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« Ne nous emportons point contre les hommes, en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l’amour d’eux-mêmes, et l’oubli des autres, ils sont ainsi faits, c’est leur nature : c’est ne pouvoir supporter que la pierre tombe ou que le feu s’élève. »103

La notion de « nature » est liée à la représentation des caractères par celle de redondance. L’idée des caractères se base sur l’idée qu’il y a des éléments qui sont partagés, d’abord par différents hommes d’un même groupe d’hommes, mais également par les hommes qui ont vécu avant eux. Chez La Bruyère, cette redondance est celle du « vice » qui serait dû à l’incurable nature de l’homme et qui se manifeste dans tous les domaines de l’existence. L’ouvrage « moral » a pour objet de reprocher aux hommes leur vice : représenter des formes aussi différentes de la vie des hommes sous l’angle du vice de l’homme a pour objet de montrer que le vice est crassement atta- ché aux hommes, comme viscéralement.

Montrer tant de vice, partout, et incarné dans tant de formes différentes, montre quelque chose de trop largement partagé pour qu’il ne tienne pas à quelque chose de structurel, qui soit « ancré » dans les hommes et qui constitue, pour cela, une partie intégrante du fait d’être un homme. La défi- nition de la « nature » de l’homme rejoint alors celle d’une constitution, d’un fonctionnement qui ne sont pas visibles comme des entrailles ni des organes mais qui ne peut être trouvée que par l’observation de ce qui revient trop systématiquement, de ce qui est trop redondant pour ne pas être inscrit dans les hommes de manière invisible, mais qui se manifeste pourtant inéluctablement. Les indications de temps et de lieu sont assez évasives pour que l’ouvrage ne soit pas destiné ex- clusivement à peindre les moeurs d’une seule époque :

ce sont les caractères ou les moeurs de ce siècle que je décris : car, bien que je les tire souvent de la cour de France et des hommes de ma nation, on ne peut pas néanmoins les restreindre à une seule cour, ni les renfermer en un seul pays, sans que mon livre ne perde beaucoup de son étendue et de son utilité, ne s’écarte du plan que je me suis fait d’y peindre les hommes en général, comme des raisons

103 « De l’homme », Jean de La Bruyère, Les caractères de la Bruyère, accompagnés des Caractères de Théophraste, du Discours à l’académie française, d’une notice sur La Bruyère. Paris, G. Charpen- tier éditeur, 1883.

qui entrent dans l’ordre des chapitres et dans une certaine suite insensible des réflexions qui les com- posent.104

Jean de la Bruyère vivait cependant « à la cour » et observait les moeurs de la cour : il parle de la stupidité en l’illustrant par une scène qui se passe au théâtre, par un homme qui reproche à son valet de ne pas trouver de concombres en plein hiver. Et même si, du vivant de l’auteur, l’ouvrage a été édité huit fois, ce qui peut être qualifié de « succès », c’étaient des gens lettrés, et donc des in- dividus de cette cour que La Bruyère décrit qui le lisaient, l’achetaient, et à qui il était d’abord des- tiné, même si la volonté de l’auteur était de toucher aux vices des hommes qu’il ne voulait pas cir- conscrire à ceux qu’il disait observer en particulier. Ce n’est un ouvrage qui prétend représenter « les hommes » en postulant que ces vices se retrouvent chez tous, que cela apparaît dans son au- tour, mais que cet autour n’est pas exclusif de ces vices.

Cette idée de « nature » de l’homme entraine celle de principes « invisibles » qui sont contenus dans l’homme, mais qui se manifestent par des actes visibles qui sont isolés, nommés, caractérisés - dans le sens où un comportement ne signifie rien, mais est ici représenté pour être érigé comme illustrant, montrant quelque chose. Et c’est peut-être cela qui définit le mieux la représentation des caractères : ils sont pris des éléments de la « vie des hommes ».

