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Aperçu historique de l’étude de la langue parlée

I.1. Le parler dans tous les états

I.1.1. Cadre théorique

I.1.1.1. Aperçu historique de l’étude de la langue parlée

La forme écrite de la langue attire l’attention des philosophes, des linguistes et d’autres scientifiques depuis beaucoup plus longtemps que la forme parlée ; par conséquent, les travaux sur ce sujet sont extrêmement nombreux, à la fois du point de vue descriptif et du point de vue analytique. On y trouve des études profondes et détaillées de la langue écrite.

Cependant, depuis le début du XXe siècle, les linguistes se sont donné pour l’objectif de démontrer la primauté de la langue parlée sur la langue écrite. Les données recueillies grâce à de nouvelles méthodes et de nouvelles technologies ont révélé que les productions orales reflétaient mieux la structure d’une langue et la mentalité de ses porteurs. La forme

parlée de la langue est beaucoup moins étudiée que la forme écrite1 même si ces dernières décennies les linguistes s’attachent plus souvent à l’analyse de la langue parlée qu’il y a encore un siècle. Selon le témoignage de David Crystal, il y a peu, les règles grammaticales se fondaient encore uniquement sur les textes écrits alors que la langue parlée était considérée comme forme dépourvue de règle.2 Claire Blanche-Benveniste estime que « de nombreux préjugés pèsent sur la langue parlée ». Par conséquent, les éléments de la langue parlée « n’apparaissent dans les ouvrages de référence, la plupart du temps, que comme des curiosités marginales dignes d’un petit musée des horreurs de la langue »3.

Les grammairiens avaient la tendance à penser que la langue parlée dépendait de la langue écrite et par conséquent elle lui était inférieure. Or, aujourd’hui la langue parlée est devenue un thème de réflexion, à parts égales avec la langue écrite ; ce dont on peut conclure que la forme parlée de la langue n’est plus dévalorisée par rapport au modèle normatif de l’écrit aux yeux des linguistes. Plus encore, la linguistique moderne insiste sur la primauté de la forme orale dans la mesure où l’écriture n’est qu’une transcription de la parole, la substance beaucoup plus ancienne que l’écriture. Il a été prouvé en effet que la langue parlée est beaucoup plus ancienne que la forme écrite et par conséquent, tous les systèmes écrits sont dérivés des systèmes oraux.4 John Lyons, linguiste britannique renommé, met en exergue le système plus complexe de la langue parlée par rapport à la forme écrite et souligne que « tous les systèmes d’écriture sont manifestement fondés sur des unités de la langue parlée »5.

Aucun système d’écriture ne représente toutes les variations significatives de ton et d’accent que présentent les énoncés de la langue parlée ; et les conventions de ponctuation, [...], constituent tout au plus des moyens indirects et imparfaits pour combler cette lacune. En outre, dans les situations-types de la langue écrite, il n'y a pas de communication directe entre l'auteur et le lecteur; il est donc nécessaire d'exprimer par des mots ce qui peut être communiqué par les gestes et les expressions visuelles, qui accompagnent nos paroles. Ces différences, qui séparent

1 F. Gadet cite dans l’introduction de sa monographie Le Français ordinaire la question d’A. Culioli lors d’un colloque : « Pourquoi le français parlé est-il si peu étudié ? » (Cf. F. Gadet, Le Français ordinaire, P., Arman Colin, 1989, introduction).

2 D. Crystal, « Written and spoken language », in The Cambridge Encyclopedia of Language, Cambridge University press, 1995, p. 178.

3 C. Blanche-Benveniste, « La Langue parlée », op. cit., p. 317. 4 Cf. D. Crystal, op. cit., p. 178.

5

J. Lyons, Linguistique générale. Introduction à la linguistique théorique, trad. par F. Dubois-Charlier et D. Robinson, P., Larousse, 1970, p. 33.

invariablement la langue parlée et la langue écrite, font que la seconde ne peut être considérée comme la simple transposition de la parole en un autre moyen d'expression.1

Regardons maintenant de plus près les étapes de l’étude de la langue parlée dans la linguistique moderne.

