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Toujours le même regard

1. LE PLUS GRAND NOMBRE

Dans tes premiers dessins d’enfant quand tu commençais à crayonner, tu mettais à la forme humaine des bras à ta façon. Il en sortait de la tête, de la poitrine, de partout. Bras vers le haut, vers le large, bras pour t’étirer, pour te détendre, pour davantage t’étendre, t’étendre à l’aventure, bras de fortune sans savoir où déboucher, bras à tout hasard.

Pourtant tu les avais déjà vus, les hommes et les femmes, ces grands corps auxquels ne viennent jamais plus de deux bras. Il n’importait à toi. Tu mettais les bras à ton goût. Tu n’allais pas les compter.

Et auparavant plus jeune encore en ce monde, c’est tourner et faire tourner et répéter qui était ton plaisir ; tu lançais sans plan et sans recherches de tournantes lignes de façon qu’en sortent des tourbillons sans arrêt : âge de la perpétuation, tu en profitais sur place, en rond, sans te lasser, reprenant, reprenant, recommen- çant.

Solaire sans le savoir…

Le chimpanzé, comme toi, dès qu’on lui met une craie entre les doigts, tout entier alors adonné à ce que les adultes nomment gribouillis. D’approximatifs tourbillons il ne se lasse pas. C’est cela, qu’il a à faire, à dire, sans fin, sans arrêt, une fois qu’il l’a trouvé.

Quel naïf avait pensé que le chimpanzé allait dessiner un ou une chimpanzée?

Henri Michaux, Poteaux d’angle. Paris, Gallimard, 1981, p.63.

Le général et le plus grand nombre - Vie exemplaire - Représentations de l’exploit et de l’extraordinaire : la chanson de Roland - Importance - Immortalité - Le portrait du roi comme dispositif - Intérêt à représenter les hommes - Le plus grand nombre opposé à la rare- té - Les meilleurs et les mauvais - Le partage du sensible - Forme et aspect - Herbier - Jardin d’hiver - Botanique - Racines - Symptôme - Forme commune et forme du commun - Le plus grand dénominateur commun - Construire le commun par la lumière

La première partie qui débute ici, observe la construction du commun. La deuxième partie, plus tard, observera la fabrique des formes du commun. Quant à la troisième et dernière partie, elle décrit le besoin de commun autour de la notion de nationalité qui s’invente autour de l’homme ordinaire.

Nous abordons cette partie en suivant la notion abordée dans l’introduction d’ « élément commun » reconnaissable sur laquelle nous fondons la représentation de l’homme ordinaire. Cela crée une généricité : en identifiant l’objet de la représentation par un élément qui ne lui est pas attribué en propre, mais qui est considéré par celui qui représente comme commun aux hommes et reconnais- sable comme tel, l’homme représenté n’est donc pas individualisé, c’est l’homme comme les autres, et la représentation est celle du « plus grand nombre ». Nous avons pour cela dressé une brève histoire de la représentation de l’individuel et du « rare » qui correspond avec la représenta- tion de l’ « élevé », du « distingué » dans le sens de grandeur, d’héroïsme. Nous donnons pour cela une lecture du texte de Louis Marin qui articule la représentation du roi comme représentation du pouvoir et pouvoir de la représentation. Représenter, c’est orienter la capacité de représentation vers un objet plutôt qu’un autre, soit pour redoubler la présence de cet objet, soit pour le rendre à nouveau présent alors qu’il ne l’est plus. C’est dans les deux cas choisir de représenter un objet plutôt qu’un autre, dire qu’il est « plus important » de représenter un objet plutôt qu’un autre. No- tons, car le régime politique dans lequel naît toute représentation compte, que la représentation du roi se construit au sein d’un régime monarchique où le pouvoir de gouvernement des affaires de la cité est entre les mains d’une seule personne : c’est la représentation d’une place qui est unique au sein d’une société, et qui justifie que la représentation de celui qui occupe cette place prenne pour objet l’unique, l’individuel.

Au sein cependant d’une société dans laquelle le pouvoir de gérer les affaires de la cité appartient au peuple, donc à tous, dans une « culture de la démocratie »26, la représentation se fonde sur l’indifférence des sujets, dans le sens où toutes les voix peuvent être entendues, aucune voix n’est censée être plus entendue qu’une autre, n’est censée être « mieux » qu’une autre. Ce que nous vou- lons étudier dans cette partie, c’est que la représentation de ce « plus grand nombre » peut être si- gnifié en « bassesse » ou en « élévation », mais également en « indistinction » : ce serait, alors, une représentation qui n’a pas pour volonté de montrer les « bons » ou les « mauvais », mais qui prend le parti de tout montrer sans pour autant établir une hiérarchie ni fonder des « catégories », des places au sein d’une société.

