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La représentation de ce que nous qualifions d’homme ordinaire s’appuie sur un élément qu’elle sait reconnaissable par celui à qui elle s’adresse, et elle renvoie ainsi à une forme, à une place et à un lien déjà connus, des catégories déjà constituées qui permettent d’identifier ce qui est alors qualifié de « visible » chez les hommes d’une société, pour ces mêmes hommes. C’est une représentation qui a pour objet d’être reconnue : l’attachement devient évidence à force de redondance, et c’est cette redondance qui rend cette représentation banale. Ce sens stable, bien ancré, est constitutif d’un terrain plat, assez ferme pour rassembler plusieurs regards qui voient une même forme atta- chée à un sens.

C’est une représentation qui donne forme et place à ceux-là mêmes à qui elle s’adresse, qui dit la manière dont ils s’identifient eux-mêmes. C’est une représentation politique, dans le sens où elle dit, elle affirme le visible au sein d’une société. C’est également une représentation qui prend pour objet celui à qui elle est adressée : son objet tend à ce que celui à qui elle s’adresse s’y reconnaisse lui-même, mais également qu’il reconnaisse, de la même manière, les autres hommes.

Un regard commun peut alors se constituer ; si la stabilité du sens charrie du banal car le lien ne change pas, il est également constitutif de quelque chose de stable, de rassurant : plusieurs regards peuvent se poser sur un même objet, lui donner un même sens, et ainsi, se réunir autour de ce sens partagé. Représenter l’homme ordinaire, c’est construire un commun du voir, et un commun du lien qui attache une forme à un sens. Le choix de notre corpus a d’abord suivi cette définition du « lien » entre une forme représentée et l’identification qui peut en être faite par la représentation. Sans identification, sans catégories dans lesquelles « ranger » les formes, pas d’homme ordinaire. Nous avons pour cela convoqué parmi les objets analysés des représentations de botanique, qui

qualifient une forme par analogie, avec les autres plantes, avec le monde, ou avec un système in- terne de fonctionnement. Cela dans l’idée que l’identification et la construction de catégories signi- fiantes des formes sensibles procèdent de conceptions très différentes, et que l’identification de l’homme et des hommes peut être considérée comme annexée sur ces représentations.

Ce travail s’articule d’abord sur cette idée de lien, largement vu, largement établi, au sein d’une société, créant ainsi un « sens commun » aux objets qui lui sont visibles. Un grand nombre de re- gards voient un individu attaché à une société, un élément du visible attaché à une place dans le monde. Représenter l’ordinaire tend à représenter l’ordinaire signifiant : représenter ce qui est vi- sible, et visible par plusieurs regards ; l’objet de la représentation est la reconnaissance du lien si- gnifiant de la forme à sa place signifiante au sein de cette communauté de regards. Ce dont il a été question en premier lieu dans la représentation de l’homme ordinaire, c’est donc cet acte de recon- naissance, et, par là même, la mise en signes de formes en vue de leur reconnaissance qui pourrait être une définition de l’identification. Il s’agit d’une place du visible au sein d’une société qui se construit un visible, mais plus largement de l’idée d’appartenance, d’attachement de ce visible à un groupe d’hommes qui construit et partage un voir.

Giorgio Agamben dans son ouvrage La Communauté qui vient : théorie de la singularité quelcon-

que va en ce sens :

« Le Quelconque dont il est ici question ne prend pas, en effet, la singularité dans son indifférence par rapport à une propriété commune (à un concept, par exemple : l’être rouge, français, musulman), mais seulement telle qu’elle est dans son être. La singularité abandonne ainsi le faux dilemme qui contraint la connaissance à choisir entre le caractère ineffable de l’individu et l’intelligibilité de l’universel. Car l’intelligible, selon la belle expression de Gersonide, n’est ni un universel ni un indi- vidu compris dans une série, mais « la singularité en tant que singularité quelconque ». Dans celle-ci l’être-quel est repris de son appartenance à telle ou telle propriété, qui l’identifie comme membre de tel ou tel ensemble, de telle ou telle classe (les rouges, les Français, les musulmans) – et il est repris non par rapport à une autre classe ou à la simple absence générique de toute appartenance, mais re- lativement à son être-tel, à l’appartenance même. Ainsi, l’être-tel, qui demeure constamment caché dans la condition d’appartenance (« il y a un x tel qu’il appartient à y ») et qui n’est aucunement un

prédicat réel, vient au jour de lui-même : la singularité exposée comme telle est quelconque, autre- ment dit aimable. »20

