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Ces représentations anatomiques et physiologiques représenteraient une matérialité qui ne signifie rien d’autre qu’elle-même. Cette définition de la « représentation mécanique » me semble plus féconde ici que de la rattacher à la représentation d’une « machine ». Dans un corps représenté comme « mécanisme », comme dans la représentation d’une machine, il s’agit bien de représenter la matérialité de la fonction, comme ne représentant rien d’autre que la fonction, fonctionnante. Ce regard nomme alors la constitution et ce qui y est attaché, comme le fonctionnement et les ma- nifestations visibles du corps, le « tel qu’il est ». Léonard de Vinci l’avait déjà prononcé, et la for- mule revient à la fois en anatomie, en physiologie, et dans la représentation de l’intérieur des choses en général, pour forger l’idée d’une connaissance possible d’un aval du visible qui soit lui- même rendu visible par la représentation. Représenter le visible comprend alors l’idée de représen- ter ces rouages qui sont sous la surface des choses, invisibles à l’oeil nu, mais qui déterminent tout ce qui se produit de visible.

Cette idée de rouage, de coulisse du visible englobe celle de fonctionnement, de processus inté- rieur, d’amont d’un processus, et la représentation de cela est le plus souvent traduit par la formule de montrer l’objet « tel qu’il est ». Non pas sur-réalité ou sur-réalisme, car la représentation se situe ici dans le réel, en lui : à l’intérieur. Cela n’est pas qu’histoire de physiologie que de produire des représentations qui disent montrer cet « intérieur visible », mais la physiologie n’est pas choisie au hasard ici : désignant d’abord dans un sens médical qui touche à l’anatomie, la science qui étudie le fonctionnement du corps, le terme sera plus tard repris dans un sens plus général de « représenta- tion du fonctionnement de l’homme » pour désigner des représentations qui viendront se placer à l’intérieur de l’homme, de son milieu, de son corps et de sa société pour le représenter en disant alors qu’elles montrent quelque chose de plus « vrai » parce que ce qu’elles montrent se situent « à l’intérieur » de l’objet représenté.

L’homme ordinaire est à notre sens pris dans ce régime de représentation, même s’il peut paraître rigide au lecteur de considérer une manière de représenter comme attachée à un « régime de repré- sentation » particulier. Il nous semble cependant que l’idée d’homme ordinaire se forge conjointe- ment à cette idée de la représentation de l’intérieur. Parce que présenter l’homme ordinaire revient à représenter « tous les hommes » dans un homme, et l’ « être homme », il y a nécessairement une

question sérieuse de vérité dans le fait de se demander ce qui constitue le socle commun à tous les hommes… La représentation brasse alors tout ce qui peut constituer le commun des hommes, ce qui inclut le corps, les besoins vitaux, le fait de vivre en société, de voir les autres hommes, de de- voir se nourrir, dormir, parler…

L’hypothèse ici est que représenter l’homme ordinaire tourne autour d’une évidence d’être homme, d’une réalité trop évidente, trop visible pour ne pas cacher un intérieur moins visible. C’est ainsi que l’homme s’ouvre, et que la représentation ouvre l’homme par différents outils qu’elle utilise pour l’ « objectivité » avec laquelle ils permettent de mettre quelque chose à jour.

L’intérieur peut désigner l’intérieur du corps, l’intérieur de la société, de la maison, du pays, mais l’intérieur désigne d’abord l’intérieur du visible « évident » dit et fait réalité. En représenter ce qu’on dit en être « l’intérieur », quelle que soit la définition qui en est alors donnée, c’est nécessai- rement y verser un peu plus de vérité. Et finalement, si « l’intérieur » est surtout la visée de la re- présentation, tous les moyens pour y accéder sont bons, et plus les moyens utilisés pour y arriver mobilisent différentes manières de voir et de montrer pour « révéler » cet intérieur, pourvu qu’ils soient considérés comme « objectifs », plus la représentation tendra vers le « vrai ».

« Être-homme »

La réflexion sur cette « fonctionnalité » du corps n’est pas versée à ce travail sur l’homme ordinaire seulement pour dire que c’est une représentation qui inclut tous les hommes, une représentation générique du corps d’homme qui est la représentation d’une « normalité » qui serait propre à l’homme. Ces représentations anatomiques, physiologiques, « cherchent » l’homme par l’intérieur. Il n’y a pas de milieu, pas de société et pas de lieu de naissance ici, mais un corps, nu, sur un fond blanc, dont le mouvement ne lui est donné d’aucune source extérieure mais provient de sa seule constitution. Ce qui est recherché ici est ce qui pourrait être considéré comme constitutif d’une connaissance « objective » de l’homme. Une représentation de l’homme qui l’expliquerait comme « objet », sans le rattacher aux systèmes signifiants habituels, qui étaient jusqu’ici, on l’a vu, ceux d’une cosmogonie. Notre propos n’est pas ici de collecter les représentations « génériques » de l’homme mais de voir comment des représentations qui isolent l’homme de son habituel milieu signifiant sont considérées comme connaissances plus « objectives » de celui-ci.

