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C’est un acte à la fois politique, mais également anthropologique, et philosophique. Il s’agit à la fois de représenter le visible, de dire ce qui est visible au sein d’une société, mais aussi dire ce qui est commun aux hommes, ce qui peut tout aussi bien procéder de déterminations « biologiques », mais aussi de dire ce qui est historiquement, socialement, culturellement, considéré comme propre à un groupe d’hommes qui partagent des éléments communs qu’ils reconnaissent en eux-mêmes. C’est une construction, l’affirmation d’un commun partagé par un groupe plus ou moins étendu d’hommes et qu’il s’agit également dans cette affirmation de délimiter. Un homme ordinaire peut ainsi prendre la forme d’un corps anatomique, physiologique, de la connaissance d’une langue, ou de toute autre identification qui dit un commun à plusieurs hommes qui permet de dire un commun partagé et, ainsi de délimiter les frontières d’un groupe, d’une communauté. Il s’agit cependant toujours de construire un élément commun d’identification : c’est cette dimension de construction qui structure un groupe plus ou moins étendu et qui se structure par le partage de cette affirmation d’un commun que nous voulons interroger ici.

Ce travail s’applique plutôt à interroger une telle affirmation d’un commun, représentation qui dit identifier un ensemble d’hommes par un caractère qui leur est fait commun, et comment se cons- truit une telle affirmation qui ne prend sens que lorsqu’elle circule et est reconnue par ceux qu’elle représente. Nous orientons notre recherche vers les objets ainsi constitués et non vers la réception qui en est faite. Nous ne voulons pas oublier l’idée, formulée par Michel de Certeau, selon laquelle celui qui ne construit pas les représentations mais les reçoit, et les partage, avec d’autres individus, « fabrique » quelque chose avec ces objets, et que des « « manières de faire » forment la contrepar- tie, du côté des consommateurs (ou « dominés »?), des procédés muets qui organisent la mise en

ordre sociopolitique »25.

Seulement, ce bricolage d’un individu qui reçoit une représentation qu’il n’a pas construite et qui prend dès lors des airs de dominé est ambigu. Il est à la fois nécessaire que des individus partagent un sens à donner à des objets qui circulent au sein de l’espace et du temps dans lequel ils vivent, dont la délimitation peut être plus ou moins étendue. Il s’agit pour des individus de vivre ensemble, d’être confrontés ensemble à de mêmes objets visibles pour tous, et de pouvoir se réunir autour de ces objets. D’un autre côté, la nécessité de construire un regard commun sur des objets largement visibles et connus au sein d’une société est l’affirmation d’un sens qui n’existe pas en soi mais qui est construit pour être celui du « plus grand nombre », et qui prend dès lors des allures d’imposition unilatérale d’une manière de voir. Or, ces signes représentés pour être reconnus par le plus grand nombre, et signifiant le plus grand nombre, sont choisis justement parce que leur auteur considère, en faisant lui-même partie de cette société - sinon il s’agirait d’une représentation de l’ailleurs - que ces signes seront reconnus, et qu’ils correspondent à des catégories d’identification qui structurent cette société.

Cette ambiguïté vient finalement de ce que cette représentation d’un « voir commun » est celle qui rassemble le plus grand nombre. Elle ne distingue ainsi, ni l’individu signifié dans la représentation - parce qu’il est justement construit sur des signes qui sont dits propres au groupe d’homme dans lequel il est inscrit, et non pas lui comme homme singulier et individualisé - ni celui qui la regarde, parce que cette représentation a pour objet d’être largement partagée, et qu’elle est construite sur des signes largement partagés, considérés par son auteur comme reconnaissables. C’est cette cons- truction du « plus grand nombre », opposée à une construction de l’individuel qui se distingue par sa rareté, que nous voulons ici interroger. Il ne s’agit donc pas tant de savoir comment cette repré- sentation est « bricolée », mais comment elle est construite en vue, justement, d’être largement partagée, et comment cette dimension rend son objet et son partage « médiocres ».

Ce que nous voulons soutenir ici, c’est qu’une société qui représente un homme ordinaire est une société qui s’ennuie. Une société qui ne représente pas de rois, de batailles ni rien de ce qu’elle considère comme « grandeur ». Représenter l’homme ordinaire, c’est se construire une représenta- tion confortable autour de laquelle se réchauffer. C’est se rassurer, parler de ce qui se ressemble, de

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DE CERTEAU Michel, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire. Paris, Gallimard, 1990, « Introduc- tion », p.XL

ce qui réunit, sans dire que cela sépare. C’est une société qui affirme ce qu’elle est pour se consti- tuer un sol stable sur lequel poser les pieds. Représentation d’une société qui ne veut pas s’aventurer dans le risque d’une bataille, ni dans l’individualité d’un roi, ni dans le rêve d’un homme nouveau. Construction d’une représentation qui rassemble, et qui dit prendre au réel sans rien « inventer » ni construire. L’homme ordinaire est signifié en « vérité », en « réalité », parce qu’il ne peut être qualifié de tel seulement s’il est reconnu par ceux à qui la représentation est adressée. C’est l’élément commun qui permet de « ranger » dans le regard et la société de celui qui regarde ce qui est représenté. C’est une représentation « confortable », mais qui peut bien vite se muer en une injonction, qui rend « a-normaux » ceux qui ne se reconnaissent pas dans la représen- tation. Représenter l’homme ordinaire, comme « terrain stable » d’identification des membres d’une société, dit également a contrario, et silencieusement, ceux qui n’en font pas partie.