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I.4 Sémiotique et induction

I.4.1 La sémiotique, une théorie pragmatique de l’interprétation

I.4.1.1 La semiosis : interprétant et habitude

Le processus sémiotique est un rapport triadique entre un signe ou representamen, un objet et un interprétant. Les trois instances du signe peircien pour des raisons didactiques sont souvent présentées par une définition qui les isole les uns des autres. Le signe est alors la chose donnée en tant que telle, l’objet est la chose représentée, l’interprétant opère la médiation entre le signe et l’objet. Mais ces définitions séparées ne peuvent rendre compte du processus. Par ailleurs, ce dernier, et c’est là toute sa spécificité, n’est pas réductible à une relation entre seulement deux de ses composantes. Un signe ne peut être déterminé par son objet que relativement à son interprétant, il ne peut déterminer son interprétant que par référence à son objet, et l’interprétant n’est déterminé par l’objet qu’au travers de la médiation du signe.

L’interprétant peut être défini comme une norme sociale ou un habitus collectif dejà-là et la détermination ici et maintenant d’un esprit qui intériorise cette norme. L’interprétant doit être distingué de l’interprète, il est le moyen que ce dernier utilise pour effectuer son interprétation. Un interprétant est la modification d’une conscience causée immédiatement par le signe lors de la

124 PEIRCE, Charles Sanders, Collected papers, vol. 1 à 6, 1931-1935, 4.551 Traduit par Raymond Robert Tremblay

médiation vers l’objet. Pour comprendre cette modification, c’est-à-dire pour décrire le processus sémiotique, Peirce décrit trois sortes d’interprétant.

L’interprétant immédiat du signe est cette signification minimale et première du signe que l’interprète perçoit intuitivement125. Il s’agit de la première appréhension et compréhension du signe qui reconstitue ainsi l’objet immédiat du signe, l’idée fondamentale présente dans le signe.

Cet interprétant immédiat est le point de départ d’un processus interprétatif que Peirce appelle semiosis. Le signe initial, pris en considération par un interprétant renvoie à un objet, mais l’interprétant est alors un signe à son tour et renvoie, par l’intermédiaire d’un autre interprétant au même objet et ainsi de suite. Cette série d’interprétants constitue l’interprétant dynamique d’un signe. L’interprétant dynamique inclut alors toutes les connaissances avec lesquelles l’interprète peut associer l’interprétant immédiat. L’interprétant dynamique est ainsi lié à l’objet dynamique, qui n’est pas seulement une « idée », mais également les différents contextes dans lesquels le signe aura été expériencé.

L’interprétant dynamique nous renvoie spécialement à la considération des dimensions sociales et historiques prises en considération par l’interprète, auquel Peirce attribue le nom de connaissances collatérales, en particulier lorsque l’interprétation recourt à une réalité contextuelle pour en affermir le sens.

Le processus de la semiosis, théoriquement sans fin, peut-être amené – après un développement suffisant de la pensée, dit Peirce – à s’interrompre par la médiation de l’interprétant logique final. Dans la pratique, le processus de la semiosis est donc limité et est amené à « une » fin par un interprétant final. Pour Peirce l’interprétant logique final s’accomplit selon une habitude ; l’habitude que nous avons d’attribuer telle signification à tel signe dans tel contexte qui nous est familier126. Le contexte est à considérer ici au sens de la pragmatique c’est-à-dire que l’habitude est déterminée par le signe. « En disant, par exemple, : “Je parle d’interprétant au sens peircien du terme“, le locuteur explicite le contexte auquel appartient le terme en question, de façon

125 Certains auteurs décrivent l’interprétant immédiat comme cette signification qui existerait indépendamment de l’interprète. Nous nous permettons d’apporter des nuances dans l’expression de cette définition en posant l’idée que l’interprétant, même immédiat, reste une notion d’origine phénoménologique et, par conséquent, ne peut être envisagé sans interprète.

126 Le point de vue de Peirce, appliqué au processus sémiotique et à la notion d’interprétant final, est trouve des similitudes avec la position adoptée un demi-siècle plus tard, dans le cadre de l’activité humaine, par Berger et Luckmann et que ces derniers appellent « routine ».