Le début de l’étude de la langue parlée est associé traditionnellement au nom de Ferdinand de Saussure. Dans son Cours de linguistique générale, il définit certains concepts fondamentaux de la linguistique moderne en développant entre autres les critères de différenciation entre le langage et la parole. Or si F. de Saussure s’est plutôt focalisé sur l’étude de la parole, son élève, Charles Bally choisit de changer d’axe de recherche. C’est à lui que nous devons les premières analyses profondes de la forme orale de la langue. Il estime que la portée de la langue parlée est beaucoup plus grande que la valeur de la forme écrite, seule la langue parlée est capable de véhiculer la musicalité des structures grammaticales. Dans ses travaux, Bally donne sa préférence à l’étude de l’oral en se démarquant ainsi de la théorie de Saussure. C’est lui qui introduit en linguistique le terme de langue parlée.2,3 D’ailleurs, il tient à préciser ce qu’il comprend par cette notion :

Tout d'abord, on confond trop souvent langue parlée et langue familière, populaire, argotique ; l’argot est, comme la langue littéraire, décentré. Nous prenons le terme de langue parlée dans un sens purement fonctionnel, voulant dire par là que dans une foule de cas, un Français, surtout le Français moyen, emploie, la plume à la main, des formes linguistiques qu’il ne peut pas, avec la meilleure volonté, introduire dans son parler…4

La forme parlée spontanée est opposée à la langue littéraire artificiellement créée. Cette dernière est « un résidu, une résultante de tous les styles accumulés à travers les générations successives, l’ensemble des éléments digérés par la communauté linguistique,

1 Ibid., p. 34.

2 Ch. Bally, Linguistique générale et linguistique française, Berne, 1950, p. 24.

3 Le linguiste suisse se prononce contre une étude exclusive de l’écrit en linguistique générale et exprime son regret de la mise à l’écart de l’oral: « Rien ne fausse davantage la recherche que l’étude exclusive des formes matérielles et perceptibles du discours : conséquence de l’attention trop grande accordée aux textes écrits. [...] La linguistique historique, obligée, par son objet même, de se fonder sur les textes, nous a fâcheusement habitués à négliger les formes vivantes que nous avons la bonne fortune de trouver dans leur fraîcheur et leur spontanéité, au sein des langues actuelles». (Ch. Bally, Linguistique générale et linguistique

française, op. cit., pp. 23-24).

et qui font partie du fonds commun tout en restant distincts de la langue spontanée »1. Dès lors, le linguiste genevois pose sa vision du couple oral/écrit : la langue parlée représente le présent et le futur alors que la langue littéraire est un vestige du passé et elle est « naturellement archaïsante ». Par ailleurs, le clivage entre le parler et l’écrit réside dans le fait que la langue littéraire se révèle beaucoup plus marquée socialement que l’oral. La description que donne Bally de la langue littéraire prive cette dernière de son immunité et dévalorise les codes de la grammaire prescriptive.

Par ailleurs, les recherches de Marcel Jousse à partir de l'étude des milieux d'oralité ont contribué à une redécouverte de la physique de la forme orale de la langue au début du XXe siècle. Le linguiste français s’attache surtout à l’étude des schèmes rythmiques du style oral et des compositeurs oraux. Il arrive à la conclusion que le système linguistique d’une langue « développe inconsciemment quelques centaines de variétés de ces schèmes rythmiques souples et vivants qui, automatiquement, deviennent les Schèmes rythmiques types »2. Il continue sa pensée en affirmant que ces schémas viennent par la suite à s’intégrer dans le style oral instinctif et mnémonique « dont l'ensemble vénéré et sacré constitue la véritable Science, nécessairement concrète et sincèrement religieuse, de nombreuses sociétés humaines non encore dissociées »3.

