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Le mythologème « habitat » dans les écrits des émigrés

I.2. Langue oralisée russe

I.2.3. L’apport de la littérature de l’émigration

I.2.3.4. Le mythologème « habitat » dans les écrits des émigrés

Le voyage dans le passé, dans la Russie d’autrefois, est constamment lié à l’évocation de son chez soi. Par conséquent, dans les œuvres des émigrés de la première vague, le mythologème « habitat » est fortement présent, notamment dans la description de l’enfance.

Dans la culture traditionnelle russe, la maison est une notion complexe, aux facettes multiples. Elle représente « un habitat, un refuge, un espace de calme, d'indépendance et d'inviolabilité », mais aussi « un foyer, une famille, une femme, l'amour, une continuité de la lignée, de la constance et le rythme d'une vie bien réglée, "des travaux lents" »1. Selon une interprétation plus large, la maison est aussi «une tradition, une transmission des valeurs, la patrie, la nation, le peuple, l'histoire »2.

L’introduction de l’image de l’habitat dans les autobiographies ou dans toute autre production littéraire basée sur des faits réels de la première vague de l’émigration russe n’est qu’une continuité de la tradition de la prose du XIXe siècle. À part, les traits particuliers stylistiques, l’image de la maison créée dans les œuvres des émigrés se rapproche fortement de celle que l’on trouve chez les romantiques russes. Elles ont les mêmes points d’appui et véhiculent des valeurs semblables, assignées à toute la culture nationale. De ce fait, il s’agit d’« une notion sacrée, ontologique, majestueuse et calme »3. C’est, en quelque sorte, une forteresse ou un pays imaginaire soumis à ses propres valeurs et où la personne se sent protégée : « à la maison j’avais l’impression de me retrouver dans un autre pays où on vivait différemment que partout ailleurs »4.

Cette maison imaginaire avait des murs transparents, communiquant avec le monde

1

V. S. Nepomnja%ij, Lirika Pu$kina kak duxovnaja biografija, M., MGU, 2001, p. 126. 2

Id. 3 Id.

extérieur et notamment avec le lieu où elle était située. Les souvenirs de la maison natale s’étendent jusqu’à l’évocation du village ou de la ville. Tous les deux sont dotés de tout un spectre de valeurs familiales et culturelles. C’est pourquoi dans L’Année du Seigneur, Le

Pèlerinage de )mel'v ou dans La Vie d’Arséniev, Les Pommes d’Antonov de Bunin,

l’image de la maison de la fin du XIXe siècle et du lieu-dit est homogène dans la mesure où ils sont peuplés par le même genre de personnes et où règne la même ambiance. Ce qui permet au personnage de s’y sentir à l’aise. Par ailleurs, un village ou une ville faisait partie intégrante de la Russie passée avec son rythme réglé et rassurant. La maison, la ville, la Russie symbolisaient aux yeux des émigrés un lien d’harmonie entre l’Homme et le monde devenu inaccessible.

Cette maison familiale idéalisée peut prendre des formes différentes. Il peut s’agir d’une propriété foncière à la campagne ou d’une maison de ville. Chacun de ces foyers relatés dans les mémoires a son train de vie et ses règlements. Dans L’Année du Seigneur et Le Pèlerinage, à travers la description de sa famille fortement croyante régie par mode de vie patriarcal, l’auteur met en exergue l’idée de la conception des bases de la religion orthodoxe et du respect envers les traditions. L’image de la maison que nous trouvons dans le diptyque a également le côté traditionnel et « ancien », figée dans le passé. L’écrivain vise à souligner l’unité de la nature et de l’Homme ainsi que de toutes les couches de la société. Dans les œuvres des représentants de la nouvelle génération, cette image de la maison presque idyllique de la fin du XIXe siècle est remplacée par une maison qui subit l’impact des bouleversements sociopolitiques extérieurs. La maison revisitée par les représentants de la jeune génération véhicule une image d’une famille plus au moins mondaine qui vit au rythme de son temps. L’habitat à l’ancienne est marqué par son caractère intergénérationnel. En effet, plusieurs générations sont réunies physiquement ou par l’intermédiaire des souvenirs sous le même toit. Dans le diptyque, des allusions sont faites aux générations précédentes ou des membres du personnel qui ne sont plus au service de leurs maîtres en raison de leur âge avancé, mais qui, étant indissociables de la famille, continuent à rester dans la maison.

Il est possible d’énumérer un certain nombre de traits récurrents dans la description de la maison traditionnelle russe.