Louis Van Delft rapporte à ce sujet une jolie formule : le moraliste, dit-il, « c’est le spectateur es- sentiellement - souvent uniquement - occupé à bien regarder ce que La Fontaine nomme de façon à la fois souverainement simple, banale même, et poétique : « les choses de la vie ». »105

C’est l’acte de mettre en représentation ces « choses de la vie », de devoir en rapporter ce qui les identifie et permettra à ceux qui y sont familiers - les lecteurs - de les reconnaître. Quelle différence avec le caractère taxinomique? Il s’agit bien ici de chercher ce qui marque une manière de faire, et comment cette manière de faire peut être rapprochée d’une autre et distinguée d’une autre en iso- lant un trait, un élément qui puisse être fait généralité.

104 Jean de la Bruyère, Les caractères de la Bruyère, accompagnés des Caractères de Théophraste, du Discours à l’académie française, d’une notice sur La Bruyère. Paris, G. Charpentier éditeur, 1883, p.2

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VAN DELFT Louis, Littérature et anthropologie. Nature humaine et caractère à l’âge classique. Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Perspectives littéraires », 1993. p.2

Dans la taxonomie botanique, le caractère est une partie d’un être érigée en élément distinctif parce qu’elle est considérée comme essentielle à cet être, dans le sens où elle est alors considérée comme plus importante que les autres éléments de cet être pour le définir. Dire d’une représentation qu’elle montre le « caractère » de quelque chose, c’est, tout de même, dégager « ce qui est propre » et « ce qui est essentiel » à la représentation de cet être : c’est toucher à sa « nature », c’est chercher ce qui permet le mieux de reconnaître une chose, parce que c’est ce qui est le plus déterminant dans une chose qui permet de l’identifier.

Nommer quelque chose, c’est formuler la reconnaissance : le fait de nommer, c’est signifier la con- naissance de la chose nommée, et, ainsi, la reconnaissance par rapport à une catégorie qui la fait entrer dans un système de signification. Nommer, c’est se rendre le monde familier. Construire des catégories, et c’est le cas en taxonomie comme phénomène sémantique qui le ramène à un acte de langage plus large, c’est construire un monde familier pour celui qui procède à l’acte de nommer. Au tout début de La pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss rappelle que la langue de ceux qui ont été qualifiés de « primitifs » était dite exempte de termes abstraits. Il n’en faudrait pas, dit-il pour- tant,

conclure au défaut d’idées générales : les mots hêtre, chêne, bouleau, etc., ne sont pas moins des mots abstraits que le mot arbre, et, de deux langues dont l’une posséderait seulement ce dernier terme, et dont l’autre l’ignorerait tandis qu’elle en aurait plusieurs dizaines ou centaines affectés aux espèces et aux variétés, c’est la seconde, non la première, qui serait, de ce point de vue, la plus riche en con- cepts. Comme dans les langues de métier, la prolifération conceptuelle correspond à une attention plus soutenue envers les propriétés du réel, à un intérêt mieux en éveil pour les distinctions qu’on peut y introduire.106

Cela fonctionne pour une plante à une ou deux étamines comme pour l’homme stupide : les signes sont moins « systématiques », mais, dans le regard de celui qui nomme, il y a d’abord reconnais- sance d’un comportement, d’un morceau de ce qu’il voit, d’un caractère, qui soit de voir une ou deux étamines, ou de penser un comportement comme une pesanteur d’esprit, pour pouvoir recon- naître cela comme une ou deux étamines, ou comme un homme stupide.

En-dehors de cette « nature », le caractère doit fonder une sorte d’accord, de reconnaissance parce qu’il est le caractère essentiel qui permet de reconnaître les comportements auxquels il renvoie et auxquels le public est déjà familier : l’élément choisi pour identifier doit être assez saillant pour permettre de reconnaître ce que l’auteur veut représenter. Cet « accord » fonde le caractère comme une unité du voir : l’auteur représente quelque chose qui est déjà connu de ceux auxquels il s’adresse, connu par l’expérience qu’ils en ont, parce qu’ils vivent dans la même société, et que ce qui est représenté vise les « moeurs », les éléments constitutifs de cette société. La « vérité » du caractère vient de cette reconnaissance, parce que cela ne fait que redoubler la « redondance » d’un comportement qui aura été vu et reconnu par un grand nombre de personnes vivant au même en- droit et au même moment.

