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Ce n’est pas par obsession pour les plantes que nous les intégrons à notre étude avec tant d’insistance, mais peut-être parce qu’elles sont des formes qui sont davantage susceptibles d’être connues et reconnaissables par un grand nombre de regards que d’autres objets. C’est en cela que des formes qui peuvent réunir autour d’elles un grand nombre de regards sont politiques : parce qu’elles construisent un regard commun autour d’elles, sur elles, qui est partagé par un grand nombre d’individus et qui pose ainsi la question de la manière de faire voir ces formes à un grand nombre d’individus. Les plantes ne sont pas des objets exclusifs d’une telle construction, mais elles peuvent apparaître comme des objets largement partagés, largement connus et reconnaissables. On peut ainsi aisément envisager que la manière de représenter un homme soit également celle d’un objet connu et reconnaissable d’un grand nombre de regards - tout homme a déjà vu un autre homme dans sa vie, plus qu’un autre objet visible, sauf un enfant sauvage - et qu’elle puisse se construire comme une représentation qui essaie de réunir un grand nombre de regards auprès d’un objet connu et reconnaissable par eux.

Ce qui est visible est politique ; ce qui est construit comme visible est politique parce qu’il s’agit de construire une représentation de ce qui est visible pour le rendre visible à un grand nombre de re- gards. Constituer le commun, c’est affirmer un commun, c’est un geste politique qui décide de ce qui est visible, et de ce qui est rendu visible au sein d’une société.

Construire une représentation d’un objet comme aspect pourrait revenir à vouloir représenter ce que le plus grand nombre de regards peuvent reconnaître. Il s’agit de fonder une représentation sur ce qui est le plus susceptible d’être vu, et donc reconnu par le plus grand nombre d’individus. Il s’agit de construire une représentation qui réunisse un grand nombre de regards autour d’elle, parce qu’elle est construite sur l’aspect de l’objet à représenter. Il s’agit de fonder un regard commun sur un objet visible par le plus grand nombre. Il s’agit donc à la fois de choisir un objet qui puisse être reconnaissable par le plus grand nombre, mais également de le construire de manière à ce qu'il soit reconnaissable.

Jacques Rancière parle d’esthétique « comme le système des formes a priori déterminant ce qui se donne à ressentir. C’est un découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience »51.

La politique peut dès lors être définie comme le pouvoir d’affirmer ce qui est visible au sein d’une société. L’esthétique telle qu’elle est définie ici, désigne donc ce qui est créé au sein d’une société comme formes qui construisent un « commun du voir ». « Les pratiques artistiques sont des ma- nières de faire qui interviennent dans la distribution générale des manières de faire et dans leurs rapports avec des manières d’être et des formes de visibilité. »52

Une communauté lorsqu’elle se représente à elle-même, comme ensemble d’individus, comme différentes catégories d’individus, comme formes communes, comme formes rares, dit en cela comment elle se structure, comment elle se voit elle-même. Représenter le plus grand nombre et les moins nombreux revient à construire des catégories qui sont alors identifiées comme telles au sein de cette communauté. Cette politique du visible passe par une représentation qui identifie, et qui dit

51 RANCIÈRE Jacques,

Le partage du sensible. Paris, La Fabrique éditions, 2000, p.13

52 RANCIÈRE Jacques,

comment identifier le visible d’une communauté. Identifier, nommer, qualifier le visible ne ressort pas seulement d’une description qui dirait « voici un homme », « voici une fleur », et « voici un champignon », elle dit ce qui est « digne d’intérêt » et ce qui l’est moins. Notre hypothèse ici est que ce n’est pas tant le « contenu » de ce que les hommes ont en commun qui affecte ce commun d’un signe positif ou négatif, qui « moralise » cette représentation, mais que l’objet d’une telle représentation d’un attribut « commun », est justement de pouvoir représenter un grand nombre d’individus par ce qui ne les distingue pas.

Or, au sein d’une société où la représentation individuelle a pour objet de valoriser celui qu’elle distingue, pour des actes qu’il a effectués, pour la place qu’il occupe au sein de sa société, la « dis- tinction » va dans le sens de l’élévation : un individu est représenté individuellement parce qu’il a « quelque chose en plus » que les autres individus. L’individualisation va dans le sens de la rareté, et donc de la valorisation, de l’élévation. Cela ne va pas de soi : nous parlons ici de la tradition représentative de notre société occidentale en nous emparant de textes Grecs de l’Antiquité, de l’étude qu’en a fait Michel Foucault, de chansons de geste du Moyen-Âge et de biographies de Saints. Nous ne prétendons pas que la représentation individuelle est nécessairement « valori- sante », mais que dans notre société occidentale, l’histoire des représentations d’hommes représen- tés par ce qu’ils avaient de commun avec ceux d’une société qui leur était attachée, et d’hommes représentés par ce qui leur était construit comme « propre », individuel, va de pair avec une histoire de la « rareté ».

Cette construction du « commun », attribut du plus grand nombre d’une communauté donnée, nous prenons le parti de l’interroger d’abord avec des représentations de plantes. Nous postulons que construire le « commun » d’un groupe d’individus nécessite de signifier d’abord un élément dis- tinctif de ces individus : la représentation de l’élément « commun » à tous les membres d’un groupe donné. Les images de plantes appellent une reconnaissance de commun taxinomique : les plantes sont identifiées par référence à une forme qui ne distingue pas un spécimen d’un autre du même genre. lorsqu’un regard identifie une plante comme une marguerite, il voit « toutes les mar- guerites » : cercle jaune, pétales blancs, longs, tige verte. Nous choisissons de commencer notre étude de la mise en signes du « commun » par ces représentations de plantes qui sont à notre sens un excellent exemple d’« identification par le commun ».