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I.2. Langue oralisée russe

I.2.1. Étapes d’oralisation de la langue littéraire russe

I.2.1.2. Le Siècle d’Argent et le symbolisme

Ainsi, comme nous avons pu le voir dans le chapitre précédent, même dans la période la plus sévère du cloisonnement de la langue littéraire de la langue orale il y avait des écrivains qui n’hésitaient pas à dévier les codes littéraires en vigueur. Or, le vrai processus en vue de l’oralisation du récit a été entamé seulement au début du XXe siècle. En effet, les principaux artistes de cette renaissance dans la littérature russe ont largement contribué à la pénétration des éléments parlés à l’écrit. Leur apport dans le changement de statut de la forme orale non seulement dans la littérature, mais aussi dans la pensée linguistique et philosophique est considérable.

Ce que Dominique Maingueneau dit à propos de la littérature française de la même période peut être appliqué pour décrire l’état d’esprit du milieu littéraire en Russie. Ainsi, le linguiste observe que « l’esthétique post-romantique a disqualifié à la fois la littérature

1 I. A. Il’in, « O t’me i prosvetlenii. Kniga xudo*estvennoj kritiki. Bunin-Remizov- )mel'v », op. cit., p. 356. 2 Ibid., p. 349.

de genre et les codes spécifiques littéraires »1. Les écrivains du début du XXe siècle, qui refusaient l’idée même de l’existence d’une langue littéraire codifiée et en décollage avec l’oral, ont tout fait pour personnaliser leurs créations. Dès lors, « chacun définit souverainement par son style ce qui est littérature dans une langue »2. Par ailleurs, « l’affirmation de la primauté de l’oral, le refus de toute contamination du descriptif par le prescriptif impliquent la mise à l’écart d’un usage littéraire qui donne une vision déformée de la réalité du système linguistique, de la " langue vivante " »3. Les écrivains ont donc cette volonté de rattacher la langue littéraire à une attitude spontanée du sujet parlant qui associe « le "moi profond" (Proust) de l'écrivain et sa langue »4.

La quête de cette nouvelle voie se traduit par l’apparition d’un grand nombre de courants, des pensées et des doctrines diverses, tout cela accompagné d’un sentiment optimiste, de foi en l’avenir. La grande majorité de la population russe était prête à abdiquer toutes les anciennes valeurs, car elle croyait fermement en l’avènement de nouvelles. Par ailleurs, « la représentation de personnages et de situations populaires, au début du XXe siècle, devient non seulement légitime, mais nécessaire à qui prétend tenir un discours peu universalisable sur l’homme et la société »5.

Nous pouvons ainsi définir les conditions du développement de la langue oralisée russe:

1) la présence d’une certaine base sociale, c’est-à-dire d’un cercle assez large de personnes pour qui l’utilisation du discours littéraire est devenue quelque chose d’habituel et de constant ;

2) une assez nette différenciation stylistique et fonctionnelle à l’intérieur de la langue littéraire, sans quoi l’isolement et la spécialisation fonctionnelle de la langue parlée seraient impossibles ;

3) l’apparition d’une norme relativement stable du discours oral littéraire basée sur un certain usage.

1 D. Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d'énonciation, op. cit., p. 154. 2

Id. 3

Id. 4 Id.

Ainsi, toutes ces conditions ont été réunies à la charnière des deux siècles où les spécificités du processus littéraire consistaient dans le croisement des paradigmes artistiques comme le réalisme et le modernisme.

La fin du XIXe et le début du XXe siècle correspondent à la renaissance et à l’épanouissement général de la culture russe, connu sous le nom de Siècle d’Argent.1 Dans l’introduction des actes du colloque international organisé à Lyon, Jean-Claude Lanne affirme que toute la production des acteurs de cette période peut être décrite par le préfixe « re » à valeur méliorative qui véhicule l’idée générale du retour vers les valeurs anciennes. Dès lors, pour ce spécialiste renommé, cette période culturelle russe relativement courte doit être perçue comme « retour vers le passé et redécouverte de ses valeurs esthétiques, relecture créatrice des œuvres posées comme paradigmatiques, réactivation du principe intérieur dans l’art verbal, réminiscence et remémoration comme conditions intangibles de l’invention, intense réflexité au cœur même de l’acte poétique [...] »2.

