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I.2. Langue oralisée russe

I.2.1. Étapes d’oralisation de la langue littéraire russe

I.2.2.4. Parole d’autrui

Le phénomène de la stylisation et les discussions sur les instances narratives du skaz nous conduisent à la notion de parole d'autrui ( !u%oe slovo ) et de la culture d'autrui

( !u%aja kul'tura ) ainsi qu’à leur perception chez les poètes et les écrivains de l'époque

d’Ivan )mel'v.

Les spécialistes de cette période s'intéressent de plus en plus à la parole d'autrui comme phénomène dans la littérature et dans l’art en général. Cette problématique, comme nous l’avons déjà vu, a été soulevée entre autres dans les travaux de Boris Ejxenbaum et de Viktor Vinogradov consacrés à l’étude de la nature et de la structure du skaz.

1 Ibid., p. 194.

2 Nous en parlerons plus en détail dans notre paragraphe consacré à l'étude des adjectifs du registre parlé au sein du diptyque d'Ivan )mel'v.

3 RAPP – Rossijskaja organizacija proletarskix pisatelej (l’Organisation Russe des Écrivains prolétariens). 4 Istorija russkoj literatury (20-50 gody) : Literaturnyj process, op. cit., p. 55.

Boris Èjxenbaum y aborde des problèmes également d'ordre général, à savoir, les relations entre le texte littéraire, le « je » auctorial et la réalité.

Au début de l'article, Boris Ejxenbaum pose la problématique en mettant l'hypothèse suivante :

La composition de la nouvelle dépend dans une large mesure du rôle que joue le ton personnel de l'auteur dans sa structure. Autrement dit, ce ton peut être un principe organisateur créant plus ou moins un récit direct [skaz]; mais il peut aussi n'être qu'un lien formel entre les événements, lien se contentant d'un rôle auxiliaire.1

En évoquant les particularités du discours des personnages gogoliens, Èjxenbaum remarque que Gogol’ ne les laisse pas parler beaucoup dans les pages de ses œuvres. Il note par ailleurs que leur discours est organisé de façon spécifique et il ne ressemble pas au discours usuel que l’on retrouve chez les autres écrivains de son époque. Il qualifie ces phrases émanant de la bouche des personnages de « langue de marionnettes », étant « hors du temps, hors du moment, immuables et définitives »2. Le discours du narrateur est toujours stylisé. Après avoir donné une analyse détaillée du discours du Manteau et des méthodes auctoriales, Èjxenbaum arrive à une conclusion qui peut être appliquée à toutes les œuvres d’art : pour lui, la notion d’artistique doit être constamment associée avec celle d’artificielle. Dès lors, l’objet d’art, y compris une œuvre littéraire, ne doit surtout pas être confondu avec une expérience psychologique de son auteur.

[...] pas une seule phrase de l’œuvre littéraire ne peut être en soi une « expression » directe des sentiments personnels de l’auteur, mais elle est toujours construction et jeu – nous ne pouvons

pas et nous ne devons pas voir dans un semblable extrait autre chose qu’un certain procédé

artistique. La démarche habituelle qui consiste à identifier un jugement particulier, pris dans l’œuvre, avec un sentiment supposé de l’auteur, conduit la science à une impasse.3

Par ailleurs, en 1929 M. M. Baxtin publie son ouvrage Problèmes de l’œuvre de

1 Nous citons la traduction réalisée par Tzvetan Todorov. Cependant dans la version française le mot «skaz» est remplacé par l'expression plus générale qui est «le récit direct» : B. Eichenbaum, «Comment est fait Le

Manteau de Gogol», op. cit., p. 215.

2 Ibid., p. 228. 3 Ibid., pp. 231-232.

Dostoïevskï (Problemy tvor!estva Dostoevskogo).1 Baxtin tient à préciser qu'il est indispensable de séparer la conscience du héros et celle de l'auteur, car, pour ce dernier, « le héros n'est ni un "lui", ni "un moi", mais "un tu" à part entière, c'est-à-dire le "moi" équivalent d'autrui »2.3 Il n'est pas question pour Dostoevskij de véhiculer ses idées personnelles et de faire des personnages de ses oeuvres le miroir de son idéologie. Son héros possède, en effet, une certaine liberté qui est tout de même limitée par « la conception créatrice » de l'auteur dans la mesure où: « Celui-ci crée le mot du héros, mais en lui laissant la faculté de développer jusqu'au bout sa logique interne et son autonomie en tant que mot d'autrui, en tant que mot du héros lui-même »4. La parole d'autrui s'oppose à la parole auctoriale, même si toutes deux sont le produit exclusif et original de la même personne, l'auteur de l'ouvrage.

Le chercheur russe expose pour la première fois le phénomène polyphonique dans le roman. Il se réfère à l'auteur célèbre de Crime et châtiment qui, à son avis, est à l'origine de l'apparition du roman polyphonique. Selon Baxtin, Crime et châtiment est composé d'éléments incompatibles, représentant « non pas un point de vue unique, mais plusieurs points de vue, entiers et autonomes, et ce ne sont pas directement les matériaux, mais les différents mondes, consciences et points de vue qui s'associent en une unité supérieure »5. Dostoevskij possède le don d'entendre et de transposer la multiplicité des voix de ses personnages.

