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C’est par cette notion de « plus grand dénominateur commun » que nous nous permettons de faire un pont entre l’analyse de la critique de la parrêsia démocratique de Michel Foucault et la « bas- sesse du symptôme » de Georges Bataille.

Représenter le commun, c’est envisager de représenter un ensemble d’individus dans ce qui les rend identiques. L’objet même de la représentation du commun est donc de ne pas distinguer entre les individus qu’elle prend pour objet, mais de trouver un élément qui peut être dit identifier chacun et donc de pouvoir englober tous ces individus dans la même représentation. Il ne s’agit ainsi pas de faire de la représentation du commun la représentation d’une somme d’individus constituant ce commun mais de représenter ce que tous ces individus ont en commun.

Il y a plusieurs manières d’envisager et de représenter ce commun. Nous l’avons vu, des représen- tations du corps anatomique ou du fonctionnement physiologique du corps sont des éléments per- mettent d’identifier les hommes en tant qu’hommes constitués de la même manière, et donc iden- tiques de ce point de vue. Un ensemble d’individus est identifié par quelque chose qui les englobe- rait tous, dans le sens où la représentation d’un objet permettrait de dire, par cet objet, des individus qui partagent quelque chose de commun. Nous retrouvons l’idée de représentation organique déve- loppée dans l’introduction : la représentation d’un objet qui signifie son appartenance en le mar- quant de signes qui disent cette appartenance.

Ce qui nous interroge est la représentation d’un objet dit commun à un ensemble d’individus qui permettrait de représenter ces individus. Cet objet commun se fonde sur le lien qu’il construit entre le « plus grand nombre » des individus qui constituent un groupe. Cela revient à chercher ce qui lie tous les hommes, et ce qui ne distingue pas, et donc d’abord de choisir un élément « largement partagé ». Cet élément peut être le fait que tous les hommes ont besoin de manger, de dormir, de

boire, ou bien que tous les hommes ont un corps constitué d’une certaine manière, ou encore que tous les hommes ont connaissance de l’existence du soleil, des plantes, des arbres.

Les cercles concentriques peuvent se resserrer : tous les individus d’un groupe délimité, plus ou moins étendu, peuvent être représentés comme connaissant tous une certaine histoire, une certaine image, un certain langage, certains codes. Représenter l’homme tel qu’il cristallise et contient un élément qui serait commun à tous, et donc reconnaissable par tous, parce que tous ceux à qui cette représentation est adressée reconnaîtraient cet élément chez les autres et chez eux-mêmes. Il faut pour ce faire trouver ce qui rassemble tous les hommes, ce que tout homme a déjà vu, déjà fait, ce que tout homme peut dire connaître, et dire d’un autre homme qu’il le connaît aussi.

L’homme est représenté par ces signes du « plus grand dénominateur commun », des signes qui sont dits attribués à l’ensemble du groupe auquel cette représentation est destinée, et donc une re- présentation d’homme ne distingue pas entre les hommes d’un groupe donné. Dès lors, la représen- tation qui porte les signes de ce qui est considéré comme attribué au plus grand nombre renvoie à une représentation qui dit le commun du « voir ce qui est commun aux hommes ». Une telle repré- sentation devient alors métonymie de « ce qui est attribué au plus grand nombre », et donc méto- nymie du commun, opposée à la représentation de la rareté, dont l’objet est de signifier ce qui n’est pas largement partagé.

Ce « plus largement partagé » vise un élément qui permet d’identifier le plus grand nombre des individus d’un groupe parce que tous les individus pourraient être liés par cet élément. Et ces élé- ments ont été construits, nous l’avons vu, sur le corps d’homme, sur le fait d’avoir un corps d’homme, mais également sur le fait de vivre à un endroit donné et à un moment donné. Considérer un individu au sein d’un groupe d’hommes, c’est considérer toutes les déterminations qui font que les individus au sein de cette société vivent d’une certaine manière, ce qu’ils peuvent y faire, et ce qu’ils peuvent y voir et comment cela peut être fait marque d’identification. La représentation du corps est forgée au sein d’une société, y circule, et elle détermine l’appréhension des individus entre eux comme corps visibles qui constituent le visible partagé d’une communauté d’individus. Nous ne voyons pas pour cela de raison à distinguer représentation du corps d’un côté, et représen- tation du social d’un autre côté.

