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I.1. Le parler dans tous les états

I.1.3. Langue parlée oralisée

1.1.3.2. Procédés d'oralisation

Comme il a été déjà indiqué, l’oralisation de la langue suppose sa stylisation. La stylisation implique à son tour une mise en place de différents procédés à tous les niveaux du langage. Le passage à l’écrit modifie certains éléments oraux et en supprime d’autres et sous peine de rendre le texte « inaudible ». De nombreux procédés permettent d’affiner la vraisemblance avec la parole spontanée.

Les mécanismes d’oralisation ne seront pas les mêmes pour la narration et pour les dialogues.

En matière de narration oralisée, comme nous l’avons déjà indiqué, il y a la plupart du temps une rupture avec les codes de la narration traditionnelle. L’écrivain crée un effet de la production du récit non maîtrisée. Un simulacre d’un flou discursif oral est proposé au lecteur avec des retours constants en arrière, des interruptions. Le récit du narrateur prend une forme fragmentaire, désordonnée et émiettée. Les points de suspension véhiculent à la fois l’ellipse et les phrases mal construites de l’oral et son intonation. En effet, la narration semble échapper à l’auteur et être soumise aux facteurs plus abstraits comme le temps et la mémoire. La narration semble avancée non en fonction du plan fixé préalablement par l’auteur, mais grâce à des associations qui émergent soudainement dans la mémoire du narrateur au fur et à mesure qu’il conduit son récit. Le processus de la mémorisation est mis au premier plan au détriment de l’histoire bien structurée et logique. Les déictiques servent à diversifier le temps mémoriel qui est tantôt tourné vers le passé et tantôt vers le présent et le futur. Ainsi, la structure linéaire de la narration est constamment perturbée par des retours en arrière ou des anticipations. Le texte oralisé se retrouve au cœur du jeu éternel des analepses ( lorsque ce qui s’est passé avant est raconté après ) et des prolepses ( lorsque ce qui s’est passé après est raconté avant ). Ces derniers participent activement à l’organisation architecturale de l’histoire contée en la transformant d’un récit singulatif en un récit itératif.

L’acte narratif dans une œuvre oralisée se situe entre une narration et une discussion : « la narration apparaît alors comme une parole donnée sur le vif, un libre échange dialogué »1. Ainsi, ce modèle énonciatif mi-narratif mi-discursif est à l’origine de l’apparition de deux plans narratifs situés à distance spatio-temporelle différente.2 De plus, les glissements temporels du passé vers le présent annulent le caractère personnel et permettent la généralisation de l’expérience du narrateur. Ceci fait apparaître une narration mixte, mi-ultérieure mi-intercalée, située entre le passé antérieur et le passé immédiat. Nous sommes donc en présence d’une sorte de reportage qui n’hésite pas à emprunter quelques traits d’un film de fiction préfabriqué. On y observe un mélange d’une histoire qui est racontée bien longtemps après coup et des commentaires réalisés presque en direct des séquences du récit. La narration intercalée permet de modifier l’ordre, a priori irréversible, de l’histoire par contrecoup.

Les modifications que subit l’acte narratif oralisé entraînent à leur tour une modification dans le statut du narrateur. Le « je » auctorial qui se réalise à travers la narration à la première personne accorde au narrateur un rôle clé. L’auteur est mort, vive le narrateur ! Le discours du narrateur se dépouille des codes narratifs traditionnels et il se présente sous forme décousue et redondante. En laissant le narrateur s’exprimer de la même façon que les personnages, l’auteur les met sur le pied d’égalité même si « l’instance narrative n’est jamais sur le même plan que l’histoire qu’elle raconte »3. Ainsi, le narrateur s’identifie au statut social des protagonistes et la hiérarchie entre eux s’estompe.

Quoi qu’il en soit, le positionnement du narrateur et sa vision sur les personnages et les événements changent. Le narrateur n’est plus à l'extérieur, mais à l’intérieur de l’histoire et il « investit le regard d’un individu, ou même du groupe entier »4. Il est à la fois le narrateur extradiégétique, c’est-à-dire l’instance narrative du récit premier, et le

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J. Meizoz, op. cit. p. 320.