Une représentation qui veut dire le « plus grand nombre » peut ne plus chercher à lier des individus par un élément qui leur serait commun mais par le seul fait de dire leur forme, leur matérialité, symptôme de leur « être-au-monde », « être-homme », qui ne dirait plus ce qu’il faut représenter, mais ce qui peut être représenté d’une société par un regard qui y circule. Comme des plantes : nous pouvons construire une représentation des plantes en leur attribuant des significations « hautes », « élevées », de grandeur, de beauté, d’amour, mais nous pouvons également, comme Georges Bataille, dénier tout cela, enlever les pétales, considérer les racines qui se nourrissent de fumier, leur donner toute une dimension de saleté et d’éphémère. Puis, comme Karl Blossfeldt, nous pouvons également essayer de les construire en pures formes, « formes originaires », en con- sidérant qu’elles ne sont que des formes autour desquelles nous construisons du sens, et considérer tous ces sens comme équivalents, gravitant autour de ces objets. Nous ne croyons pas au « neutre », ni à la « bonne », à la « juste » représentation, mais à la construction de représentations autour d’un objet dont se saisissent des regards et qui peuvent être partagés par d’autres regards. Ce qui nous interroge ici c’est l’apparence de réalité et de « vérité » que peuvent prendre des représentations qui se construisent sur cette indistinction et qui paraissent moins « engagées » que des représentations qui diraient la « bassesse » ou l’ « élévation ».

La plus grande préoccupation qui a mené ce travail n’a pas été d’interroger d’abord la banalité, l’ « ordinarité » de l’homme ordinaire. En envisageant d’abord l’ordinaire comme ce qui est « ran- gé », catégorisable, nous l’avons défini comme l’idée d’un élément commun identifiant des indivi-

26 WALZER Michael, Pluralisme et démocratie, Paris, éditions Esprit, 1997. Pour le politologue américain, la démocratie n'est pas seulement l'organisation d'une gouvernementalité, mais une cul- ture du pluralisme enracinée dans l'histoire du régime qui la fait évoluer.

dus. Si un individu est construit comme constitué d’un certain nombre d’organes, ou bien comme parlant une certaine langue, et est signifié et identifié par cela, alors il n’est pas distinguable des autres hommes qui sont considérés comme constitués du même nombre d’organes ou comme par- lant la même langue.

Cette partie se construit sur ces deux idées : d’abord, représenter l’homme « catégorisable » revient à en construire une représentation par un élément qui ne lui est pas propre car il ne permet pas d’identifier cet individu en particulier. C’est une représentation qui dit plusieurs individus dans un individu, et qui dit ainsi ce qui lie ces individus, ce qu’ils ont de commun. Cette idée de « plu- sieurs » comprise dans celle des « autres individus » s’oppose au signe qui individualise. Une telle représentation, qui dit d’autres dans un seul, peut être construite en « bassesse », en « médiocrité » de ce qui ne distingue pas, mais également en « élévation ». Cela est déterminé par le régime poli- tique dans lequel cette représentation est construite, et détermine la place du « plus grand nombre, à la fois dans la représentation, mais également en société.

L’individu qui est représenté par un signe qui permet de représenter d’autres individus est construit sur un signe de « plus grand nombre », qui s’oppose à un signe de rareté. C’est cela que nous vou- lons aborder en premier, cette « banalité » du commun qui ne distingue personne en particulier. Nous trouvons dans un cours de Michel Foucault au Collège de France une recherche sur le lien entre la scansion qui distingue le « plus grand nombre » et les « moins nombreux » avec la scansion entre « les moins bons » et « les meilleurs ». Nous lions cette réflexion à une histoire de la repré- sentation de l’ « individu rare » par la représentation individuelle et individualisante. Nous envisa- geons par là la représentation qui peut construire du « particulier » ou du « général » : alors, l’élément fait symptôme, fait signe d’identification, est attribué au seul « spécimen » représenté, ou bien renvoie à d’autres individus.

Dans le geste de représenter, est inclus le choix de l’objet à représenter, et c’est cela que nous vou- lons maintenant aborder. Le choix du sujet de la représentation dépend des circonstances dans les- quelles la représentation est construite : dans le fait de représenter un individu pour lui-même, il y a l’idée qu’il importe de représenter cet individu pour le représenter lui et non les autres. Représenter quelqu’un, représenter un individu par des éléments qui sont destinés à le viser lui, dans l’existence qu’il a menée, dans toute l’individualité et la singularité que cela comporte, est une démonstration de pouvoir : c’est dire qu’un individu « mérite » d’être représenté non dans ce qu’il a de commun

avec les autres hommes mais justement dans ce qui le distingue.

Ces représentations disent des « hommes importants », hommes « rares », en opposition aux « hommes moins importants » qui sont représentés dans le « commun » qu’ils sont dits partager avec d’autres hommes. Il importe alors d’étudier comment est représenté l’homme individuel au sein d’un groupe d’hommes, l’homme qui est représenté pour lui-même et non pour représenter les autres, et en quoi une telle représentation diffère ou s’oppose à celle d’un « commun aux hommes ».