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Une société qui se donne à voir à elle-même représente ses objets communs, ce qui est du visible partagé, ce que tout le monde connaît et peut donc reconnaître. Représenter ces objets du commun, c’est, on l’a vu, représenter d’abord du visible partagé : cette représentation prend donc pour objet, dès l’abord, l’aspect, l’aspect foisonnant, mais redondant, de ce qui est au monde.

Repensons aux plantes faites formes dans les photographies de Karl Blossfeldt. Formes qui permet- tent de forger d’autres formes, d’autres objets : formes du monde visibles par le plus grand nombre,

objets communs du voir d’une société dont les membres sont habitués à voir et reconnaître des plantes. Les plantes sont faites objets communs du voir : formes du monde, au sein d’autres formes, un « horizon du voir » pour qui vit quelque part à quelque moment. Il ne s’agit pas seulement de formes « naturelles », qui ne seraient pas nées d’une main d’homme, mais de formes qui sont lar- gement visibles au sein d’une société. Comme on l’a vu avec les fers à chaussures d’Albert Renger- Patzsch, il peut s’agir d’objets produits en série, qui deviennent de ce fait d’utilisation courante pour les membres d’une société. Si un objet est fabriqué en série, c’est qu’il est commercialisé à l’échelle d’un grand nombre de consommateurs qui se trouvent dans un circuit de distribution par- ticulier - à hauteur d’une localité, d’une région, d’un pays - et donc largement connu, visible. Walker Evans, quelques décennies après Karl Blossfeldt, déjà bien ancré dans la photographie dite « documentaire », prend pour objet de représentation des « outils » : produits en série, uniquement fabriqués pour avoir une utilité, et vus dans la seule perspective de cette utilité. Il publie pour le magazine Fortune une série de photographies intitulée « Beauty of the common tool » (figure 9) : comme Renger-Patzsch, il s’agit de faire « signifier l’objet lui-même » : en très gros plan, sur un fond blanc. Voici un objet que nous connaissons tous, nous qui vivons en Amérique, et qui est ac- cessible à tous - en légende, le nom, l’endroit où l’objet a été fabriqué, et son prix en dollars, donc le prix pour les clients américains.

Le peuple américain défini par un objet : voici ce que vous pouvez acheter pour, 2,49 $, vous con- naissez tous la manière de vous en servir, vous en avez tous eu besoin pour bricoler chez vous - car vous habitez tous dans des maisons où se trouvent des installations qui méritent de « bricoler » et qui sont faisables même sans trop de connaissances en cette matière. D’ailleurs, la forme de la pince est construite pur une main d’homme, pour que toute main d’homme puisse la saisir : « Aside

from their functions - though they are exclusive wedded to function - each of these tools lure the eye to follow its curves and angles, and invites the hand to test its balance. »67

Figure 9 : « Beauties of the common tool », Walker Evans, Fortune, juillet 1955, p.103

Voici la forme qui nous réunit, en-dehors de toute considération de son utilisation, parce que c’est cet objet, reproduit à la même échelle, sur cette page et dans les usines, que nous voyons tous, ven- du dans les boutiques que nous fréquentons régulièrement, que nous utilisons et dont nous avons seulement besoin de la forme pour le reconnaître. Même si nous ne sommes pas bricoleurs, Walker Evans a bien montré en photographiant les façades des magasins des villes américaines, quel éven- tail d’objets différents y étaient proposés, dans les années 1930. Ces objets font partie du paysage : un individu qui vit dans une grande ville américaine, dans les années 1950, a déjà vu une pince en

métal, comme il a déjà vu des journaux, des boîtes de conserve, des buildings. Car le lecteur du magazine Fortune est plutôt urbain : mais même lui connaît la forme d’une pince en métal, comme le paysan qui plante du coton dans un village reculé.

Et justement, ce que tous les individus d’une communauté connaissent, utilisent, sans s’être concer- tés et sans même se connaître, fonde une unité, ces individus sont liés par ce commun. Un peu plus d’un demi-siècle plus tard, la beauté de l’objet du commun se fonde en démocratie de la consom- mation. L’entreprise néerlandaise d’origine suédoise Ikea, par exemple, spécialisée dans la vente de mobilier et d’objets de décoration, a intitulé en 2017 son catalogue « Le design démocratique pour tous les jours » (figure 10).

Objets communs dont le plus grand nombre des individus vivant en Occident au XXIème siècle se servent, parce qu’ils sont sédentaires, qu’ils habitent des maisons ou des immeubles qui consistent en des pièces, faites de murs, de plafonds et de sols qui sont ornés et décorés selon le goût, le rang et les finances de ceux qui occupent ces murs.