La représentation de l’ordinaire procède à notre sens d’abord et structurellement d’un processus d’identification : c’est un choix de formes de la part de celui qui représente, le choix d’une mise en signes de ces formes en vue de leur reconnaissance, et donc de l’attribution par celui à qui elles sont destinées du signifiant qui leur est habituellement attaché dans l’univers signifiant de celui qui représente et de celui qui regarde. Il s’agit de se demander comment signifier un objet pour qu’il soit reconnu, et quel est l’intérêt d’une telle représentation. Il ne s’agit pas que de représenter des objets largement visibles au sein d’une société, mais davantage, de prendre l’homme comme visibi- lité au sein d’une société, et comme visibilité régulièrement attachée à une signification, et donc à une place au sein de cette société.

Fernando Pessoa s’est posé la question, c’est le moins que l’on puisse dire, de la position et de l’identité de celui qui regarde, et, plus largement, de celui qui est un « individu » au milieu des autres, qui se pose la question d’être lui-même, d’être les autres, ou de n’être personne. Nous re- viendrons plus tard sur les idées qu’il développe à propos de la distinction qu’il nourrit entre l’homme ordinaire et l’homme supérieur, mais, à ce stade de notre travail, c’est ce passage d’un fragment de ses textes « personnels » rassemblés dans un recueil, Un singulier regard21, que nous

reproduisons :

Tout ce qui se passe dans un esprit humain s’est déjà passé, de façon différente mais analogue, dans tous les autres esprits humains. L’artiste qui souhaite exprimer un certain sentiment, par exemple, doit donc extraire de ce sentiment ce qu’il peut avoir de commun avec des sentiments analogues ex- primés par les autres, et non ce qu’il peut comporter de personnel, de particulier, donc de différent par rapport aux sentiments d’autrui.22

L’homme ordinaire est ce « personne » qui dit tous les autres. Et c’est justement du regard qui voit « tous ces autres » dans une représentation d’homme que nous voulons interroger. Où est celui qui

20 AGAMBEN Giorgio, La communauté qui vient : théorie de la singularité quelconque, traduit par

Marilène Raiola, Paris, Éditions du Seuil, 1990.

21 PESSOA Fernando, Un singulier regard, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2005 pour la traduction fran-

çaise [2003], p.135. L’éditeur indique que ce texte pourrait avoir été écrit en 1925.

22 PESSOA Fernando, Un singulier regard, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2005 pour la traduction fran- çaise [2003], p.135.

voit, et est-il le seul à voir ?

Michel de Certeau le dit également à propos de Freud dans le « contrat qu’il passe avec l’homme ordinaire » dans ses analyses sur la civilisation et la religion :

l’homme ordinaire rend au discours le service d’y figurer comme principe de totalisation et comme principe d’accréditation : il lui permet de dire « c’est vrai de tous » et « c’est la réalité de l’histoire ». Il y fonctionne à la manière du Dieu de jadis23.

La représentation de l’homme ordinaire résulte ainsi de deux « communs ». Le « commun aux hommes » d’abord, l’élément qui peut être considéré commun aux hommes et constitutif d’une catégorie dans laquelle ils peuvent tous être rangés, et ainsi, ne pas être distingués les uns des autres. Le « commun du voir » ensuite : un individu peut très bien se forger une perception de ce qui est commun à tous les hommes, mais être seul à voir cela, constituer un système de perception et de sens qu’il n’est pas le seul à connaître, à comprendre et à vivre. Pour que la représentation d’un élément commun aux hommes soit reconnue comme telle, il faut qu’elle soit reconnue, qu’elle s’ancre dans une manière de voir qui est déjà construite et partagée.

Nous l’avons vu avec la planche des « Jenny d’enfer » du collectif Exactitudes, mais nous pouvons plus largement le trouver dans un objet médiatique comme le magazine Voici dont l’objet est de représenter des individus individuellement reconnaissables au sein d’une société non pas en les montrant dans leur activité publique de représentation pour laquelle ils sont justement connus - stars de cinéma, de télévision, hommes politiques, entre autres - mais justement en les montrant dans leur « vie ordinaire » et en utilisant, pour ce faire, des signes que ceux à qui est adressée la représentation doivent pouvoir reconnaître. Cette reconnaissance vient de ce « milieu » où ces élé- ments sont catégorisables et donc reconnaissables parce que les individus y sont nécessairement confrontés, comme objets qui apparaissent dans l’horizon de cette société.