Il s’agit avant tout de la figure de l’enfant. Il faut préciser que la figure de l’enfant est placée de plus en plus souvent sur le devant de la scène dans la littérature des émigrés : « À

la fois victime tragique des événements et héros de la nouvelle idéologie, l’enfant devient alors un véritable point de focalisation où se rejoignent les faisceaux de la politique, du social, de la philosophie, de la psychologie et de la littérature »1. L'enfant fait partie de cette chaîne d'association ( Russie-maison-enfance-enfant ) qui relie les émigrés à leur patrie. Les souvenirs autobiographiques sur leur propre enfance ou la création de la figure enfantine comme pivot de leurs œuvres, tout cela est dû à l'envie de fuir le présent pour se cacher dans le passé, imaginé ou imaginaire. La figure de l'enfant attire par son innocence, par sa vision claire et naïve du monde plutôt cruel.

Claire Hardouin-Thouard dresse les traits principaux de cette image composée de l'enfant dans la littérature russe et soviétique de la période de notre recherche. Ainsi, cet enfant apparaît souvent « sous les traits de l'Orphelin », qui « se trouve toujours en sa patrie, au coeur d'un récit fabuleux et nécessairement mensonger »2. Ce portrait est explicite, car il véhicule ce que l’auteur ressent au moment de sa création. L’orphelin ne peut pas être heureux, il est toujours pourchassé par le poids de la douleur, une perte si lourde que même le temps n’est pas en mesure de l’en guérir.

Il est aussi bien présent dans les œuvres des écrivains de l’ancienne et de la jeune génération. Les représentants des deux générations, pour des raisons différentes, se sentent marginaux. La solitude est donc un sentiment familier pour les émigrés qui vivent souvent dans le repli. L’enfant apparaît ainsi comme un ami imaginaire qui aide la personne à appréhender des situations difficiles de sa propre vie, ses frustrations, ses craintes. Sa fonction principale dans le texte est de faire revivre la mémoire de l'auteur dans la mesure où il véhicule toujours la perception du monde de ce dernier.3 Les valeurs esthétiques, subjectives ou objectives4, sont greffées à l’œuvre de celui qui l’a créée.

Les souvenirs sur la maison familiale sont également indissociables pour les écrivains de la langue populaire qu'ils ont dû entendre dans le discours de la maisonnée de leurs parents. Souvent traité de haut par les parents, cette langue attirait et envoûtait

1

C. Hardouin-Thouard, « Les Représentations de l'enfant dans la littérature russe et soviétique de 1914-1953 », Revue des études slaves, tome 78, fascicule 1, 2007, p. 113.

2 Ibid., pp. 116-117. 3

Autant dire que nous avons l'impression que Vanja "mel'vien a été fabriqué grâce à ce moule agéographique et apolitique, car il était utilisé à la fois par les écrivains russes et par les écrivains soviétiques. 4 En effet, la question concernant la nature des valeurs esthétiques transmises par l’intermédiaire d’une œuvre reste ouverte. Ces valeurs sont-elles identiques pour tous les lecteurs (objectives) ou sont-elles le produit d’une perception individuelle d’un lecteur donné ?

l'enfant comme un fruit interdit. Ainsi, la cuisine occupe une place importante dans la description de l'habitat russe. La cuisine est, en effet, une pièce de vie où se réunissent les domestiques pour prendre leur repas. Elle est décrite comme une pièce conviviale où après avoir pris le repas du soir, les gens prennent le temps de discuter, chanter ou jouer. Selon une vision plus abstraite, la cuisine est un endroit qui assure la transmission des connaissances, des savoirs et des traditions entre les générations. C’est ici que l’on peut entendre du vrai russe où chaque phrase, sur le plan grammatical, stylistique ou sémantique, reflète les traits principaux de la mentalité russe.

Cette langue parlée d’une Russie qui n’existe plus est opposée à la langue des œuvres écrites en exil. La langue d’autrefois apparaît comme une substance vivante, alors que la langue des écrits des émigrés est sur le point de mourir. Le poète russe Vladimir Smolenskij regrette d'avoir perdu cette langue d'autrefois.

Les mots ne pénètrent plus dans la conscience humaine, ils ne font que glisser sur sa surface en provoquant en réponse, non les sentiments, mais des réflexes relatifs. Mais, si le cri est incompréhensible et le mot est mort, comment alors l'homme peut-il s'ouvrir un passage vers les gens?1

Dès lors, on note une affection profonde des écrivains en exil pour cette langue parlée russe à travers la création du motif de l'habitat dans leurs oeuvres. Poussés par des circonstances, les émigrés ont été obligés d’abandonner leur foyer. Étant à l’étranger, ils ont tenté de recréer dans leurs ouvrages la langue de cette maison perdue à jamais, ce porteur des valeurs spirituelles et des traditions.