Le mot « design » articule une double signification : dessein et dessin, résultant d’une traduction au XVIIème siècle du terme italien disegno – du latin designare, « marquer d’un signe distinctif » – en « dessein », qui signifie à la fois l’idée et sa représentation. En France, c’est en 1750 que la dis- tinction est établie entre dessein et dessin. « Design » tel qu'on l'entend dans son acception de pro- jet dessiné utilisant des techniques innovantes pour une diffusion large, existe depuis l’Antiquité, mais est utilisé dans son acception moderne depuis le XVIIIème siècle, qui correspond aux idées de rationalisation, reproduction à bas coût/bon marché, interchangeabilité, motorisation/mécanique, coque/emballage, démontable/kit, et donc avec l’acception qui naît avec la révolution industrielle. À partir du XIXème siècle, le design revêt une dimension d’originalité qu’il n’avait pas auparavant : il désigne des créations originales qui sont vendus à une élite avide de nouveauté. Le design garde ainsi une dimension « élitiste ». Ikea précise que :

« Pour nous, un bon design, c’est la combinaison idéale entre forme, fonction, qualité, développement durable et prix bas. C’est ce que nous appelons le "design démocratique", car nous pensons que tout le monde mérite de bonnes solutions d’ameublement. »68

68 Définition du « design démocratique » sur le site web de la marque.

Intérieur feutré mais chaleureux, gris perle, une porte qui rappelle un appartement ancien mais pas vieillot, une desserte à roulettes que nous sommes plutôt habitués à voir dans des restaurants chics qui veulent rappeler une tradition « élégante » et élitiste qui permet au convive de choisir exacte- ment ce qu’il veut parmi trois étages de possibilités de fromages.

Figure 10 : Couverture du catalogue Ikea 2017 France.

Ce design va très bien à notre homme ordinaire : marquer d’un signe distinctif un objet, ce qui n’empêche pas de produire cet objet en différents exemplaires, même à très grande échelle. Ce que

fait Ikea, en proposant le même design à tous, car tout le monde peut se l’offrir, contrairement aux objets design habituels qui sont plutôt destinés à une partie aisée de la société car ils coûtent très cher.

Le « bon » design, ce n’est donc pas pour Ikea celui qui particularise, mais celui qui peut servir les besoins de tout le monde. La bonne manière de « marquer » un objet pour le distinguer, c’est de lui faire porter un élément qui est « applicable », portable par le plus grand nombre. Comme la pince de Walker Evans, le « commun » est construit comme un objet auquel tout le monde a accès : parce qu’il n’est pas cher, mais surtout parce qu’il est fabriqué pour une main d’homme. Transformer ce « commun » en « démocratie », surtout dans une représentation qui a pour objet de vendre les pro- duits d’une entreprise, à la différence de la photographie de pince de Walker Evans, c’est passer de l’objet commun largement partagé à la dimension de rapports de forces et de pouvoir que repré- sente le « style de vie » que des individus adoptent au sein d’une société et qui sont source de dis- tinction.

Il convient ici de distinguer entre les objets largement visibles au sein d’une communauté, qui réu- nissent un grand nombre de regards autour d’eux, et l’homme considéré comme un tel objet. Un homme inscrit au sein d’une communauté voit des objets que les autres voient également et qui constituent un commun du voir, un sensible partagé. L’homme lui-même peut être considéré comme une forme visible : un homme qui vit en communauté vit avec d’autres hommes et voit d’autres hommes. Représenter l’homme, comme objet largement visible sur lequel un regard com- mun peut être construit, c’est donc représenter une forme largement vue et donc largement recon- naissable.

Seulement, ce qu’il y a « en plus » dans cette forme plutôt que dans une autre, comme une plante par exemple, c’est que la forme visible de l’homme appelle chez celui qui le regarde une identifica- tion à lui-même : l’homme qui regarde une forme d’homme ne reconnaît pas seulement une forme qu’il a déjà vue, mais une forme qui lui rappelle sa forme propre. Il ne s’agit pas alors seulement de représenter un commun du voir mais un commun de l’homme dans lequel les hommes qui regar- dent reconnaissent non seulement une forme visible connue mais également une forme qui les ren- voie à eux-mêmes. Il s’agit donc, pour représenter l’homme, de représenter ce qui est commun à tous les hommes, dans le sens où ils le voient dans les autres et dans eux-mêmes.

Il y a une différence entre des représentations de ce que les individus voient en commun et les re- présentations de ce que les individus ont en commun eux-mêmes. Il y a donc un commun du voir, un visible partagé dans les objets dans les objets largement visibles et reconnaissables au sein d’une communauté d’hommes - comme des plantes, par exemple - mais également un commun de l’homme, plus spécifique, qui englobe le « commun » dans lequel un homme peut reconnaître ce qui le fait être homme au sein d’autres hommes. Cette dernière représentation réunit dans un objet ce qui fonde l’ « être-homme » en cherchant ce qu’il y a dans tous les hommes. L’attribut du « plus grand nombre » diffère du « rare » qui désigne ce qui est l’attribut d’un petit nombre, ce qui n’est pas largement partagé, distribué. La scansion entre le « commun » et le « rare » est polarisée : ce qui est rare est valorisé, élevé, et ce qui est commun est rendu médiocre, bas. Cette séparation se retrouve dans la représentation : représenter le commun, c’est représenter un symptôme, un aspect qui renvoie à l’appartenance au commun, alors que représenter la rareté est utiliser des signes iso- lés. Nous ne voulons pas rendre cette polarité systématiquement attachée à la représentation du commun : le commun peut être signifié en élévation, mais nous nous occupons ici du cas de la re- présentation du commun en bassesse.