Le chapeau de l’article « Les stars font leurs courses » publié le 28 février 201524 sur le site web du magazine Voici présente le sujet ainsi :

23 DE CERTEAU Michel, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire. Paris, Gallimard, 1990, « Introduc- tion », p.16

24

« Les stars font leurs courses », publié sur voici.fr le 28 février 2015

Il n'y a pas que sur les tapis rouges d'Hollywood que les stars aiment se balader. De temps en temps, elles retrouvent aussi une vie normale pour aller… faire leurs courses!! Comme tout le monde en somme…

Figure 4, à gauche : « Dita Von Teese, en toute simplicité ! » Figure 5, à droite : « Hilary Duff au rayon vert »

Source : www.voici.fr

URL : https://www.voici.fr/news-people/photos-star/diapo-les-stars-font-leurs-courses-554641)

Comme tout le monde : aller au supermarché ne distingue pas les individus d’une société occiden- tale au XXIème siècle, car tous les individus, du moins le plus grand nombre, doit aller au super- marché pour s’approvisionner en nourriture, n’ayant aucun autre moyen de le faire, sauf peut-être d’habiter en campagne et d’être autonome, ce qui n’est pas le cas du plus grand nombre des indivi-

dus vivant dans un pays occidental au XXIème siècle.

Il s’agit donc, dans ces représentations, de signifier cette venue au supermarché comme une activité que « tout le monde » connaît et donc peut reconnaître lorsqu’elle est signifiée dans une représenta- tion : le caddie, les rayons de produits, les longues allées, les produits de grande consommation, le parking.

La « star » est reconnaissable par ses traits : il s’agit cependant, dans Voici, non pas de jouer le rôle d’acteur mais son propre rôle, qui est celui d’individu immergé dans la même société que ceux qui la reconnaisse, et qui partage les mêmes objets. La « vie normale » renvoie justement à cette vie partagée qui consiste pour un groupe d’hommes à être confrontés à des objets communs, comme le supermarché.

Variante : la star qui cuisine, la star qui reste chez elle, la star malade, la star qui prend de l’embonpoint, la star enceinte. Je prends ce dernier exemple « exprès » : c’est une mise en signes qui renvoie à du partagé entre des hommes. L’ordinaire, on l’a dit, est défini par rapport à un péri- mètre, un milieu définis. Il s’agit de se demander ce que partagent tous les hommes, ou le plus grand nombre, au sein d’un périmètre délimité. On le voit, il peut s’agir d’aller au supermarché comme de devenir parent. Détermination liée à sa société, détermination du corps, l’ordinaire cons- truit tout ce commun d’abord comme éléments propres à une société comme « voir » et « vivre » partagés et reconnaissables par celle-ci. Il ne s’agit pas seulement alors de définir la représentation de l’homme ordinaire seulement par son objet, mais justement d’interroger comment ce commun et cette reconnaissance entraine dans la représentation qui la construit. Reconnaître quelque chose d’un commun du vivre et de voir à une société, c’est toucher, par la représentation, à une recon- naissance entre ce que le destinataire des images est habitué à vivre et à voir lui-même, et à recon- naître dans une représentation : s’il reconnaît quelque chose de sa propre expérience dans la repré- sentation, il la qualifiera de « vraie » : lorsque la représentation est qualifiée de « vraie » c’est qu’elle touche à une reconnaissance.

La représentation des stars dans leur vie « normale » touche à cette reconnaissance : elle est cons- truite pour montrer la star en tant que star, reconnaissable par ses traits, mais en la signifiant dans des images qui ne sont pas travaillées comme celles dans lesquelles elle joue le rôle du personnage public pour lequel elle est connue, même si bien sûr l’image fonctionne si le personnage public va

de pair avec le personnage dit « hors représentation » et de « vraie vie », comme le développe Ed- gar Morin dans Les Stars : « le réel nourrit l’imaginaire qui nourrit le réel ».

Cette représentation de « vraie vie » de la star marche d’autant mieux que la représentation et le regard qui en construisent une représentation n’est pas celui du cinéma, ni de la télévision, ni d’aucun regard « institutionnel » de production professionnelle d’image, mais comme un « regard d’homme » qui voit de près. Car, avant même l’objet qui est construit comme ordinaire, maternité, supermarché, caddie ou chair flasque, c’est le fait de voir le monde à hauteur d’homme qui réunit d’abord les hommes.