est structurée, hiérarchisée. Dans l’ordre de la représentation, c’est d’abord un idéal qui est représenté dans la vie d’un homme « singulier ».

Nous envisageons dans cette partie la représentation de l’homme ordinaire comme un choix de représentation, en considérant le rapport de forces qui établit ce qui est « digne » d’être représenté et ce qui ne l’est pas. Historiquement, ce qui est considéré comme « digne » d’être représenté sont les hommes considérés comme « importants », « exemplaires » d’une société, ceux qui ont les ver- tus et la condition qui ne sont justement pas les mêmes que ceux du « plus grand nombre » mais qui sont au contraire considérés comme « rares », comme étant le signe distinctif d’un homme ou d’un petit nombre d’hommes et non pas comme étant le signe commun à tous les hommes. La re- présentation s’efforce alors de représenter « l’homme rare » comme identifiable par des éléments qui ne sont pas communs aux autres hommes de la société dont il est question.