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Genre autobiographique comme exutoire de l’ « âme russe » souffrante

I.2. Langue oralisée russe

I.2.3. L’apport de la littérature de l’émigration

I.2.3.3. Genre autobiographique comme exutoire de l’ « âme russe » souffrante

Les premières années d'exil ont été marquées par l'apparition d'un grand nombre d'ouvrages qui peuvent être réunis sous le titre de « be%enskij roman » ( le roman de

réfugié )1 dans les pages desquelles les écrivains recréaient la vie difficile, sur le plan matériel et moral, des émigrés russes, leur conscience de leur inutilité au sein de la société occidentale. La constatation générale était la suivante : « Il fut un temps lorsque le mot émigré " sonnait fièrement " alors que désormais le mot " émigré " a perdu son sens tragique et en a acquis un nouveau, qui est loin d'être glorieux »2. Ainsi, l'interprétation du sujet de l'existence des émigrés russes est abordée dans les livres de Aleksej Rennikov (Les

Âmes vivantes (Du$i %ivye)), Gajto Gazdanov (Chemins nocturnes (No!nye dorogi)),

Evgenij Ljackij (La Toundra : le roman de la vie d’un émigré (Tundra : Roman iz

be%enskoj %izni)), P'tr Krasnov (Fait d’arme (Podvig)), Nina Berberova (Chroniques de Billancourt (Bijankurskie prazdniki), C’est moi qui souligne (Kursiv moj)), Ivan Na*ivin

(Le Fatum. Le roman de réfugié (Fatum. Be%enskij roman)) et beaucoup d’autres.3

Dans la presse russe de cette époque, on peut même trouver des remarques ironiques concernant l’engouement des émigrés pour cette période : « Il semble que parmi les anciens4, chacun a consacré au moins une dizaine de pages à l’époque qui se situe entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. On s’est rappelé du passé et on a décrit tout ce qui était possible » 5. Catherine Gousseff remarque à ce sujet que « les mémoires collectées par des entretiens ou livrées sous la forme d'autobiographies sont nombreuses », de sorte que « [...] la part prépondérante des " évacués " dans le refuge russe en France fonde la mémoire de l’exil »6.

1 Nous empruntons ce terme à A. M. Vaxovskaja, I. Ju. Sima$eva, « Proza russkogo zarube*'ja 1910-1930 godov », in Istorija russkoj literatury XX veka. 1910-1930 gody. Russkoe zarube%'e, op. cit., vol. 2, p. 12. Les auteurs du présent ouvrage soulignent le caractère relatif de ce terme. Nous retrouvons l'expression « be*enskij roman » également dans les titres des écrivains en émigration. Cf., par exemple, Fatum. Be%enskij

roman, 1928, de I. F. Na*ivin. Il faut cependant préciser que cette appellation n'est pas tout à fait correcte

dans la mesure où les oeuvres ne se limitent pas forcément aux règles de l'écriture romanesque. En effet, cette catégorie englobe un éventail très large de productions littéraires allant de la simple nouvelle à l’épopée. Le critère définitoire qui peut être retenu pour ce type d’ouvrage est la description de sa propre vie ou d’une vie imaginée en Russie et dans un pays d’accueil. Il sera donc plus juste de traduire l’expression « be*enskij roman » comme histoires de réfugié.

2 R. B. Gulja, «V rassejanii su%ie», Nakanune. Literaturnoe prilo%enie, Berlin, 1923, N° 53 du 20 mai, p. 7. 3 Cf. S. Maire, « L’image de l’habitat comme élément révélateur des difficultés d’intégration ( analyse des écrits des émigrés russes du début du XXe) », communication lors d’un colloque international, « Migration et identités interculturelles et/en espaces frontaliers ( XIXe et XXe siècles ) », du 27 au 29 mai 2010 à Courtrai, Belgique.

4 Les écrivains de la première vague de l’émigration russe étaient divisés en « anciens » et « jeunes ». Les anciens avaient déjà été des écrivains reconnus lors de leur arrivée en France alors que les jeunes ont véritablement entamé leur carrière littéraire à l’étranger.

5 K. KoHcienicz, op. cit. 6 C. Gousseff, op.cit., p. 47.

Ce qui différencie beaucoup la prose des émigrés russes de celle des écrivains natifs, en l'occurrence français, de la période de l’entre-deux-guerres, c'est l'engouement pour le genre autobiographique.1 En effet, très prisé chez les écrivains émigrés, ce genre de prose servait d'exutoire, d’une sorte de thérapie. Lors de cette période, un grand nombre d’écrivains assimilent activement le matériel de la vie dans leur œuvre. Le passé obsède constamment les écrivains russes. Il prend la forme des mémoires ou du roman autobiographique. Certains critiques littéraires voient cette passion collective pour « la vie dans le passé » d’un mauvais œil. Mark Slonim se prononce à ce sujet : « Presque tous les représentants de la vieille génération, Ivan Bunin, Boris Zajcev, Aleksandr Kuprin, Ivan )mel'v écrivent des mémoires. Ils écrivent sur le passé. Ils "achèvent" leur carrière littéraire en émigration »2.