Les années 1960 sont très importantes pour l’étude de l’oral. C’est l’ouvrage de l’Américain William Labov La Stratification sociale de l’anglais à New York (The Social

Stratification of English in New York City) qui donne une nouvelle impulsion à l’étude de

la langue parlée en linguistique. Publié en 1966, cet ouvrage devient le point de départ d’un nouveau courant de la sociolinguistique, même si ses origines remontent à des travaux antérieurs tels que Linguistique historique et linguistique générale (1921-1936)4 du linguiste français Antoine Meillet et L’Ethnographie de la communication (The

Enthnography of communication), parue en 1964 sous la plume de deux linguistes

américains John Gumperz et Dell Hymes5.

1 Ch. Bally, Le Langage et la vie, Genève-Lille, 1952, p. 28.

2 M. Jousse, Études de psychologie linguistique. Le Style oral rythmique et mnémotechnique chez les

Verbo-moteurs, P., Gabriel Beauchesne, Éditeur, 1925, pp. 204-205.

3 Id.

4 A. Meillet, Linguistique historique et linguistique générale en 2 volumes, P., Klincksieck, 1921-1936. 5

J. Gumperz, D. Hymes, The Enthnography of communication, Washington, Amercian Anthropological Association, 1964.

Par la suite, la discussion sur la langue parlée a été reprise par des linguistes comme Françoise Gadet, Aurélien Sauvageot, Pierre Bourdieu, Marina Yaguello, Jean-Paul Colin et d’autres.1 Ils font de la langue parlée l’objet même de leur réflexion. De plus, un grand nombre d’études vouées à ce sujet ont été réalisées par le Groupe Aixois de Recherches en

Syntaxe (GARS)2 constitué en 1977 et dirigé par Claire Blanche-Benveniste. Ce Groupe

Aixois de Recherches en Syntaxe travaille sur des corpus de français parlé. Dans les travaux linguistes de ce groupe, nous trouvons une description morphosyntaxique de l’écrit et de l’oral en français contemporain, l’approche contrastive des langues de même famille ou encore l’apport de l’analyse syntaxique des données de l’oral dans la description du système linguistique du français. Les dialogues oraux et leurs différents aspects, rituels, culturels, interactionnels, psycho-sociaux sont au centre de l’intérêt des chercheurs français comme Danielle André-Larochebouvy, Catherine Kerbrat-Orecchioni, Antoine Auchlin, Laurence Rosier et l’équipe de Patrick Charaudeau.

Dans les études russes, on a commencé à beaucoup s’intéresser à la forme parlée de la langue dans les années 1970-1980. Le groupe de recherche auprès de l’Institut de langue russe dirigé par !lena Zemskaja, Olga Lapteva, Olga Sirotinina s’est penché sur la question. Les linguistes russes ont collecté, transcrit et analysé un grand nombre d’occurrences orales. À cette époque, la langue parlée était étudiée non comme phénomène à part, mais dans son opposition à la langue littéraire.3 Ce faisant, les chercheurs ont abouti à la conclusion que la forme orale de la langue se distinguait de la langue littéraire codifiée du point de vue de ses conditions de réalisation (aspect extralinguistique) ainsi que de ses propriétés spécifiques structuro-systématiques (aspect proprement linguistique). Le fait d’étudier la forme orale par rapport à la forme écrite ne diminue pas la valeur des résultats des recherches. En effet, l’apport scientifique dans le domaine de la langue parlée de ces

1 Cf. Les ouvrages de F. Gadet, Saussure, une science de la langue, P., PUF, 1987 ; Le Français populaire. P., PUF, 1992 ; Le Français ordinaire, op. cit.; La Variation sociale en français, P., Ophrys, 2003 où on trouve une approche sociolinguistique de la langue parlée ainsi que les monographies de M. Yaguello, En