Louis Van Delft forge pour désigner ces traités moraux auquel il consacre une vaste étude le terme d’ « anatomie morale ». Bien sûr ces représentations empruntent à l’anatomie dont le développe- ment depuis le XVème siècle permet une réappropriation du terme pour désigner généralement l’étude de quelque chose107. Ces « caractères moraux » ne sont d’ailleurs pas le fait d’un détourne- ment potache d’une méthode scientifique pour construire un objet « littéraire » : le titre de l’ouvrage de Louis Van Delft, « Littérature et anthropologie », le dit bien. Il s’agit de représenter des caractères propres aux hommes à une époque où le caractère est mise en ordre des choses vi- sibles, mais surtout parce que la recherche du caractère est recherche de ce qui distingue, ce qui identifie, « ce qui est propre ».

« L’anatomiste moral, à l’âge classique, ne prétend pas moins au statut d’homme de science. Il s’intéresse, naturellement, de près aux passions, qui ont « partie liée avec le visible » (P. Zober- man). Il découvre, surtout, l’intérêt de la notion de caractère. »108 La notion de caractère, on l’a dit, a fait l’objet de diverses circulations depuis l’antiquité. L’anatomiste moral en s’emparant de la notion de caractère en a découvert l’ambivalence.

Jean de la Bruyère emprunte explicitement aux Caractères de Théophraste : il les traduit du grec et ils sont publiés pour la première fois en 1688, accompagnés de Caractères que lui-même a dégagés

107 Louis Van Delft consacre au sujet de cet emploi du terme d’anatomie pour désigner plus généralement le

terme d’analyse de quelque chose dans "Morale, anthropologie, anatomie", in Actes du colloque "La mo- rale des moralistes" (Paris, 1994), Paris, Champion, 1999, pp. 123-137

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VAN DELFT Louis, Littérature et anthropologie. Nature humaine et caractère à l’âge classique. Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Perspectives littéraires », 1993. p.222

de l’observation de ses contemporains.

L’on s’est plus appliqué aux vices de l’esprit, aux replis du coeur, et à tout l’intérieur de l’homme, que n’a fait Théophraste ; et l’on peut dire que, comme ses caractères, par mille choses extérieures qu’ils font remarquer dans l’homme par ses actions, ses paroles et ses démarches, apprennent quel est son fond, et font remonter jusqu’à la source de son déréglement, tout au contraire, les nouveaux Caractères, déployant d’abord les pensées, les sentiments et les mouvements des hommes, découvrent le principe de leur malice et de leurs foiblesses, font que l’on prévoit aisément tout ce qu’ils sont ca- pables de dire ou de faire, et qu’on ne s’étonne plus de mille actions vicieuses ou frivoles dont leur vie est toute remplie.109

Dans les Caractères de Théophraste l’auteur se pose comme un homme inscrit au sein de sa socié- té, qui connaît ses contemporains parce qu’il les a observés pendant très longtemps du fait de son grand âge et non parce qu’il s’inscrit comme « moraliste ». De quatre-vingt dix neuf années à ob- server les hommes il dit avoir dû « marquer les caractères des uns et des autres » dont nous repro- duisons ci-dessous la liste :

De la dissimulation De la flatterie

De l’impertinent ou du diseur de riens De la rusticité

Du complaisant ou de l’envie de plaire De l’image d’un coquin

Du grand parleur Du débit de nouvelles

De l’effronterie causée par l’avarice De l’épargne sordide

De l’impudent ou de celui qui ne rougit de rien Du contre-temps De l’air empressé De la stupidité De la brutalité De la superstition

109 LA BRUYÈRE Jean (de), Les caractères ou les moeurs de ce siècle, suivies des Caractères de Théophraste, traduits du Grec. « Sur Théophraste », p.467

De l’esprit chagrin De la défiance D’un vilain homme D’un homme incommode De la sotte vanité De l’avarice De l’ostentation De l’orgueil

De la peur ou du défaut de courage Des grands d’une république D’une tardive instruction De la médisance

