• Aucun résultat trouvé

Dans l’idée de joujou à casser, l’objet à ouvrir est considéré comme des contours renfermant quelque chose qu’il s’agit de découvrir en l’ouvrant. Louis Van Delft dans sa Généalogie du re-

gard moraliste utilise la notion et la formule de « petit monde » auquel renvoient pour lui les repré-

sentations cosmographiques, anatomiques, et, enfin, moralistes qui sont apparues du XVIème au XVIIIème siècle. Le « petit monde » renvoie à une dialectique des contours : c’est tout ce qu’il y a « à l’intérieur », qui renverrait à la représentation cosmographique du monde à la Renaissance, puis à la représentation anatomique de l’homme comme « petit monde » à l’âge classique. Ce « petit monde » s’articule sur la représentation organique qui fait l’objet de ce premier chapitre et que nous avons définie comme une double extraction, d’une part, d’un objet dans les circonstances où il a été « pris », puis, extraction d’une représentation de l’observation.

Si, au XVIIème siècle, la notion de « petit monde » n’est pas loin de parvenir au terme de sa glorieuse course, elle n’est pourtant pas du tout en passe d’être vidée de sens, ni de survivre seulement à cette Renaissance si proche où elle fut encore à l’honneur. Bien au contraire, elle n’est en rien stérile, im- productive. L’époque à laquelle le « monde clos » s’estompe devant l’ « univers infini » (Alexandre Koyré) est aussi celle où l’idée de la métaphore du « petit monde » se révèlent le plus fécondes. Dans l’ordre de l’analyse psychologique et morale, en particulier, elles engendrent une « explication de la nature humaine », dirait Saint-Evremond, parmi les plus fines et modernes. À l’époque même où la notion est en train de se révéler inadéquate, non pertinente, elle jette pour ainsi dire ses derniers feux

et, mieux qu’avant, se montre opératoire. Non pas sur le plan scientifique, mais sur le plan « poé- tique » : dans plus d’un ordre du savoir, c’est un ferment, un catalyseur.

Au vrai, la notion constitue un creuset. En elle viennent se conjoindre, pour donner naissance, par leurs interférences et leur fusion, à une « nouvelle anthropologie » (William G. Moore), des courants, des concepts, des concepts tant anciens que nouveaux, qui appartiennent aux domaines de savoir les plus divers, mais qui, tous, trouvent dans l’image si parfaite du « monde » le plus efficace point d’ancrage, le plus commode point de convergence et le lieu le plus stimulant pour l’invention. L’on peut être déconcerté par la sorte de vogue que connaît la tournure « petit monde », précisément au temps où ce qu’elle connotait depuis de millénaires - abrégée réplique, compendium de l’univers - est en passe de « déraper » complètement d’avec la réalité reconnue par l’observation et l’expérience. Cela confirme seulement à quel point la pensée scientifique se nourrit - Bachelard l’a assez montré - d’images, voire de rêverie.94

C’est vers une signification presque considérée comme « produite » par l’objet lui-même que l’observateur se tourne et que l’identification de l’objet se construit : l’objet ne signifie rien d’autre que lui-même, le représenter consiste à ne représenter que ses contours, que la matérialité qui le définit aux yeux du reste du monde, en le coupant du reste du monde pour n’en recueillir que l’infinie substance signifiante qui lui est pleinement attribuée. D’où cela vient? Vraisemblablement, si ce n’est plus de la correspondance avec le reste du monde, alors au même moment où chaque objet devient lui-même un « petit monde », c’est en lui qu’il faut chercher les causes et détermina- tions de son existence.

À partir de la Renaissance, et en moins d’un siècle, les corps vivants « se débarrassent de leur couche d’analogies, de similitudes et de signes, pour apparaître dans la nudité des lignes et des surfaces que leur assigne la vue »95. La science de la nature n’est plus une devinette mais un dé- cryptage. Le signe n’est plus celui qui a été déposé par Dieu mais est construit par l’homme ; les choses vivantes sont des corps visibles que l’homme observe et essaie d’ordonner : « le chiffreur éventuel s’efface devant le déchiffreur »96. La représentation n’a plus pour objet les choses créées par Dieu mais ce que l’homme en voit et en construit.