Par ailleurs, dans le roman polyphonique, le dialogue est mis en avant, car « tout le roman polyphonique est entièrement dialogique »6. En effet, dans la conception de Dostoevskij, tout le raisonnement, tout le travail de la conscience doit être associé au dialogue. La forme dialogique lui permet enfin de se libérer de la « dictature verbale et interprétative d'un style monologique»7, tout en rendant le texte plus dynamique et ses énoncés plus autonomes et indépendants. Or, il ne s'agit pas d'un dialogue habituel, mais

1

M. M. Baxtin, Problemy tvor!estva Dostoevskogo, 1929 (première édition). Cet ouvrage a été réédité en 1974 sous le titre de Problemy poètiki Dostoevskogo. Nous le citons d’après sa traduction française M. Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, op. cit.

2 Ibid., p. 108. 3

La conscience de l'auteur est également omniprésente dans le roman polyphonique, mais d'une façon différente que dans le roman monologique.

4 Ibid., p. 111. 5 Ibid., p. 48. 6 Ibid., p. 81. 7 Ibid., p. 281.

« de l'ultime dialogue, c'est-à-dire du dialogisme de l'unité »1. Le dialogue permet également d'introduire plus facilement le mot d'autrui afin de créer la discussion polyphonique. De plus, chaque pensée des personnages de Dostoevskij se dédouble et prend une forme de « réplique d'un dialogue non achevé »2.

Cependant, Baxtin ne limite pas le phénomène de polyphonie au roman, il admet la présence de certains éléments polyphoniques dans d'autres genres littéraires, notamment dans le skaz. Ainsi, dans la vision de Baxtin, aucun narrateur ne peut être identifié en raison de la multiplicité des voix à l’intérieur du roman.3

Dans son analyse de la polyphonie structurelle du roman dostoïevskinien, Baxtin s'intéresse davantage aux manifestations langagières. Baxtin y introduit le terme de

dvuxgolosie ( la bivocalité ) qu’il applique par rapport à la structure narrative du roman. Il

en est question à plusieurs reprises dans La Poétique de Dostoïevski: «Là où, dans le texte d'un auteur, intervient le discours direct, celui d'un personnage par exemple, nous trouvons à l'intérieur d'un seul contexte deux centres, deux unités de discours: l'énoncé de l'auteur et l'énoncé du héros ».4 La bivocalité est un dialogue qui se déroule entre le «je» auctorail et le «je» du personnage. Ce dernier n'est pas autonome, mais il résonne toujours en fonction des intentions de l'auteur. La bivocalité est, à son tour, un principe de base de la confrontation de la multiplicité des voix dans un roman dans la mesure où la voix du narrateur ou des personnages sont constamment doublées par celle de l'auteur. Par ailleurs, pour son analyse de l’effet des manifestations langagières chez Dostoevskij, Baxtin introduit les termes de polylinguisme et de plurilinguisme. En recourant au polylinguisme l’auteur camoufle ses desseins divers dans une multitude de registres langagiers qu’on trouve dans le discours des personnages. Nous sommes donc en présence d'une hétérogénéité énonciative qui passe par le biais de la création des systèmes « polylinguistiques » dans le texte. En ce qui concerne le plurilinguisme, ce terme doit être employé par rapport aux spécificités d’expression de chaque personnage. Cela sous-entend

1 Ibid., p. 50. 2

Ibid., p. 70. 3

Les travaux de Baxtin ont inspiré la théorie de polyphonie avancée pour la première fois par O. Ducrot dans son ouvrage Le Dire et le dit (1984) et reprise entre autres par Jean-Claude Anscombre (J.-C. Anscombre, «Thème, espaces discursifs, et représentation événementielle», in Fonctionnalisme et pragmatique, J.C.Anscombre & G.Zaccaria éds., Ed. Unicopli, Testi e studi 76, 1990, pp. 43-150). Dans son article «Le ON-locuteur: une entité aux multiples visages», J.-C. Anscombre remarque au sujet des points communs avec la théorie baxtinienne : «La polyphonie partage avec le dialogisme de Bakhtine le refus fondamental du postulat de l'unicité du sujet parlant, selon lequel à un énoncé correspond un sujet « parlant » et un seul.» (article communiqué par l'auteur).

que la plurivocalité du discours participe à son tour à l'effet tridimensionnel de la nature des personnages et leur langue reflète leur position sociale à l’intérieur du roman. D’où différentes distances au niveau du langage entre l’auteur et les personnages qu’il a créés.