Jacques Rancière reprend une distinction faite par Platon entre trois formes de pratiques esthétiques qui construisent des formes de visibilité au sein d’une société et qui disent le visible qui se consti- tue comme partagé au sein de cette société. D’abord, le théâtre, où la scène, « à la fois l’espace d’une activité publique et le lieu d’exhibition des « fantasmes », brouille le partage des identités, des activités et des espaces » ; puis l’écriture, qui ne fait pas de différence entre ceux qui la reçoi- vent quand elle circule. À ces deux formes « muettes », Platon en oppose une troisième, « la forme

chorégraphique de la communauté qui chante et danse sa propre unité »69. Ce sont trois manières « dont des pratiques de la parole et du corps proposent des figures de communauté ». Il y a les signes silencieux de la « représentation sur une surface plane » avec l’écriture, et deux manières dont des corps s’animent et se meuvent avec le théâtre, et « le mouvement authentique, le mouve- ment propre des corps communautaires »70.

Ces trois formes de « sensible partagé » par une communauté déterminent la manière dont cette communauté peut se structurer autour de formes : c’est la manière dont une communauté construit du « sensible » et se structure autour du partage de ce sensible. Dans cette distinction tripartite,

69 RANCIÈRE Jacques,

Le partage du sensible. Paris, La Fabrique éditions, 2000, p.15

70 RANCIÈRE Jacques,

Platon oppose la surface plane, bidimensionnelle de la page d’écriture, au souffle de la parole vi- vante, ce qui change la manière de la forme de s’inscrire au sein de la communauté.

Cependant, Jacques Rancière le note, les manières dont ces trois formes construisent du sensible pour la communauté changent selon les époques. La surface plane de la page d’écriture, par exemple, comme la peinture, se font tridimensionnelles à la Renaissance, pour « douer le « plat » de la parole ou du « tableau » d’une vie, d’une profondeur spécifique, comme manifestation d’une action, expression d’une intériorité ou transmission d’une signification ».

Il s’agit alors, en représentant, de mettre en signes la manière dont une société se voit elle-même. L’égalité de tous les sujets revient ici à l’égalité du référent à représenter, comme aspect, comme visibilité : si le regard de celui qui représente veut représenter en disant l’aspect des choses qu’il veut représenter, alors il n’établit pas de hiérarchie signifiante dans la représentation. Il représente non pas pour orienter le sens, non pas pour explicitement créer un effet signifiant, mais représenter l’aspect pour dire que cet aspect des choses est symptôme, symptôme de l’être-au-monde, vie des- tinée à mourir, instant auquel succèdera un autre instant, mais que la représentation dévie dans son devenir pour, justement, le fixer dans la représentation, et créer ainsi cette illusion d’éternité, de stabilité.

L’appartenance au commun est construite sur l’aspect, car c’est la chose la plus commune aux êtres qui sont au monde et rendus visibles les uns aux autres par leur aspect. L’aspect renvoie au com- mun partagé par lequel peut être créé de l’identique entre les êtres - une identité. Même si cet as- pect peut renvoyer à un être plus invisible, plus structurel et plus abstrait, c’est par l’aspect que celui-ci peut être approché. Représenter un objet, en faire un « produit fini » qui scelle l’aspect dans le moment dans lequel il est saisi, c’est, ainsi, rendre au symptôme toute sa dualité : figer une matière vouée à flétrir dans un moment rendu éternel. Mais c’est également enlever à la matière tout signifié et toute orientation signifiante définitive ou systématique. C’est enlever la signification morale à un objet vivant, comme le fait Karl Blossfeldt pour les fleurs et, plus largement, enlever toute nécessité de liaison entre une forme et un contenu, entre un signe et un signifié. Il s’agit de représenter l’aspect pour dire que les choses ne sont identifiées que par leur aspect fait signe. Ce- pendant, pour représenter ce qui « fait l’homme », ce qui identifie l’homme pour l’homme lui- même, il s’agirait alors de se départir de toute signification pour fonder la reconnaissance sur cet aspect qui est une manière d’ancrer les êtres et les choses dans le monde, et à plus forte raison les

hommes.

Si l’aspect fait symptôme renvoie au commun, et si le commun est signifié en bassesse, cela est également parce qu’envisager un élément qui est redondant chez le plus grand nombre des indivi- dus d’un groupe donné revient à envisager ce qui revient chez tous ces individus, et donc ce qui n’en distingue aucun en particulier.