1 Une autre traduction de l’expression russe « Serebrjanyj vek » est «l'Âge d'Argent». Il s'avère que l'auteur du terme « Siècle d'Argent » n'a pas été encore identifié avec certitude. Beaucoup de spécialistes lient l'apparition de ce terme au philosophe russe Nikolaj Berdjaev. Pourtant, à ce jour, ce lien n’est avéré par aucun document historique. D'autant plus qu’un autre poète du Siècle d'Argent, N. A. Ocup, a toujours prétendu être le véritable auteur du terme. Comme preuve, il cite intégralement son article publié en 1933 dans la revue "isla dont il était rédacteur en chef. Or, certains critiques littéraires russes considèrent N. A. Ocup comme un poète assez « médiocre » et refusent de ce fait de croire en sa paternité de la notion. L'ouvrage Cultural Mythologies of Russian Modernism: From the Golden Age to the Silver Age1 dont les auteurs ont essayé de retracer l'apparition et l'origine du terme laisse la question ouverte. (R. Hughes, B. Gasparov, I. Paperno, Cultural Mythologies of Russian Modernism: From the Golden Age to the Silver Age, Berkeley-Los Angeles-Oxford: University of California Press, 1992). En effet, un des auteurs de l'ouvrage, Boris Gasparov, dans sa quête de l’auteur du terme, est partagé entre Anna Axmatova, Sergej Makovskij ou Nikolaj Berdjaev. Il note que la paternité est difficile à établir car l'expression « l'Âge d'Argent » était surtout employée oralement au début du XXe siècle et ce n'est que beaucoup plus tard qu’elle a connu un large emploi. Aussi le terme a-t-il commencé à être largement employé par les critiques littéraires surtout à partir des années 1960. Tout cela grâce à la publication du deuxième volume des souvenirs Sur le Parnasse du

Siècle d’Argent (Na parnase Serebrjanogo veka) de Sergej Makovskij, poète et critique littéraire vivant en

émigration en France. Dans son ouvrage Fallacy Of Silver Age in Twentieth-Century. Russian Literature Omry Ronen émet l'hypothèse selon laquelle l'auteur du terme n'était pas N. A. Berdjaev mais R. V. Ivanov-Razumnik, critique littéraire et publiciste, ami des plus grands poètes et écrivains du Siècle d'Argent. Par ailleurs, Omry Ronen évoque les noms d'A. A. Axmatova et D. P. Svjatopolk-Mirskij en tant qu'auteurs probables de l'expression « Siècle d'Argent » (O. Ronen, Fallacy Of Silver Age in Twentieth-Century.

Russian Literature, vol. 1, Amsterdam, Harwood Academic Publichers, 1997 ). Quant aux frontières

temporelles de cette période, elles restent ouvertes. Nous pensons qu'il n'est pas judicieux de donner les limites temporelles précises en parlant du Siècle d'Argent, comme nous pouvons le voir dans certains travaux. Il est difficile surtout de déterminer la fin de la période. En effet, le Siècle d'Argent ne s'est pas terminé avec la Révolution d'Octobre de 1917. Certes, les mouvements artistiques et littéraires ont été profondément affectés, un grand nombre d'artistes ont émigré à l'étranger, mais ces mouvements n'ont pas cessé d'exister pour autant. C'est pour cette raison que dans notre ouvrage nous préférons garder un certain flou, concernant la délimitation temporelle de la période en question.

2

J.-C. Lanne, « Présentation », L'Âge d'argent dans la culture russe, Modernités russes 7, Lyon, Centre d'Études Slaves André Lirondelle, 2007, p. IX.