d’une société se voient les uns les autres. La lecture de ce corps nous a néanmoins paru détermi- nante comme premier objet sur lequel chercher des déterminations communes à tous les hommes. Elle nous permet de développer une certaine idée d’un commun aux hommes qui imprègne les représentations en fonctionnant selon ce principe : si la représentation se fonde sur un commun aux hommes, elle sera reconnue par tous les hommes puisque tous les hommes ont cet élément en eux et l’ont déjà vu chez les autres hommes qui le possèdent aussi.

Selon Jacques Rancière, c’est dans la littérature que se construit en premier cette indistinction des signes dans la représentation, que les images « nouvelles » - photographie, cinéma - reprendront plus tard. Ce ne sont pas des dispositifs techniques nouveaux qui érigent l’ordinaire en objet de représentation, mais ils accompagnent un mouvement de représentation de l’homme ordinaire qui avait commencé avec la littérature. Nous ne voulons pas dénier cela, et nous ne voulons pas voir des dispositifs techniques comme seuls déterminants d’un objet de représentation. Nous ne voulons pas non plus prendre pour objet de notre travail le même que Jacques Rancière. Cependant, ce que nous interrogeons, c’est comment peut se constituer cette mise en signes d’un objet comme repré- sentant un sensible partagé au sein d’une société, d’un commun de formes qui sont alors représen- tées comme signes égaux, indistincts quant à leur « valeur » dans la représentation. Il s’agit de re- présenter des formes comme telles, et, ainsi, de représenter ce qui est dit visible au sein d’une so- ciété, et partagé par tous les membres de cette société comme formes.

La représentation se fonde sur la reconnaissance des formes, sur le fait qu’elles soient partagées, et donc connues de tous. Il nous importe donc de savoir comment la mise en signes de ce commun peut s’opérer. L’objet de ce travail n’est donc pas un travail d’historien, comme le fait Jacques Rancière, qui consisterait à chercher où la représentation de l’homme ordinaire se construit, mais comment un voir commun peut être mis en signes dans des représentations qui disent un commun des hommes, de l’être-homme, de voir l’homme et de voir d’homme. Et il nous semble que cette manière de signifier le commun emprunte à une idée de « nature » de l’homme, de « pâte » com- mune, originaire. Il ne s’agit pas de dire que cela est vrai ou faux, mais de dire que cette idée nour- rit largement la construction qui est faite de la représentation de l’homme ordinaire.

Une telle idée de « fonds commun » imprègne les représentations qui sont faites des hommes pour dire ce qui les identifie comme semblables. Comme Karl Blossfeldt représente les plantes comme différents aspects, différentes métamorphoses d’une même pâte, représenter les individus comme

différentes variations d’un même fonds commun. Une forme est alors érigée comme pouvant porter différents signifiés, différentes places dans le regard de qui la regarde, mais dont aucune ne vient surplomber une autre. Les traités de botanique que nous avons analysons dans la deuxième partie présentent la forme de la plante, son aspect comme connaissance de la plante concernée, au même titre que ses vertus médicinales, les légendes que les hommes se racontent à son sujet, la nature du sol dans lequel elle pousse. Cela était dû au fait que le regard sur ces plantes voyait dans l’antiquité la forme des plantes comme déterminant leurs caractères, par analogie de forme. Dans le regard de Karl Blossfeldt, il ne s’agit pas de construire une connaissance des plantes par analogie de forme de ces plantes avec d’autres formes du monde, mais de représenter la forme comme aspect, porteur de signifiés multiples mais équivalents. C’est cela la « forme originaire de l’art » : que l’art est fondé, non pas sur la nature, mais sur la forme, la forme pouvant être porteuse de signifiés différents, dont aucun n’est plus « vrai » que l’autre, mais qui permet à la forme de circuler au sein d’une société qui lui construit un sens, qui fait signifier cette forme, et la fait vivre en la faisant signifier.