94 VAN DELFT Louis, Les spectateurs de la vie. Généalogie du regard moraliste. Laval, Les Presses de l’Université Laval, coll. « Les collections de la République des Lettres », 2005. p.16

95 JACOB François,

La logique du vivant, Gallimard, coll. « Tel », 1970, p.37

96 JACOB François,

La représentation qui est faite des êtres vivants comme corps visibles repose sur la vue qu’en a l’observateur qui les regarde pour les représenter : et, comme tout observateur, il voit « à l’oeil nu » la surface des corps des êtres vivants, opaques, en trois dimensions. La connaissance ne se fonde plus sur Dieu, l’âme et le cosmos qui lient les choses entre elles mais sur ce que l’homme peut lier des phénomènes de la nature qu’il observe. Le monde n’est plus une « extériorité » reliée à une « intériorité » invisible et cosmique mais une scission entre intérieur et extérieur : « le débat se réduit à un dialogue entre l’homme et le monde extérieur »97. L’identification de toute forme de- vient une opération de reconnaissance des éléments qui sont construits comme identifiant cet objet : non plus marques « de correspondance » mais caractères « propres ». Identifier une forme, c’est chercher ce qui la marque. Nous lions ainsi ce processus - identifier, ranger - avec celui de marquer les objets - de les construire, de les signifier comme portant des marques qui disent ce qu’ils ont à l’intérieur et ce qui les détermine.

Impressions

Sur l’étymologie (charassein) et le sens originel du terme, il y a accord. « To engrave, lit-on chez Overbury, or make a deep impression. And for that cause, a letter is called a character. » Le carac- tère est avant tout un signe, une marque.98

Le caractère comme impression : marquer la matière, poser une grille de poinçons de lettres de plomb sur une feuille pour y imprimer le texte constitué de lettres typographiques ; mais égale- ment, laisser, d’une présence, d’une visibilité, imprimer quelque chose qui s’imprime dans la mé- moire et permet de se souvenir. Dans ses deux sens, le caractère est constitutif d’une représentation qui « se souvient » : le caractère est ce qui est attaché à un être, un objet comme ce qui laisse une

impression de cet objet.

Le terme de caractère dans les différentes acceptions qu’il a pu porter semble avoir à chaque fois entretenu un rapport presque violent avec celui qu’il touche, qu’il concerne : il a désigné dans une valeur concrète :

97 JACOB François,

La logique du vivant, Gallimard, coll. « Tel », 1970, p.37

98 VAN DELFT Louis, « Nature humaine et typographie : l'impression de caractères. », Littérature et an- thropologie : nature humaine et caractère à l'âge classique. p.26

« marque appliquée à un animal au fer rouge » (Ier s.), « marque d’un poids ou d’une monnaie » (IIIè s.), « signe de l’écriture » (fin IV-début Vè s.) et, chez les auteurs chrétiens, « marque sacramentelle du baptême » (saint Augustin). Le mot latin est emprunté au grec kharaktêr qui, à partir du sens propre de « graveur » (spécialement « graveur de monnaies »), a pris par métonymie le sens de « signe gravé, empreinte, marque » et développé les valeurs abstraites et psychologiques passées en latin. »99

Le fer rouge qui marque la peau en la brûlant, la monnaie dont la fabrication consiste à la frapper, le baptême qui immerge, lave le baptisé de tout ce qu’il a fait avant pour entrer dans une nouvelle vie. Ce sont des marques constitutives de la matière qu’elles touchent et déforment, ce qui est mar- qué n’est plus identique à ce qu’il était avant d’avoir été marqué. Le caractère est constitutif de ce qui porte ce caractère, parce qu’il est une partie, un élément constitutif saillant qui permet d’identifier ce qui le porte en entier. Le glissement « abstrait » tend donc à désigner une partie d’un être qui en devient une métonymie : le boeuf marqué du poinçon de son propriétaire n’est plus un boeuf mais du bétail qui appartient à quelqu’un. La monnaie n’est plus de l’or ou de l’argent d’un métal rare, mais une valeur. Le baptisé n’est plus un homme mais un chrétien.