Tout cela nous amène à dire que la culture du Siècle d'Argent est un phénomène extraordinaire et complexe, avec de multiples facettes. Nous avons souligné à plusieurs reprises le contraste que l'on pouvait observer dans les humeurs des artistes du Siècle d'Argent. En effet, les différentes expressions de l'esprit utopique, l'individualisme nietzschéen, la conception de l'art comme outil de salut ou encore une attitude de désengagement social coexistaient avec la joie de l'existence et des élans vers quelque chose de supérieur.

La grande majorité des poètes et des écrivains du Siècle d’Argent ne restaient pas indifférents à tous les événements sociopolitiques de leur époque, même s’ils n’y étaient pas toujours impliqués. Plus que jamais, à cette époque de crise politique et sociale en Russie, les écrivains russes se sentent responsables devant leur public. Ils se donnent pour objectif d’œuvrer pour l’émancipation du peuple russe. La culture des belles-lettres, lors des changements d’époque, joue toujours un rôle de miroir, de reflet d’une conception du monde, de modèle culturel. C’est pourquoi elle reflète tous les phénomènes qui se produisent dans la culture en général. Tout le monde était conscient de l’importance et de l’impact des changements au sein de la société russe. Chacun de ces mouvements littéraires reposait sur une conception du monde social ou du groupe qui a imprimé sa marque sur les thèmes, les contenus, le choix des milieux, les caractères des personnages, etc. De ce fait, les créateurs littéraires de cette période avaient pour but de trouver de nouvelles méthodes afin de transmettre la complexité de l’époque car « tout l’art essaye d’être l’expression de la perception du monde de son siècle »1.

Le renouveau radical qui touche conjointement tous les domaines artistiques à partir de la fin du XIXe siècle se développe surtout dans la littérature avec l’arrivée du mouvement connu sous le nom de symbolisme. Selon l’affirmation de Serge Rolet, « c’est la révolte symboliste qui inaugure l’Âge d’argent »2.

En Russie, le symbolisme russe fait son apparition à la lisière des deux siècles et reste « la principale école poétique du XXe siècle »3. Il nous semble qu’Andrej Belyj a su

1 O. Val’cel’, Impressionizm i èkspressionizm v sovremennoj Germanii (1890-1920), traduit de l’allemand par O. M. Kotel’nikova, Petrograd, Akademia, 1922.

2 S. Rolet, «L'Âge d'argent et ses repoussoirs», L'Âge d'argent dans la culture russe, Modernités russes 7, Lyon, Centre d'Études Slaves André Lirondelle, 2007, p. 48.

3

C. Depretto, «Quelques traits spécifiques du symbolisme russe», Cahiers du monde russe, 45/3-4, p. 579, URL : http://monderusse.revues.org/docannexe4238.html .

donner une caractérisation exacte de ce courant :

Les symbolistes ne sont ni pour ni contre le réalisme, le naturalisme, le classicisme, etc. ; ils sont contre les procédés d’école quand ils prétendent au monopole ; ils sont pour quand ces procédés prennent conscience d’eux-mêmes comme des projections de la réalité qui a des faces beaucoup plus nombreuses que ne le pensent les naturalistes, les romantiques, les passéistes et les symbolistes dogmatiques.1

L'art des symbolistes se voulait résolument nouveau, fondé sur le changement et en réaction à la réalité. Chacun des artistes symbolistes choisissait son propre moyen, son propre « remède » contre une réalité grise et angoissante à l'aube du XXe siècle. L'artiste symboliste servait d'intermédiaire entre le monde réel et peu sensible et le monde irréel et sensible à l’extrême. L'objectif de l'artiste du présent courant était également de déchiffrer les symboles des événements du passé et du présent et de les transposer pour l'avenir. Nous pouvons identifier cette tendance dans les motifs principaux des artistes symbolistes.