écoutant parler la langue, P., Seuil, 1991 ; Petits Faits de langue, P., Seuil, 1998 ; Le Grand livre de la langue française, P., Seuil, 2003 (en collaboration avec Claire Blanche-Benveniste, Jean-Paul Colin,

Françoise Gadet et al.). Par ailleurs, J.-P. Colin s’attache beaucoup aujourd’hui à des marginalités langagières : Clafoutis, gourgandine et vilebrequin : Les mots des provinces françaises, P., Belfond, 1991 ;

Dictionnaire des difficultés du français, éd. du Robert (2e éd. 1993, 3e éd. 1994) ; Dictionnaire de l'argot, P.,

Larousse, 1990 ; J.-P. Colin, J.-P. Mével, C. Leclère, Argot & français populaire : grand dictionnaire, P., Larousse, 2010).

2 Cf. La revue Recherches Sur le Français Parlé (RSFP), composée par le département de linguistique française, à l’Université de Provence, 1986.

linguistes était très important, non seulement pour la linguistique russe, mais pour la linguistique mondiale.

De toute évidence, notre liste de linguistes travaillant dans ce domaine est loin d’être exhaustive, car cela n’est pas le but de notre travail. Nous tenons juste à préciser que la langue parlée continue à passionner plus que jamais les chercheurs. On observe qu’au cours de ces dernières années, l’axe de recherche se déplace progressivement de l’analyse des particularités systémo-structurales de la langue parlée vers l’étude de la stratification de genre de la forme orale de la langue. Il s’agit ici de la description de ses caractéristiques textuelles.

Ainsi, la forme parlée est souvent associée à l’oral. Nous disons bien « souvent » et pas « toujours », car la forme parlée couvre aussi bien l’oral que l’écrit même si ses réalisations à l’oral sont plus fréquentes. D’une certaine façon, il existe une confusion dans les termes. De cette confusion, il en résulte que, par un paradoxe assez bizarre, beaucoup d’auteurs en sont venus à manipuler des notions comme « le parlé parlé » et le « parlé écrit », ou encore « l’oral dans l’écrit ». [...] avec ces jeux de vocabulaire, on s’enferme dans un cercle : au lieu de ne désigner que le médium de la parole articulée, le terme oral s’utilise pour renvoyer à des propriétés de langage, et partout où l’on retrouve ces propriétés, on se donne le droit de dire que c’est de l’oral, même s’il est bien avéré que le médium est écrit. «[...] pour le parlé " soutenu ", on refusera souvent de dire qu’il s’agit vraiment de langue parlée et l’on invoquera plutôt une sorte d’" écrit parlé" ».1

Henri Meschonic précise qu’il est plus juste d’évoquer non un modèle dichotomique où l’oral est opposé à l’écrit mais un modèle triple composé du parlé, de l’écrit et de l’oral. Le parler et l’oral ne doivent pas par conséquent être mélangés dans la mesure où ils présentent des organisations différentes au niveau rythmique et que l’oral est « une propriété possible de l’écrit comme du parlé »2. L’oral, selon sa vision « est compris comme un primat du rythme et de la prosodie dans l’énonciation »3. Meschonic affirme par ailleurs que chaque écrivain a sa propre oralité qui exprime en même temps « la subjectivité de son rythme ». « C’est pourquoi, - résume le linguiste, – paradoxe seulement

1 M. Bilger, C. Blanche-Benveniste, « Français parlé - oral spontané. Quelques réflexions », volume IV-2, 1999, p. 21.

URL : http://icar.univ-lyon2.fr/ecole_thematique/contaci/documents/bilger_cappeau/CBB-Bilger.pdf. 2 H. Meschonic, Poétique du traduire, Verdier, 1999, p. 117.

pour le signe – de Rabelais à James Joyce, de Gogol à Kafka, la littérature est la réalisation maximale de l’oralité »1.

Tout au long de notre recherche, les termes de langue orale, d’oral, de langue parlée et de forme orale de la langue seront employés comme synonymes.