Il y a d’abord à saisir une visibilité dans la représentation et de la reconnaître comme ce qui est un sensible partagé au sein d’une société. Il s’agit de reconnaître une forme de sensible partagé, non par la signification qui lui est attribuée, mais par la forme que lui a donné celui qui l’a construite pour qu’elle soit reconnaissable. La représentation ne se fonde plus alors sur la signification qui la structure mais bien plutôt sur la reconnaissance des formes qui la construisent.

L’histoire savante a repris à son compte l’opposition lorsqu’elle a opposé à la vieille histoire des princes, des batailles et des traités, fondée sur la chronique des cours et des rapports diplomatiques, l’histoire des modes de vie des masses et des cycles de la vie matérielle, fondée sur la lecture et l’interprétation des « témoins muets ». L’apparition des masses sur la scène de l’histoire ou dans les « nouvelles » images, ce n’est pas d’abord le lien entre l’âge des masses et celui de la science et de la technique. C’est d’abord la logique esthétique d’un mode de visibilité qui, d’une part révoque les échelles de grandeur de la tradition représentative, d’autre part révoque le modèle oratoire de la pa- role au profit de la lecture des signes sur le corps des choses, des hommes et des sociétés.

C’est de cela que l’histoire savante hérite. Mais elle entend séparer la condition de son nouvel objet (la vie des anonymes) de son origine littéraire et de la politique de la littérature dans laquelle elle s’inscrit. Ce qu’elle laisse tomber - et que le cinéma et la photo reprennent -, c’est cette logique que laisse apparaître la tradition romanesque, de Balzac à Proust et au surréalisme, cette pensée du vrai dont Marx, Freud, Benjamin et la tradition de la « pensée critique » ont hérité : l’ordinaire devient beau comme trace du vrai. Et il devient trace du vrai si on l’arrache à son évidence pour en faire un hiéroglyphe, une figure mythologique ou fantasmagorique. Cette dimension fantasmagorique du vrai,

qui appartient au régime esthétique des arts, a joué un rôle essentiel dans la constitution du para- digme critique des sciences humaines et sociales.71

Bien sûr, la littérature a peut-être cristallisé dans des pages planes des sujets en les construisant comme aspects à feuilleter. Seulement, c’est parce que l’ethnologie, l’anthropologie, la physiolo- gie, l’anatomie, en se forgeant comme « sciences de l’homme » - dont l’objet est de produire une connaissance de l’homme comme ce qui serait « constitutif » de l’homme - ont cherché à détermi- ner ce qui était le commun aux hommes, ce qui pouvait être retrouvé chez tous les hommes, qu’a pu se constituer l’idée de représenter des formes d’hommes qui soient, après tout, différentes mé- tamorphoses d’une même pâte. Et c’est en même temps que la recherche de cette connaissance expérimentale et à visée générique que la littérature a donné forme à des individus qui ne signi- fiaient rien d’autre qu’eux-mêmes en tant que formes. Nous ne voulons pas ici dire que la littéra- ture était la première à le faire, ou bien qu’elle est à ce titre en concurrence avec les « sciences de l’homme ». « Le réel nourrit l’imaginaire qui nourrit le réel », et la « science de l’homme » a peut- être nourri l’anthropologie, ou les anthropologies, qui ont nourri la littérature, comme productions qui voulaient dire l’homme par ce que les hommes ont de commun entre eux.

Il est ainsi un moment où une représentation cherche à signifier le commun aux hommes, en disant le commun de leur corps, de leur comportement, de leur manière de vivre, et forge pour ce faire l’idée de « nature » humaine.

