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II.1 Comment spécifier notre recherche ?

II.1.2 Comment approcher l’interprétation ?

II.1.2.2 Le comment, et non la finalité

Dans une majorité de films et conformément au schéma du modèle de processus de la communication filmique que propose Sol Worth, le réalisateur souhaite créer une œuvre dont le sens soit reconnaissable et identifiable par certains publics ou, le cas échéant, par le plus grand nombre. Dans le cas du film de fiction, qui nous intéresse plus particulièrement dans cette recherche, nous comprenons la situation de communication filmique comme une situation qui permet incontestablement une certaine effectivité202 de la prise en compte

de l’histoire par le spectateur. Cela suppose d’ailleurs au cours du processus de création, que les énonciateurs de la production mettent en œuvre, pendant la conception et la réalisation du film, une certaine démarche d’expertise phénoménologique dans laquelle ils imaginent, en tentant d’endosser différents interprétants, ce que les spectateurs peuvent comprendre. Néanmoins, les variables, qui entourent cette situation, ne rendent pas intéressante pour la démarche engagée dans cette recherche, une quelconque tentative d’analyse des similitudes entre le film et le fruit des interprétations. De ce fait, il n’est jamais question ici d’établir une quelconque comparaison point par point entre les réalités de premier et de second ordre.

L’objectif n’est donc pas de chercher à comprendre, à partir de combinaisons d’éléments présents dans le film (fussent-ils présentés de manière systémique), la chose qui aurait dû être comprise, ou devrait être comprise. En d’autres termes, nous ne nous arrêtons pas de manière statique sur l’objet final de l’interprétation c’est-à-dire au résultat en tant que tel. Nous ne cherchons pas à comprendre si l’acte de communication est efficace.

Notre propos ne cherche pas à comprendre l’induction comme le révélateur de l’efficacité du message ou même de la situation de communication tout entière. En d’autres termes nous ne cherchons pas à comprendre l’intentionnalité déposée dans le signe peircien. Que cette intentionnalité auctoriale existe dans une majorité de cas est une certitude, mais nous n’essayerons pas de la décrypter. L’auteur sait-il lui-même si les interprétations réalisées par les spectateurs, au cours de la projection du film, correspondent bien à ses intentions de départ. De nombreuses interprétations

202 Le terme d’effectivité est préféré à celui d’efficacité pour qualifier le comportement d’un système. « L’effectivité exprime la qualité de l'adéquation entre ce que l'on fait effectivement et ce que l'on voulait faire : l'effet est rapporté à la finalité (interprétation téléologique). »

DIEBOLT, Serge, Le petit lexique des termes de la complexité, à partir des travaux de Jean-Louis Le Moigne.

sortent – heureusement – du cadre de celles que l’auteur avait pu imaginer lors de la conception réalisation du film. Il s’agit là, peut-être, d’une des grandes richesses des situations complexes que le cinéma peut apporter.

Nous rejoignons ici les réflexions prospectives que Jean-Pierre Meunier et Daniel Peraya notent comme celles figurant au rang des démarches à mettre en œuvre. Au sujet des chercheurs, ils écrivent. « Certains se limitent à des questions esthétiques, d’autres s’enferment dans des questions sémantiques (quels sont les codes ?) ; d’autres, enfin, peut-être les plus nombreux, ne se préoccupent que d’efficacité immédiate (comment convaincre, “faire passer“ telles idées) réduisant l’étude de la vie des signes qu’est la sémiotique à une espèce particulière de technoscience. Pour nous, il s’agit moins de savoir si un genre médiatique ou un message médiatique particulier est efficace que de savoir comment il s’inscrit dans l’organisation du réseau intersubjectif et quels effets il peut y produire. Les questions essentielles concernent la relation, la cognition et leur corrélation dans l’organisation. »203

Comme le décrit Alfred Schutz, « […] les constructions utilisées par le chercheur en sciences sociales – et humaines (c’est nous qui rajoutons) – sont, pour ainsi dire, des constructions au deuxième degré, notamment des constructions de constructions édifiées par les acteurs sur la scène sociale dont l'homme de science observe le comportement et essaie de l'expliquer tout en respectant les règles de procédures de sa science. »204 Ainsi, nous essayons d’édifier à partir de nos recueils de données, une compréhension renouvelée de la manière dont sont dynamiquement induites les significations. Néanmoins, même si cette construction au deuxième degré prétend respecter les acquis de la science et ses contraintes, elle doit être considérée, au même titre que toutes les inventions de réalité de deuxième ordre, comme une vision – nous l’espérons structurée et cohérente – de la réalité. Il est nécessaire pour mener à bien un projet de cette nature de prendre partie et de s’engager. Nous ne pensons pas être capables de sortir d’une certaine forme de subjectivisme ou plutôt de vision du monde épistémologique ; au contraire même, nous la revendiquons.