On distingue deux fonctions de l'introduction de la parole d'autrui dans le corps du texte. Le détachement de la parole d'autrui de la parole auctoriale permet essentiellement de créer une image discursive à part du narrateur afin de véhiculer son point de vue, tout en maintenant une distance entre l'auteur et le narrateur.1 Sa deuxième fonction, qui pour certains chercheurs est secondaire, c’est l'introduction d’éléments de la langue parlée et

« d’émotions inhérentes au discours ».2 En se démarquant du narrateur socialement ou/et

idéologiquement, l'auteur déplace les dominants de la perception du monde de la conscience de l'auteur à celle du narrateur. La tendance au mélange de différents registres langagiers fut le facteur principal du recours à la parole d'autrui par les poètes et les écrivains du début du XXe siècle. Ici, il serait utile de préciser que c'est à ce moment que la parole d'autrui commence à être réellement présente dans les oeuvres littéraires. En effet, la parole auctoriale n'est presque pas détachable de la parole d'autrui au Siècle d'Or de la littérature russe3. Or, le mouvement des poètes décadents à tendance égocentrique a proclamé haut et fort le refus complet de la parole d'autrui. Seules les opinions ou idées originales de l'auteur avaient de la valeur. Cependant à partir des années 1910-1920, nous sommes en présence d’un retour4 vers les racines et par conséquent, vers l'introduction de la parole d'autrui dans l’oeuvre littéraire. La parole d'autrui commence à prendre de la valeur chez les acméïstes5, les futuristes, puis chez les écrivains néoréalistes. De fait, l’énonciation porte bien l’empreinte d’une subjectivité sous-jacente en opposition à la subjectivité apparente des décadents.

1 M. M. Baxtin est porteur principal de ce point de vue. Il insiste dans son ouvrage La Poétique de

Dostoïevski sur l'objectif de l'auteur d'introduire l’opinion d'autrui (Cf. M. Bakhtine, « Le personnage et

l’attitude de l’auteur à son égrad dans l’œuvre de Dostoïevski », in La Poétique de Dostoïevski, op. cit., pp. 87-124).

2 Cf. B. Eichenbaum, « Comment est fait Le Manteau de Gogol », op. cit, p. 218.

3 L'analyse des oeuvres de cette période confirme que les cas de présence de la parole d'autrui sont rares. Cependant, on ne peut prétendre que ce phénomène n'existe pas du tout. Un des exemples de l'existence de ce phénomène dans la littérature du début du XIXe siècle est les Récits de feu Ivan Petrovitch Belkine où A. I. Pu"kin se démarque socialement (cf. M. M. Baxtin, La Poétique de Dostoïevski, op. cit.).

4Il s'agit tout de même d'un retour partiel, car toutes les écoles littéraires n'ont pas suivi cette tendance. 5La jeune Anna Axmatova absorbe avec avidité les oeuvres des poètes à peine plus jeunes qu'elle, mais qui sont déjà connus. C'est pour cette raison que dans certains de ses vers nous pouvons observer des rappels plus ou moins évidents des idées, de la perception du monde de ses collègues (V. Brjusov et d'autres).

En guise de conclusion nous pouvons dire que le processus du décloisonnement de la langue littéraire a avancé à grands pas au début du XXe siècle en raison du développement rapide de la culture russe et du changement du paysage socio-politique. Les artistes du Siècle d’Argent ont contribué à changer le statut de l’écrivain en l’aidant à se débarrasser du poids social qui pesait sur lui. Ils changent considérablement la présentation du « je » auctorial et détruisent les digues montées par la littérature et la grammaire du passé. Désormais le poète et l’écrivain se prennent pour de véritables créateurs, ils proposent au lecteur des innovations et des jeux de langue les plus osés. Cela contribue à son tour à faire entrer les éléments de la langue parlée dans la littérature, même si nous sommes encore au stade d’un récit oralisé. Cependant, désormais les artistes se passionnent de plus en plus pour l’exploration des effets d’oralité. Il y a donc des transgressions constantes qui s’emparent des codes littéraires « classiques ».

Le déplacement de l’accent dans l’échelle des valeurs culturelles et esthétiques est également à l’origine de la libéralisation des mœurs qui entraîne à son tour la libéralisation de la langue, poussée parfois à l’extrême. Cependant, malgré quelques cas extrêmes, c’est grâce à cette libéralisation de la langue que la pénétration des éléments de la forme orale est devenue possible. Ce processus n’est pas propre aux écrivains d’une école littéraire particulière. Nombre d’écrivains de cette époque ont joué leur rôle dans la popularisation de cette méthode.

Puis à partir des années 1920, les nouveaux genres et les nouvelles méthodes littéraires font leur apparition. Les poètes et les écrivains choisissent d’utiliser la langue parlée et renouent avec les formes traditionnelles en leur donnant une forme moderne. Dès lors, la popularisation d’art est à l’origine de l’apparition du néo-primitivisme avec l’écriture sous forme de lubok et l’engouement pour la stylisation et notamment pour la rédaction des œuvres sous forme de skaz (ou de skazka). Cela donne au folklore et à la langue populaire une deuxième vie en rapprochant de plus en plus les deux formes langagières.

Enfin la création d’un nouveau type de roman, le roman polyphonique, qui représente l'émergence d'une nouvelle conception de la littérature et « l’évolution de la

pensée esthétique en général »1, permettra aux auteurs d’innover leurs œuvres littéraires et de diversifier, entre autres, la langue de ses protagonistes.