largement influencée, sans que nous ne le citions à chaque fois. Un homme qui a été soldat, puis ingénieur, et enfin mathématicien, décide de se « retirer de sa vie » pendant deux ans. Nous ne voulons pas insister sur cette mise sur fond blanc dont nous parlons déjà assez dans ces pages, sim- plement remarquer… Il adopte alors, sur la société viennoise dans laquelle il est inscrit, un regard qui « sait », qui « voit », mais qui cependant se détache. Il se retrouve alors mêlé, de par la média- tion de son père, haute personnalité de la bonne société viennoise, à un projet pour le jubilé de l’empereur qui va fêter ses soixante dix ans de règne. La femme d’un haut fonctionnaire, Diotime, sorte de belle parvenue aspirant à la culture, cherche à trouver une idée qui rassemblera non seule- ment la nation, mais tous les hommes, comme un cadeau à donner à l’empereur sur un plateau d’argent et qui montrera la supériorité et l’universalité de l’Autriche. Ulrich, l’homme « retiré de sa vie », y assiste avec le même détachement qu’il adopte pour regarder toute chose. Il parle d’universalité et de vérité plutôt en ces termes :

On peut rappeler dès l’abord la singulière prédilection de la pensée scientifique pour ces explications mécaniques, statistiques et matérielles auxquelles on dirait qu’on a enlevé le coeur. Ne voir dans la bonté qu’une forme particulière de l’égoïsme ; rapporter les mouvements du coeur à des sécrétions internes ; constater que l’homme se compose de huit ou neuf dixièmes d’eau ; expliquer la fameuse li- berté morale du caractère comme un appendice automatique du libre-échange ; ramener la beauté à une bonne digestion et au bon état des tissus adipeux ; réduire la procréation et le suicide à des courbes annuelles qui révèlent le caractère forcé de ce que l’on croyait le résultat des décisions les plus libres ; sentir la parenté de l’extase avec l’aliénation mentale ; mettre sur le même plan la bouche et l’anus, puisqu’ils sont les extrémités orale et rectale d’une même chose… : de telles idées, qui dévoilent en effet dans une certaine mesure les trucs de l’illusionnisme humain, bénéficient tou- jours d’une sorte de préjugé favorable et passent pour particulièrement scientifiques. C’est sans doute la vérité qu’on aime en elles ; mais tout autour de cet amour nu, il y a un goût de la désillusion, de la contrainte, de l’inexorable, de la froide intimidation et des sèches remontrances, une maligne partia- lité ou tout au moins l’exhalaison volontaire de sentiments analogues.92

La représentation de l’homme ordinaire veut trouver ce qui est profondément ancré dans tous les hommes en représentant un homme. Il s’agit dans la représentation de l’homme ordinaire de ne pas montrer un homme singulier mais un individu traversé d’éléments qui ne lui seraient pas exclusifs. S’il y a quelque chose de commun aux hommes, alors cela est extériorisé dans chaque homme, et chaque représentation d’homme est une représentation de l’homme comme modèle d’homme.

C’est une extériorisation de l’idée d’homme, et en cela, c’est l’homme ordinaire comme modèle qui est montré dans n’importe quelle représentation d’homme.

Le « tel qu’il est » est une certaine manière de représentation. Représenter les choses « telles qu’elles sont », c’est imposer un regard, imposer de voir. Le « tel qu’il est » n’a finalement besoin que de se présenter comme une coulisse du visible, un arrière-fond qui dit être une explication de ce que l’oeil voit. Il dit voir et présenter davantage de vérité que dans une autre représentation, parce qu’il y aurait un moyen de « mieux voir les choses » dont il aurait le secret. Le « tel qu’il est » n’est pas seulement évidence visible, mais mouvement vers l’amont du visible, vers l’intérieur caché, et vient vite donner au visible une dimension épaisse, disant tout le fonctionnement qui est contenu dans le visible, et en premier lieu, dans le corps.

La représentation de l’homme ordinaire cherche le « vrai » : elle recherche ce qui est en chaque homme, traverse chaque homme, parce qu’il est un homme. Elle cherche ce que les hommes peu- vent avoir de commun, pour donner forme à ce « commun ». Cela ne prend pas seulement une di- mension de représentation mais également d’objectivation : il ne s’agit pas seulement d’observer les hommes et de les représenter, mais également d’en tirer une sorte de « substance », de « conte- nu » de ce que c’est qu’être un homme. La représentation n’est alors pas seulement représentation, transcription, imitation du réel, mais extériorisation d’un « être homme ».

La représentation de l’homme ordinaire prend ainsi, non pas seulement une dimension de représen- tation d’un homme vivant qui a été vu par un observateur, saisi pour être représenté. Celui qui pro- duit la représentation d’un homme ordinaire le fait avec la volonté, non pas seulement de représen- ter un individu, mais de représenter en cet individu un ensemble d’individus qui seraient signifiés, non comme une somme, un ensemble, mais comme quelque chose qui se retrouve chez tous les hommes et qui peut être reconnu par eux. Représenter l’homme ordinaire, c’est représenter ce qui traverse tous les hommes, et c’est donc toucher à une « vérité » de l’homme qui serait valable chez tous, en tous lieux, en toutes circonstances.