à déclencher immédiatement chez l’auditeur – qui connaît la théorie de Peirce – l’interprétant logique final. »127

La clôture de la démarche interprétative est un phénomène pragmatique conduit, non par l’hypothèse formulée ou les conséquences imaginées mais par l’habitude établie elle-même. Le concept d’habitude est central chez Peirce, il est le mode unique de finalisation de l’« interprétance ». Il montre ainsi comment des catégories de faits mentaux comme les désirs et les affects (incluant les espoirs, les peurs…) et les attentes, sont connectés directement sur l’interprétant dynamique qui lui-même dépend de l’interprétant immédiat. Le désir et les attentes sont des élans dynamiques vers l’objet, ils sont susceptibles de participer à la constitution de l’interprétant, mais ne peuvent en aucun cas relever de l’interprétant logique final. Si l’habitude est l’essence de l’interprétant logique, c’est qu’elle établit des interrelations entre la répétition des comportements, de l’action et de la signification. L’habitude est le mode de passage de l’intériorité à l’extériorité, donc l’effectivité réelle de l’action du signe.

Ainsi considérée globalement, la semiosis est l’action spécifique du signe dans des conditions réelles d’interprétation. Le signe peircien peut, grâce à cette conception de l’interprétant, suivre la dynamique sociale et ceci par construction. Fondamentalement, la sémiotique peircienne est « émergentiste », mais elle favorise plutôt la notion de communauté de sens que celle de système de pertinence, elle privilégie la dimension sociale plutôt que situationnelle. « Le réel est alors ce à quoi aboutiraient finalement, tôt ou tard, l’information et le raisonnement, et qui est donc indépendant de nos fantaisies à vous et à moi. Ainsi, l’origine même de notre conception de la réalité montre que cette conception enveloppe d’une manière essentielle la notion d’une communauté, sans limites définies, et capable d’accroître son savoir de façon significative. »128 Pour Peirce, la vision du réel est accessible par le filtre des expériences collatérales de la communauté sémiotique, c’est- à-dire celles d’un groupe qui dépasse les individualités. C’est ici fondamentalement que se trouve l’articulation socio-sémiotique.

127 EVERAERT-DESMEDT, Nicole, Le processus interprétatif, 1990, p. 42 128 Texte original de Peirce, traduit par Joseph Chenu

L’approche pragmatique de Peirce – au moment de ses écrits – concerne moins les contextes de la communication en rapport avec les interprètes concrets et situés, que les conditions de l’action du signe, en particulier les règles de sa génération et de ses évolutions comme révélateurs de pensées régulières et datées, attribuant ainsi un poids déterminant au monde extérieur.

Peut-on avec la théorie sémiotique de Peirce dépasser cette vision ? Nous notons que tous les auteurs ne s’accordent pas sur ce point. Il existe peut- être une ambiguïté ou plutôt une place laissée vacante pour différentes interprétations de la théorie du signe peircien. La compréhension du processus sémiotique et de la notion d’interprétant n’est pas uniforme et n’aboutit pas toujours au même objet du signe – si l’on peut dire – chez les différents auteurs spécialisés de l’œuvre de Peirce.

Il est par exemple possible de trouver chez Peirce – en particulier au sujet de la problématique de l’issue de toute semiosis – des prises de position en faveur d’un cadre d’analyse qui rend discutable (au sens où il devient possible de le discuter) et variable les rapports entre interprète et monde extérieur. C’est en passant du pragmatisme au pragmaticisme129 que Peirce

marque peut-être cette ouverture. Le premier affirme l’effectivité de l’expérience, le second intègre en plus la contrainte de la réalité perçue par nos interprétants, et la contrainte logique, exercée par les habitudes. Par cette construction, Peirce reconnaît les disparités de l’interprétant final, puisque selon lui certains n’ont pas un grand pouvoir de modifier de manière autonome leurs habitudes.

Robert Marty voit d’autres signes d’une complexité du signe peircien. Pour lui, « le processus sémiotique ne peut être qu’inférentiel puisqu’il s’agit de déterminer un tout au moyen de l’une de ses parties. Il sera aussi contextuel puisque les circonstances de l’interprétation et de la production qui sont le plus souvent connues agissent comme autant de guides pour arriver plus rapidement à la conclusion. »130

129 Peirce après avoir été le premier à avoir utilisé le terme de pragmatisme, pour caractériser les fondements de la pensée, a préféré ultérieurement le remplacer par le terme de pragmaticisme. Pour certains auteurs actuels, cette démarche visait surtout à se différencier des autres penseurs qui avaient adopté le terme similaire entre temps.