Du goût qu’on a pour les curieux Du gain sordide

Celui qui observe les hommes de sa propre société pour en représenter des caractères s’y inscrit de ce fait à une place particulière : La Bruyère en tant que moraliste, dont la place est celle de l’homme qui rappelle les autres à l’ordre. Théophraste quant à lui définit sa position par son seul grand âge : quatre-vingt dix neuf ans à vivre avec les hommes et les observer « semble [lui avoir fait] marquer les caractères des uns et des autres ». Il s’agit davantage de dire qu’il connaît les hommes, les « vertueux, comme ceux qui n’étoient connus que par leurs vices », mais il construit ses caractères davantage pour que « ceux qui viendront après » puissent, grâce à ces Caractères, savoir reconnaître les hommes et que cela leur serve dans leur propre expérience avec les autres hommes. Théophraste ne veut pas « reprocher » aux hommes leurs vices, mais plutôt éclairer le regard des hommes sur les hommes, acérer leur regard pour qu’ils puissent reconnaître et démêler ceux qui les entourent pour qu’ils sachent, en connaissance de cause, « avec qui lier commerce ». Les Caractères de Théophraste sont des catégories de « traits » de comportement qui permettent de réunir et de distinguer les hommes, et non comme chez la Bruyère des catégories de moeurs où s’illustre le vice. La Bruyère présente les caractères de Théophraste comme pointant « mille choses extérieures » : l’auteur nomme et de décrit des modèles reconnaissables, et définit ces modèles d’hommes par des comportements.

La stupidité est en nous une pesanteur d’esprit qui accompagne nos actions et nos discours. Un homme stupide, ayant lui-même calculé avec des jetons une certaine somme, demande à ceux qui le

regardent faire à quoi elle se monte. S’il est obligé de paraître dans un jour prescrit devant ses juges pour se défendre dans un procès que l’on lui fait, il l’oublie entièrement, et part pour la campagne.110

Chaque caractère est défini en une phrase, et suivi d’une description de scènes qui l’illustrent, alors que chez la Bruyère, on l’a vu, la « forme » des caractères varie, tantôt remarque courte et générale, tantôt portrait qui illustre le « vice » dans un domaine de la vie des hommes.

Redondance

Un homme qui querelle son valet en hiver pour ne lui avoir pas acheté de concombres peut être stupide sans pour autant s’endormir au spectacle, et ne se réveiller que longtemps après qu’il soit fini. Pourtant ces deux « scènes » sont intégrées dans le caractère « de la stupidité » et posées comme ce que fait un homme stupide. Chacun de ces exemples de la « stupidité en actes » com- porte une dimension d’illustration de ce que c’est qu’un homme stupide ; mais également, elles entraînent l’idée d’une unité, quelque part, invisible, et indivisible, parce qu’elle n’est pas structu- relle : chaque exemple n’a rien à voir, « structurellement », avec les autres, mais tous sont réunis sous une définition de la stupidité : « une pesanteur d’esprit qui accompagne nos actions et nos discours ».

Le caractère est, dans des emplois aussi différents qu’en font la Bruyère ou Théophraste, bâti sur la redondance. À la fois la redondance de ce qu’ils ont pu observer pour construire leurs caractères : divers comportements qui n’ont rien à voir les uns avec les autres mais qui « reviennent » chez les hommes ; mais également, ces deux productions de caractères ne visent pas une seule société, mais ce qui est « propre à l’homme ». La redondance de « traits » de caractères viennent imprimer les faces des hommes, tous les hommes qui se succèdent, même si ceux-ci prennent des formes diffé- rentes en fonction des époques et des lieux. D’un côté, des comportements différents sont attribués à un seul caractère parce qu’ils sont redondants chez les hommes ; de l’autre, les mêmes caractères sont attribués à « tous les hommes » et non pas à ceux d’une seule société.

110 « De la stupidité », Les caractères de la Bruyère, accompagnés des Caractères de Théophraste, du Discours à l’académie française, d’une notice sur La Bruyère. Paris, G. Charpentier éditeur, 1883. p.490