Il y a en fait un postulat dans ce travail fondamentalement ancré dans la complexité : les interprétants mis en œuvre par chacun des spectateurs, sont

203 MEUNIER, Jean-Pierre et PERAYA, Daniel, Introduction aux théories de la communication, 1993, p. 281

différents. Or, cette recherche ne s’intéresse pas à comprendre comment les connaissances sont socialement distribuées. Les situations certainement fréquentes où l’interprétant de plusieurs individus connecte, pour chacun d’entre eux, une « situation signe » sur un même objet (au sens peircien), rapidement et sans hésitation, ne sont donc que des situations particulières parmi d’autres plus complexes. Nous souhaitons nous approcher de l’acte sémiotique pour préciser les conditions de la rencontre entre des données filmiques et un interprétant incarné dans une situation identifiée, non pour repérer des situations types qui convoquent des référents culturellement partagés.

Le film et la situation qui l’entoure sont pour nous un objet saisi par le spectateur ; ce dernier établit des relations et par la mise en œuvre des processus, est conduit à mobiliser des modes de lecture.

De « l’endroit » où nous nous trouvons dans la recherche, le film constitue un potentiel de significations structuré qui contraint fortement le spectateur, mais ne peut chercher à s’assurer sans coup férir de l’interprétation qu’il en fera à chaque instant. C’est par cette logique, que ce travail observe la question des relations entre le film et le spectateur, dans une situation.

La finalité n’est pas de tenter de valider une hypothèse ; la problématique se réalise entièrement dans l’entreprise de l’approche du mouvement de l’interprétation, compris comme mouvement inséré dans un système de relations et de co-déterminations. Par co-détermination, nous signifions que cette recherche se place dans une perspective où il n‘est pas possible de discriminer certaines situations où les films s’imposent totalement, et d’autres où les spectateurs sont seuls maîtres à bord. Cette logique où est posée l’inséparabilité du sujet et de l’objet conduit au principe de l’énaction. Le spectateur n’est pas un simple récepteur, ce qui d’ailleurs pose selon nous le problème de la terminologie employée pour décrire ce champ de recherche : « la réception filmique ». Le spectateur est un acteur impliqué dans un système dynamique duquel il fait émerger les significations.

En synthèse

Ce projet peut se définir par une succession d’objectifs, tous subordonnés au cadre fixé par la définition précédente :

- Approcher et décrire la construction progressive du sens, le cheminement des significations (et le mouvement du processus interprétatif) ;

- Aborder la question des significations en s’approchant au plus près du moment de leur émergence, c’est-à-dire par une observation effectuée pas à pas au cours même de la projection ;

- Privilégier particulièrement l’observation du passage entre le moment de la découverte d’un monde nouveau et la construction d’un fil narratif c’est-à- dire favoriser le moment de la rencontre avec le film.

Si les principes évoqués ci-dessus constituent l’ossature, le guide de notre projet de réflexion, nous assortissons cet axe de travail d’un objectif concret en termes de propositions. A partir des observations tirées des expériences de réception de Lost Highway, et de l’ensemble des autres mises en situation ou des expériences pensées, nous comptons, et il s’agit d’un objectif supplémentaire à rajouter aux trois précédents :

- Parvenir à une première proposition de mise en système du fonctionnement de la progression des significations, une perspective de théorisation conforme à notre vision énactiviste de la mise en sens.

Pour conduire à la fois l’approche des phénomènes et ensuite tenter une première proposition concrète, nous sommes conduits successivement à mobiliser une méthode de recueil des données, puis une méthode de traitement des données. Commençons par le premier point.

II.2 Dans le cours d’action de la projection