Balzac décrit ses personnages si minutieusement en empruntant à la physiognomonie qui se reven- dique elle-même comme « science des traits », et qui voulait, comme l’ethnologie et l’anthropologie, observer les hommes pour dire ce qui les constitue, ce qui les fait se ressembler, et donc ce qui les lie. Nous rapprochons ces disciplines et les avons interrogées dans le cadre de cette étude parce qu’elles nous paraissent, chacune, chercher un commun aux hommes, et cherchent à représenter quelque chose qui permette de les identifier par ce qu’ils partagent. La littérature elle aussi produit des formes de « commun ». Seulement, si l’homme ordinaire est représenté en littéra- ture, il vient d’autres endroits de représentation. C’est un ensemble de productions médiatiques qui se sont construites ensemble, en empruntant les unes aux autres, qui ont contribué à forger cette idée de commun partagé, et de « commun aux hommes » visible et représentable, cristallisé dans des formes alors qualifiées d’ « homme ordinaire ».

Nous n’avons pour cela pas seulement dressé une histoire des représentations de l’homme ordi- naire, mais de l’homme dans la manière dont il peut être représenté comme étant identifié par des éléments qui ne le distinguent pas en particulier parce qu’ils peuvent être attribués à d’autres hommes. La littérature en a été un lieu, mais pas seulement. Car dans la construction d’un « com- mun » aux hommes, il y a quelque chose du vivre, et de l’intérieur des hommes, mais également de ce corps qui permet aux hommes d’être au monde et de s’appréhender les uns les autres. Il ne s’agit pas seulement de fonder un modèle de corps qui soit commun aux hommes, mais d’envisager la représentation de l’homme comme d’une représentation de tous les hommes - et d’envisager que les « sciences de l’homme » se soient érigées sur ce principe.

L’idée est que ce qui construit le « voir l’homme ordinaire », c’est le fait de faire une distinction entre le haut et le bas, le meilleur et le moins bon, le beau et le laid, l’ordinaire et l’extraordinaire. Une représentation qui essaie d’orienter le regard au-delà de cette distinction serait celle qui montre l’aspect, parce que justement, lorsque le regard se contente de regarder ce qui l’entoure sans « trier », il voit tout comme aspect. Toute chose visible peut ainsi être considérée comme une forme qui peut être porteuse des signifiés que les regards viennent à y projeter.

La représentation d’un visible commun à une société et qui montre ce qui s’y passe, dans les es- paces communs de cette société, ne fait dans cette perspective pas de différence entre les objets à représenter. La représentation du « présent » en est une des possibilités, comme l’histoire peut en être, en tant que choix des objets « visibles » à représenter comme tels. Elle qualifie cette indiffé- rence d’impartialité :

L’impartialité, et avec elle toute l’historiographie vraie, est venue au monde quand Homère décida de chanter les actions des Troyens non moins que celle des Archéens, et d’exalter la gloire d’Hector non moins que la grandeur d’Achille. Cette impartialité homérique, à laquelle fait écho Hérodote, quand il tente d’empêcher « les grandes et étonnantes actions des Grecs et des Barbares de perdre leur juste tribut de gloire », est encore le plus haut type d’objectivité connu. Non seulement elle s’affranchit de la partialité et du chauvinisme qui, jusqu’à nos jours, caractérisent quasiment toute historiographie nationale, mais elle se désintéresse aussi de l’alternative de la gloire et de la défaite, dont les mo-

dernes ont cru qu’elle exprime le jugement « objectif » de l’histoire elle-même, et ne lui permet pas de marquer ce qui est digne de louange immortalisante.72

Et si cela était l’aspect, la pleine matérialité qu’ils sont d’abord au monde, représenté comme tel? Voir tout aspect de la matérialité d’un individu sensible aux autres comme ce qui constitue le commun aux hommes. Les éclairer, les saisir et les représenter de la même manière, comme as- pects. Alors, représenter l’homme revient à représenter tous les hommes, parce que, comme les plantes, ils ne sont faits que d’une même « pâte » et ne sont que métamorphoses, de l’un à l’autre. Et que l’aspect ne les saisit pas dans l’analogie des formes qu’ils prennent mais dans la seule maté- rialité qu’ils prennent lorsqu’ils sont au monde. Le même endroit au même moment, signifié comme tel, par un regard qui essaie de se départir de cette reconnaissance de « déjà-vu » dans le voir, et donc de catégorisation - ce processus de « rangement » du perceptible qui le rend ordinaire.