Le terme est repris et utilisé dans différentes acceptions. Le « signe d’écriture » connaît une grande expansion avec l’invention de l’imprimerie, alors que le sens religieux du sacrement qui marque celui qui le reçoit désigne davantage la distinction entre les êtres qui procède d’une marque sur une matière plus spirituelle et moins visible qu’un corps.

« Parallèlement, le mot est repris du latin chrétien dans sa spécialisation « marque spirituelle et inef- façable qu’impriment les sacrements » (1389-1392). Il connaît une grande expansion au XVIIè s. lorsqu’il commence à désigner abstraitement le caractère distinctif d’une chose (1662, d’un senti- ment). Ce sens prépare des emplois spéciaux dans les sciences de la nature (1704, en botanique) puis en sciences humaines ».100

Un morceau d’une chose est isolé, et est attribué à cette chose comme lui étant propre, et donc comme la distinguant des autres choses avec lesquelles elle était considérée. On retrouve ici une partie de la définition que l’on a donnée de l’homme ordinaire : considérer un ensemble d’individus comme inscrits au sein de quelque chose qui les réunit, et de fonder cette unité de cet ensemble sur

99 REY Alain, Dictionnaire historique de la langue française, article « CARACTÈRE » 100 REY Alain, Dictionnaire historique de la langue française, article « CARACTÈRE »

des caractères qui sont partagés par tous. Seulement c’est aussi la question que se pose la botanique lorsqu’elle dit étudier les plantes, la biologie quand elle dit étudier les êtres vivants, les sciences humaines et sociales quand elles veulent étudier l’homme.

L’élément distinctif est une forme visible immédiatement saisissable, à portée de regard : c’est bien une impression dans le sens de marque dans la matière, c’est un relief qui apparaît à la surface des choses et considéré dans sa seule dimension de relief physique.

Ce qui se constitue avec les caractères en taxonomie botanique, c’est la fondation de la distinction entre les plantes, et en même temps de leur identification, sur l’unique socle de leur visibilité. Les plantes sont rassemblées en grappes, en bouquets, pour parler comme Joseph Pitton de Tournefort, en fonction de leurs ressemblances. La taxonomie botanique pendant l’âge classique a ainsi pour objet de classer les êtres en représentant la visibilité des êtres.

Alors que la physiologie de son côté a constitué son objet d’étude comme l’intérieur et l’invisibilité de la fonction, il convient d’aborder les représentations taxinomiques qui se développent de leur côté à la même époque en se fondant quant à elles sur les formes les plus visibles de la surface des objets vivants. Alors que la physiologie a pour objet d’établir un modèle « unique » - car générique - de corps, et donc de réunir les êtres vivants sous une représentation de ce corps qu’ils possèdent tous et qui fonctionne d’une certaine manière, la taxonomie, elle, a pour objet de classer les êtres selon les distinctions qu’elle peut établir entre eux.

La notion de caractère n’est cependant pas seulement utilisée en taxonomie botanique à l’âge clas- sique. Avant que Linné ne publie son Systema Naturae au XVIIIème siècle dans lequel il ne repré- sente pas seulement des plantes mais également des animaux et des hommes, et sur lequel nous reviendrons, les représentations des caractères de l’homme ne se revendiquaient pas d’une taxino- mie mais plutôt de deux manières de représenter les hommes qui sont apparues dans des ouvrages d’auteurs grecs dans l’antiquité : les Caractères de Théophraste d’une part, et les traités de physio- gnomonie d’autre part.

Il nous semble important d’interroger les différentes circulations de cette notion de « caractère » à une époque où les utilisations en sont si diverses, et surtout en gardant à l’esprit que le terme « ordinaire » vient du latin ordinarius, « rangé par ordre ». Classer les êtres devient un acte de mise

en ordre de toute cette visibilité des êtres qui se succèdent au fur et à mesure du temps et des lieux. Il s’agit de classer la forme des êtres, de chercher des caractères qui permettent de les réunir, entre êtres ressemblants, mais également de normer les caractères ainsi érigés en catégories de classe- ment.