2 L’Année du Seigneur donne à entendre deux voix narratives très différentes. Ainsi, à l’entrée de l’ouvrage, le lecteur assiste à la superposition de deux points de vue. La rétrospection de la part du narrateur adulte contient des évaluations plus nettes, plus posées alors que la narration de l’enfant est plus expressive. La vision de l’enfant qui perçoit la réalité différemment représente une instance spirituelle dans la mesure où l’enfance est associée à la pureté. Par ailleurs, ce qui rend la vision infantile singulière, c’est la façon dont les objets ou les autres phénomènes de la réalité sont perçus par les enfants. Les objets les plus ordinaires deviennent porteurs de lumière et de magie. Le narrateur enfant fixe son attention sur les événements qui auraient pu passer inaperçus pour un adulte. Cependant, plus la narration avance, plus cette dualité de voix semble être moins tranchée. À la fin de L’Année du Seigneur, les deux voix se fusionnent pour n’en faire qu’une.

3 D. Fontaine, La Poétique. Introduction à la théorie générale des formes littéraires, P., Nathan, 1993, p. 53. 4 J. Meizoz, op. cit. p. 77.

narrateur intradiégétique, qui se trouve au cœur de l’histoire.1 Dans les écritures oralisées le « ils » et le « je » fusionnent pour en faire le « on » collectif.

Le narrateur est omniprésent dans un récit oralisé, il se voit attribuer les fonctions du témoin-rapporteur des événements situés à distance variable dans le temps. Le narrateur du récit oralisé fait constamment part de son avis au lecteur et n’essaie même pas de donner des airs objectifs à son récit.2

Afin de faire entendre la parole de narrateur, l’écrivain recourt surtout aux procédés lexicaux et morpho-syntaxiques réputés erronés et qui proviennent la plupart du temps de la langue populaire et qui se caractérisent par une nuance familière. Les éléments issus du jargon, de l’argot et des dialectes sont beaucoup moins utilisés. En rapprochant le discours écrit à la forme orale de la langue, l’auteur réduit la distance non seulement entre le narrateur et les personnages, mais également entre le narrateur et le lecteur. En effet, il est plus facile pour le lecteur à s’y identifier dans la mesure où la parole oralisée du narrateur est presque identique à la parole spontanée de ce dernier. De plus, l’introduction des éléments de la langue parlée ou plus spécialement de la langue populaire dans la voix narrative contribue également à valoriser ces strates langagières. Faisant partie de la narration, l’élément parlé troque son statut d’intrus contre un statut officiel.

Par ailleurs, l’auteur peut recourir à la création d’un simulacre d’oralité dans la voix narrative ou dans les descriptions si cela est justifié par les buts stylistiques en rapprochant la langue du texte avec la forme orale sur le plan expressif et dynamique. Les écrivains apprécient en effet l’oral pour son aspect expressif. Ils cherchent ainsi à utiliser à l’écrit les ressources expressives de la langue orale qui se trouvent principalement dans le rythme et au niveau intonatif. Dès lors, les écrivains emploient parfois une graphie particulière dans la transposition de l’intonation et du rythme du parler.

En matière de dialogue, l’auteur peut recourir aux mêmes mécanismes lexicaux, morphologiques ou syntaxiques de stylisation. Quel que soit le lieu de déroulement de l’action ou le statut social des personnages, les dialogues vont toujours se différencier avec

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Le fait que tout le texte soit oralisé et non seulement les dialogues se révèle important. Dans les œuvres où seuls les dialogues sont oralisés, le regard du narrateur reste condescendant et il est positionné à l’extérieur des protagonistes.

2 Dans le cas de L’Année du Seigneur et Le Pèlerinage, l’écrivain a opté pour un récit autobiographique organisé sous une forme de dialogue par le biais d’injonctions narratives inaugurales et d’autres mots chevilles de la conversation. Le narrateur-adulte interpelle et prend à témoin régulièrement son interlocuteur. Les répliques de celui-ci ne sont pas présentées de façon explicite. Par ailleurs, il n’est jamais nommé par son prénom ou son nom mais, le narrateur-adulte préfère s’adresser à lui par « moj milyj mal’!ik / mon petit garçon ».