Le rôle des symbolistes dans la littérature russe est indéniable : ils ont su donner un nouveau souffle à celle-ci, qui avait besoin d’un renouvellement profond. Les symbolistes réagissent contre le relâchement de la forme, notamment chez les écrivains réalistes et naturalistes. Enfin, le point qui nous intéresse plus particulièrement dans ce mouvement, c’est leur envie de forger un nouveau langage en passant par la syntaxe aussi bien que par le vocabulaire. Les poètes symbolistes accordaient beaucoup plus d’importance à la sonorité et à la forme tandis que le contenu de l’œuvre passait au second plan. La musicalité des vers devient un des premiers critères d’une œuvre réussie, car les poètes de ce courant littéraires étaient partisans de la philosophie d’Arthur Schopenhauer. Dans son ouvrage Le Monde comme volonté et comme représentation (1819), le philosophe allemand souligne la place primordiale de la musique dans les arts ; la musique a en effet le privilège d’être l’expression quasi-immédiate de la Volonté.

Ainsi, dans le symbolisme, la musique a pour vocation de représenter électivement la vie de notre âme, tout ce qui ne peut être exprimé par les mots. Par ailleurs, chez les symbolistes, le mot devient la pierre angulaire d’une œuvre littéraire, « l’instrument sacré

1 A. Belyj, Entre deux révolutions, M., 1990, p. 189 cité d'après C. Frioux, «Surchauffe moscovite : l'ivresse polémique», in Andréi Biély. Le collecteur d'espaces. Notes, mémoires, correspondances, trad. de C. Frioux, P., La Quinzaine littéraire, La Défense, 2000, p. 71.

de la connaissance »1.

Dans les œuvres des poètes et des écrivains du Siècle d’Argent le mot joue un rôle important. Il est vrai que chaque courant littéraire à une époque donnée a sa propre perception du mot, mais à l’aube du XXe siècle le mot devient non seulement plus important, mais aussi polyvalent. Désormais le mot est non seulement un outil de transposition matérielle de la pensée de l’auteur, mais il véhicule des idées religieuses et philosophiques. Sous l’influence des doctrines philosophiques populaires à cette époque, les écrivains attribuent au mot une force mystique et énergétique. Le mot est enveloppé d’une aura de mystère et les poètes et les écrivains de certaines écoles littéraires (le symbolisme, l’acméisme, le futurisme, le modernisme) se fixent pour objectif de dévoiler le mystère des mots. Le mot et, par conséquent, toute l’œuvre prennent un caractère sacré. Or, cette sacralisation est parfois poussée trop loin car, à force, les ouvrages des symbolistes se coupent du monde réel et matériel.

On peut évoquer l’existence de deux tendances opposées dans l’emploi de différents niveaux langagiers. Les uns, principalement les représentants de la littérature élitiste, se prononçaient pour l’emploi du niveau supérieur de la langue dans les œuvres littéraires. Or, il ne s’agissait pas de la renaissance du classicisme, mais plutôt de l’invention d’un langage nouveau, créatif, qui ne serait pas accessible à tout le monde. Les partisans de ce point de vue rejetaient les clichés en voyant en eux les rappels de l’ancien régime. Les autres cherchaient leur inspiration et leurs sources dans la langue populaire, voire dans la langue de l’ancienne époque en affirmant que, d’un côté, il serait déraisonnable de rejeter l’expérience culturelle acquise lors de nombreux siècles et que, de l’autre côté, la langue populaire et folklorique était remarquable par sa richesse et son énergie spirituelle. Ce qui se résumait à employer des moyens anciens pour produire du neuf.

Dans les deux cas, les poètes et les écrivains se voulaient novateurs, d’où un grand nombre d’exemples d’œuvres littéraires à caractère expérimental. Les expériences langagières rappelaient fortement les expériences relevant du domaine des sciences naturelles. On mélangeait des mots de différents styles, on créait des néologismes, on donnait à des mots « traditionnels » un nouveau sens ou une nouvelle nuance symboliques. Les auteurs étaient en quête d’une nouvelle formule magique qui leur permettrait de changer à jamais le monde littéraire.