Représenter la « vérité » de l’homme peut prendre alors plusieurs formes. D’abord, il y a l’évidence de la forme que prend cette « vérité » : c’est le « tel qu’il est » du visible, où la représen- tation de l’homme dit être ancrée dans le réel et dit représenter le référent tel qu’il est perceptible dans le réel. Puis, la « vérité » peut prendre la forme d’une représentation qui montre l’envers du

visible, l’amont du visible, et qui prend la forme de la fonctionnalité, des rouages qui articulent ce visible. Il s’agit des deux principaux types de représentations qui nous semblent contribuer à forger un regard qui voit l’homme ordinaire. D’une part, des représentations qui disent un rapport direct du visible, et d’autre part des images « scientifiques » qui disent savoir ce qui sous-tend l’évidence à laquelle le regard est habitué.

Ces deux types de représentations se rejoignent sous un même regard qui est un regard d’homme, et qui, pour cette raison, voit le monde, voit ses contemporains, toujours depuis la même enve- loppe, la même hauteur, à l’intérieur du même corps. C’est un regard qui est ordinaire au monde parce qu’il est habitué à voir le monde depuis la même place qui est le fait de rester le même homme pendant toute sa vie. Le regard qui voit l’ordinaire est aussi celui qui reste toujours dans la même peau : devoir voir le monde et y être habitué.

C’est peut-être justement pour cette raison que le regard qui voit l’homme ordinaire forge l’évidence d’une représentation vraie dans une représentation-amont du visible et une représenta- tion-aval, comme deux facettes d’un même regard. D’un côté, évidence immédiatement reconnais- sable, de l’autre côté, explication, rouage, fonctionnalité du visible. Représenter l’homme ordinaire tourne à notre sens autour de ces deux pôles du « tel qu’il est », entre scène et coulisse, immédiat et différé, amont et aval. Représenter l’homme ordinaire, c’est montrer de l’évidence visible, tout en sachant que ceux qui le verront le reconnaîtront, mais en même temps dire que cette visibilité appa- remment connue, familière, évidente, est sous-tendue par des processus moins apparents qu’il s’agit de montrer par la « représentation de l’intérieur ».

Ces représentations n’ont pas seulement pour objet de montrer le fonctionnement du corps, d’expliquer le mouvement du corps, mais visent à montrer ce qui « sous-tend » l’évidence visible que constitue la vision d’un corps d’homme. Expliquer l’homme par un système de coulisses de la manière dont il apparaît au regard de l’évidence. Expliquer le mouvement de l’homme, ses gestes par la représentation de la manière dont il est constitué, dont son corps est programmé pour fonc- tionner et apparaître dans l’évidence que tout homme qui est habitué à voir ses contemporains con- naît.

C’est ici que les planches de Vésale permettent de nouer la généricité de la constitution propre à un corps d’homme avec les représentations non pas seulement « médicales » (dans le sens de physio-

logique et d’anatomique entendus au sens médical du terme) du corps d’homme mais qui inscrivent l’homme représenté dans un espace donné, dans un temps donné, dans une société donnée. Dans l’anatomie et la physiologie « médicales », le corps d’homme est considéré comme seul objet signi- fiant : c’est la seule forme du corps et les phénomènes « physiologiques » qui sont pris en considé- ration.

La « représentation physiologique » est alors reprise pour des représentations qui disent monter « l’intérieur du visible » de corps non plus seulement considérés sur un fond blanc mais sur un fond de société, et marqués comme tels. Le fait d’être un homme n’est plus marqué par le seul corps de l’homme, mais par toutes les « impressions » du corps qui peuvent être faites signes du corps. C’est un double mouvement : étendre ce qui constitue les marques du corps de l’homme non pas seule- ment à son anatomie et à sa physiologie, mais également, étendre la physiologie, comme représen- tation du fonctionnement d’un objet vivant, à la représentation du corps d’homme comme fonc- tionnement corporel mais également fonctionnement « social ».

Il s’agit de se demander ce qui constitue le socle premier du fait d’être un homme, et d’étendre cela à tout « l’intérieur » de l’homme, en considérant comme « physiologie » la représentation de ce qui désigne tout le système de coulisses et de rouages qui explique ce qui est évidence visible de l’homme aux yeux de tous les hommes.

Car en effet, la coulisse, l’intérieur visible pour véritablement constituer l’intérieur du visible ne doit pas seulement rester cantonnée à l’intérieur du corps mais doit être liée à l’extérieur, à la sur- face, et plus largement à ce qui est visible, évidemment visible. La physiologie rejoint ainsi, pour se confirmer elle-même comme « coulisse », dire son lien avec l’extérieur du corps, montrer l’amont pour dire qu’elle en est bien l’aval. Alors que la physiologie s’était développée indépen- damment de la taxonomie pendant l’âge classique, l’ « intérieur » fonctionnel qu’elle constitue petit à petit à avoir besoin d’une « extériorité » où se manifester pour avoir cette dimension de « rouage ».