la partie narrative ou descriptive du texte.1 Les échanges verbaux entre les personnages tendent constamment à se rapprocher de la forme orale sous peine de rendre tout le texte trop travaillé et trop artificiel. Les dialogues dans un récit ou dans un roman ont pour but d’effacer l’effet de mise en scène théâtrale. Certes l’écrivain reste toujours celui qui tire les ficelles par l’intermédiaire de la voix narrative et, par conséquent, la parole dialogale n’aura jamais de statut absolument autonome. Or, grâce aux dialogues oralisés, le lecteur a tendance à oublier de se faire guider et il a l’impression d’assister en direct à l’acte dialogal. La forme des dialogues oralisés s'adapte et se structure selon les codes, les buts actionnels et conversationnels des dialogues oraux. Afin d’instaurer le dialogue avec le lecteur, l’écrivain a en sa possession de nombreuses formes rhétoriques qui peuvent être « plus ou moins direct[es] et explicite[s] »2. Grâce à ces procédés, précise Catherine Kerbrat-Orecchioni, l’auteur en passant par l’énonciateur est en mesure de « dessiner dans l’énoncé les contours de la classe des destinataires auxquels il s’adresse [...], et de les prendre à partie »3. L’écrivain affectionne par ailleurs différentes sortes de ligateurs qui peuvent précéder une prise de parole dans des échanges verbaux. Ces segments à caractéristiques énonciatives véhiculent également un indice de modalité. Enfin, il ne faut pas oublier la place des interjections qui accomplissent une fonction émotive et une fonction conative dans un acte discursif entre les personnages.

L’écrivain peut introduire également des écarts délibérés de la langue conventionnelle dans le texte. Dès lors, les incorrections apparaissent comme des faits de son style particulier et sa langue comme artefact. Lev (erba considérait, par exemple, « qu’il n’existe pas d’auteurs qui ne s’écartent jamais de la norme, dans le cas contraire, ils auraient été terriblement ennuyeux »4. Le fait que les écarts par rapport à la norme soient très répandus peut s’expliquer par leur grande efficacité stylistique et leur charge

sémantique. Ens’écartant des normes et des formes d’usage reconnues comme idéales par

1 Or, la question concernant le clivage entre les dialogues fictionnels et le reste du texte est ouverte. C. Kerbrat-Orecchioni soutient que le dialogue oralisé, et plus particulièrement le dialogue romanesque, « est très éloigné des conversations naturelles physiques », il « est enchâssé dans le récit, et ne constitue qu’une composante textuelle parmi d’autres » (Le Discours en interaction, op. cit., p. 315). Les échanges verbaux oraux se réalisent en direct et grâce à des ajustements constants en fonction de divers critères alors que les dialogues à l’écrit sont « préconstruits ». Cependant nous pensons qu’il est judicieux de faire la différence entre les dialogues fictionnels et le reste du texte car parfois l’écart entre deux instances textuelles peuvent se révéler relativement grands, quand bien même ils soient le produit de la même personne, l’auteur.

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C. Kerbrat-Orecchioni, L’Énonciation, op. cit., p. 177. 3 Id.

un groupe d’individus, l’écrivain, selon Viktor Vinogradov, « est obligé de justifier intérieurement et esthétiquement ses nouveautés discursives, ses infractions à la norme linguistique et nationale »1. L’écart par rapport à la norme, à partir du moment où il remplit une fonction de procédé stylistique, est également un élément de la combinaison / de l’unité usuelle et stylistique. Il est dans ce cas indispensable d’introduire des occasionnalismes dans la norme de l’usus stylistique. Ces occasionnalismes ne sont pas des néologismes individuels, mais leur apparition est possible en tant que procédés particulièrement expressifs de l’expression linguistique.

Enfin, il semble important de préciser que les phénomènes propres à l’oral peuvent être reflétés de façon renforcée ou atténuée. Cela dépend premièrement de l'écrivain lui-même, de sa compréhension des normes de la langue orale, de ses goûts et de ses objectifs. Le texte peut s’attaquer à différentes structures canoniques de la langue écrite comme le lexique ou la syntaxe. Il peut contenir également des marqueurs d’oralité au niveau phonétique, morphologique, énonciatif ou bien pragmatique. C’est l’auteur qui définit le niveau de dégrammaticalisation des éléments normés de sa production. Deuxièmement, l'emploi de différents degrés d’oralisation à l’intérieur de la même œuvre littéraire trouve son explication dans la théorie baxtinienne exposée dans l'article « Du discours romanesque ». Cet article évoque l’existence de la pluralité d’instances discursives dans un roman. Dès lors, l’imitation de l’oral se fera également en fonction du personnage, elle sera le marqueur de son statut social.

Par ailleurs, la proportion d’éléments provenant de différents registres ne sont pas la même à l’écrit qu’à l’oral. Cependant, ce clivage semble s’estomper et cela en partie grâce à la langue oralisée.