Nous pensons qu’une certaine tolérance et compréhension vis-à-vis de l’activité littéraire des poètes et des écrivains déracinés s’imposent. La crise de la personnalité, la quête du sens de l’existence furent à l'origine de l'épanouissement du genre autobiographique. Les mémoires, les confessions, les romans autobiographiques, les journaux intimes avaient également pour objectifs à comprendre ces changements importants dans les domaines politique, social et culturel qui ont eu lieu au début du XXe siècle et plus particulièrement après la révolution de 1917. Or, ce retour constant vers le passé pouvait faire beaucoup de mal, car les blessures de l'âme n'ont pas eu encore le temps de cicatriser. À force de regarder tout le temps en arrière, on pouvait sombrer dans la dépression.

Différents sentiments traversent les livres-exutoires des écrivains mais la tristesse et la nostalgie mélangées au désespoir dominent largement dans les autobiographies de I. F. Na*ivin (La Veille. Extraits de mes notes (Nakanune. Iz moix zapisok)), B. K. Zajcev (La

Maison de Passy (Dom v Passi)), E. N. Firikov (Mon roman : notes d’un réfugié (Moj roman : Zapiski be%enca)), I. S. )mel'v (Le Soleil des morts), A. I. Kuprin (Le Dôme de saint Isaac de Dalmatie (Kupol sv. Isaakija Dalmatskogo)). Dans ces œuvres, « l’intention

autobiographique », le terme employé par Natal’ja Nikolina, se traduit par le fait que les

1 Enfin, nous voudrions préciser que malgré cette forte dominance du genre autobiographique, d'autres genres littéraires n'étaient pas délaissés pour autant afin de transmettre la perception du monde des émigrés russes. Les bouleversements grandioses dans la vie des Russes donnaient beaucoup de sujets à des romans d'aventures. Les oeuvres de N. N. Bre"ko-Bre"kovskij, P. N. Krasnov se caractérisent par l'effervescence des émotions, un changement rapide de scènes et une ambiance mystérieuse faisant penser à un roman policier. I. D. Surgu$'v écrit le roman La Rotonde (Rotonda) où il mélange le chaos, la science-fiction à la réalité tragique.

deux plans, le plan du passé et le plan du présent, sont en constante corrélation. De plus, ce type d’ouvrages se caractérise par « la superposition du plan du narrateur et de l’auteur de l’œuvre » et ils communiquent « des informations authentiques concernant des faits généraux et des événements de la vie de l’écrivain ».

La prose autobiographique représente « les recherches du temps perdu ». À partir du XVIIIe

siècle, le temps dans la prose autobiographique russe est interprété successivement 0omme la durée où n'importe quel laps de temps, gardé par la mémoire, peut représenter de la valeur.1

Philippe Lejeune propose la définition suivante de l'autobiographie dans Le Pacte

autobiographique : « [...] récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa

propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur

l’histoire de sa personnalité »2. Une œuvre peut être considérée comme autobiographique

s'il y a identification entre l’auteur, le narrateur et le personnage. C’est aussi se donner à lire au public.

Cependant, il faut différencier le roman autobiographique des mémoires ou encore de l’autofiction, terme inventé par Serge Doubrovsky. En effet, selon le raisonnement de S. Doubrovsky, l’autobiographie est « un privilège qui est réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style »3, alors que l’autofiction est censée relater des faits strictement réels. D’où le changement de style et de langue. L’auteur confie les faits de sa vie à travers « le langage d’une aventure », « hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau »4.

Dans le roman autobiographique, l'auteur propose au lecteur la description de sa vie qui est concentrée sur ses sentiments et ses pensées. Le roman autobiographique est basé sur des faits de vie qui relèvent de l’auteur, mais il y a une volonté de sa part de se fondre dans le contenu du livre. L’auteur garde donc le droit de modifier, d’embellir ou, au contraire, de noircir les faits de sa vie. Dans l’autofiction, le récit de vie confond auteur et personnage. L'auteur ne reste pas non plus contraint par l'obligation de se tenir absolument à la véracité des faits. Les mémoires reproduisent les faits de la réalité liés au vécu de leur auteur et le pouvoir créatif de l’auteur se heurte au devoir de dire la vérité au lecteur.

1

N. A. Nikolina, op. cit., p. 102. 2

Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, P., Seuil, 1996, p. 14. 3 S. Doubrovsky, «Introduction», in Fils, P., Gallimard, 1977, p. 10. 4 Id.

L’auteur et le lecteur signent le pacte autobiographique, c’est-à-dire « l’affirmation dans le texte de cette identité, renvoyant en dernier ressort au nom de l’auteur sur la couverture »1. Par ce pacte, l'auteur s'engage à être honnête en relatant les événements autobiographiques et en échange, le lecteur lui accorde sa confiance.

La distance qui peut séparer les trois instances, l’auteur, le narrateur et le personnage dans une œuvre rédigée dans un genre autobiographique détermine l'importance que le « je » d'auteur y prend. Elle n'est pas la même dans un ouvrage autobiographique et dans les mémoires : elle domine dans l'autobiographie (le roman ou l’autofiction) et elle cède sa place à la description de la réalité, du contexte dans les mémoires. Dans les œuvres d’écrivains en exil, nous sommes souvent en présence d'une synthèse de ces genres. Il arrive souvent que les composants à caractère mémoratif élargissent l'espace autobiographique du personnage. À notre avis, ce déplacement d'accent du « je » individuel vers le « nous » plus général a pour but de souligner son intégralité avec la Russie. Grâce à ce procédé, les écrivains russes déracinés tâchent de se raccrocher à leur patrie. Cette synthèse des caractéristiques du roman autobiographique et des mémoires nous pouvons la trouver notamment dans les œuvres de A. M. Remizov (La Russie en tourbillon (Vzvixrennaja Rus'), Le Professeur de la musique : idylle de bagne (U!itel' muzyki :

Kator%naja idillija)), de I. S. )mel'v (L’Année du Seigneur, Le Pèlerinage), G. Gazdanov

(Une Soirée chez Claire (Ve!er u Klèr)).

Concernant les relations entre l’auteur et le narrateur dans un texte littéraire, « le règne du "pseudo" », Catherine Kerbrat-Orecchioni avance la thèse suivante, en se basant sur ses analyses du discours énonciatif : « au pôle d’émission l’énonciateur se dédouble en un sujet extra-textuel (l’auteur) et un sujet intratextuel (le narrateur, qui prend en charge les contenus narrés) [...] »2.

Il est sans doute naïf de vouloir attribuer l’ensemble des propriétés qui caractérisent le (ou les) narrateur(s), comme s’il(s) n’étai(en)t que son ombre projetée dans le texte. Mais il est tout aussi injustifié de nier l’existence de l’auteur, et de l’identifier allègrement, en un processus de phagocytage inverse mais tout aussi douteux, au narrateur [...].3

1

Ph. Lejeune, op. cit., p. 26.

2 C. Kerbrat-Orecchioni, L'Énonciation, op. cit., p. 190. 3 Ibid., p. 191.

Dès lors, il faut tenir toujours compte de la distance entre l’auteur et le narrateur. Or, précise la linguiguiste, « il s’établit entre eux des relations dont la consistance varie avec la densité de ce qui dans le texte peut être tenu pour des "auto-biographèmes" »1.

Le style de la prose autobiographique et les mémoires continuent à évoluer dans l'émigration, ainsi la modification du style entreprise déjà par les acteurs du Siècle d'Argent se développe encore plus chez les écrivains de la première vague de l'émigration. Plusieurs facteurs contribuent au renouvellement du genre autobiographique au début du XXe siècle. En premier lieu, l’autobiographie traditionnelle est mise en cause, car elle ne répond plus aux exigences des écrivains de cette époque, friands de nouveautés. Nous pouvons donc observer la destruction de l'équilibre des relations subjectivo-objectives. Il arrive parfois que le héros autobiographique n'est plus placé au centre de la composition, car les auteurs choisissent un placement horizontal des personnages au détriment d'un placement vertical. Les relations spacio-temporelles subissent également des changements, car, désormais, les écrivains optent pour un mélange des couches temporelles à l'intérieur de l'ouvrage et la chronologie n'est plus forcément respectée.

Il s'agirait, en deuxième lieu, de l'élaboration d'une nouvelle vision psychologique sur le fonctionnement du comportement de l'homme. Au début du XXe siècle, suite aux découvertes de Sigmund Freud et la publication de ses deux monographies l'Interprétation

des rêves (1899) et Sur le rêve (1900), il y a eu une percée en psychologie dans le domaine

de l'inconscience. Dans les textes de l'époque de l'entre-deux-guerres, les auteurs dénoncent la complaisance rousseauiste. Le caractère illusoire de soi y est mis en relief. Afin de répondre aux nouvelles tendances du développement de la science et de la société, les écrivains sont à la recherche non seulement d'une nouvelle forme d'organisation du texte, mais leurs quêtes se dirigent aussi vers de nouvelles formes langagières, vers de nouveaux styles. Les auteurs des romans autobiographiques, des autofictions et des mémoires s'emploient à innover tout en faisant attention à ce que leurs oeuvres restent communicatives et non fermées sur elles-mêmes. Les formes dialogales sont alors privilégiées à toutes les autres. C'est ce que fait également )mel'v dans le diptyque, en juxtaposant deux voix : celle du jeune garçon et celle d'un grand narrateur. La forme dialogale qui permet de mimer une discussion à l'oral a pour but de semer un doute sur la

véracité des faits dans la conscience du lecteur, de souligner une objectivité relative du récit. Nous considérons aussi que la forme en question, celle de l’autobiographie, aidera l'auteur à se dévoiler mieux et à apporter plus de précisions dans son récit grâce à des questions posées par son interlocuteur fictif.