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I.5 La sémio-pragmatique

I.5.2 Introduction aux modes, processus et opérations

I.5.2.4 Les processus de fictivisation

Roger Odin détermine trois processus de fictivisation, mais il n’en retient finalement qu’un qui soit vraiment spécifique de la fictionnalisation.

Un des fondements de ce processus (qu’il nomme fictionnalisation 3) nécessite de considérer qu’aucun film (mais également aucun texte) n’est une pure fiction. On ne peut, en restant centré uniquement sur les données filmiques, départager le réel du fictif dans un film, qu’il soit de fiction ou documentaire. Il est donc nécessaire, conformément à l’approche sémio- pragmatique, d’appréhender la fictivisation comme une production du spectateur.

I.5.2.4.1 Enonciateur fictif (des énoncés)

Ce processus consiste en la construction par le spectateur d’un énonciateur fictivisant et d’un énonciateur fictif et conduit à positionner le spectateur dans un espace propre de communication, déconnecté du monde réel.

La première opération consiste à construire un énonciateur doté d’une intention fictivisante, c’est-à-dire animé du souhait de faire semblant. Mais la fictivisation ne peut être seulement cela.

Une deuxième opération conduit le spectateur fictionnalisant à comprendre que l’énonciateur qui « feint de faire des assertions »190, le fait sans intention

190 Roger Odin cite John S. Searle

de tromper. L’énonciateur fictivisant fait semblant, sans cacher qu’il fait semblant.

Pour finir, une troisième opération consiste à construire un énonciateur comme une entité à laquelle nous ne posons pas de questions191.

Ces trois processus conduisent alors à construire l’énonciateur fictif ; une instance d’énonciation complexe qui n’est ni un personnage du film, ni un narrateur, ni le réalisateur mais se situe dans un monde inquestionnable.

Face à cette construction de l’énonciateur fictif se situe l’énonciataire fictif. Cela signifie que comme spectateur de fiction, nous nous insèrons dans un espace de communication spécifique, déconnecté du réel, dans lequel nous ne figurons plus en tant que personne réelle, mais comme personne construite par la relation avec l’énonciateur fictif.

I.5.2.4.2 Enonciateur réel (des énoncés)

L’énonciation fictionnalisante ne peut être définie complètement par la construction d’un énonciateur fictif ; elle nécessite la construction d’un énonciateur réel.

L’énonciateur réel peut d’abord se définir par opposition à l’énonciateur fictif. L’énonciateur réel surgit lorsque nous opèrons par exemple une lecture technique (comment l’énonciateur a-t-il réalisé ce trucage ?), une lecture esthétique (quelle mise en forme a été utilisée par l’énonciateur ?) lorsque nous essayons de faire une lecture historique des événements (ce personnage a-t-il réellement participé de cette façon à l’histoire de France ?) ou lorsque nous nous interrogeons sur la véracité ou simplement la plausibilité de ce qui est dit ou montré (est-ce que tel ou tel événement est possible ?). La construction d’un énonciateur réel nous entraîne alors à sortir de la fictionnalisation.

A tous ces moments, nous quittons la fiction pour interroger d’autres dimensions du film ; nous adoptons un autre mode de lecture.

Cette opposition s’applique également lorsque le spectateur est, au cours de la projection, en situation de doute. Si ce doute s’adresse à l’énonciateur réel, c’est le signe d’une lecture documentarisante ; si le doute est adressé aux personnages du film – c’est-à-dire un doute inscrit à l’intérieur des limites

SEARLE, John Rogers, Sens et expression, études de théorie des actes du langage, 1982, pp. 101- 121

191 Pour Roger Odin, le spectateur reste dans le fictif, mais quitte le domaine de la fiction dès qu’il lit le film en se questionnant, par exemple, sur la façon dont les effets spéciaux sont réalisés.

de la diégèse (comme lorsque l’on doute de la sincérité des personnages ou lorsque l’on se demande lequel est l’assassin) – c’est le signe d’une lecture fictionnalisante.

L’énonciateur réel peut également se définir par sa capacité à s’articuler avec l’énonciateur fictif. Le couple énonciateur réel et fictif permet alors de donner une explication à des situations d’interprétation considérées comme délicates. Néanmoins, si les deux énonciateurs peuvent apparaître à n’importe lequel des niveaux de production de sens du film : histoire, discours, personnages, décors, valeurs… Il semble par contre que cette articulation ne puisse s’opérer qu’à des niveaux ou dans des cadres différents.

I.5.2.4.3 Enonciateur réel (de la production)

Pour Christian Metz ou Gérard Genette192 la production d’un film est un acte de langage authentique ; créer une œuvre de fiction constitue un véritable acte illocutoire. Cela conduit à distinguer et introduire deux niveaux d’énonciation, celui des énoncés (au sein duquel nous venons de caractériser les énonciateurs réels et fictifs) et celui de la production.

L’énonciateur réel de la production est différent de l’énonciateur réel des énoncés dans la mesure où le premier est identifié comme une entité humaine (pas forcément l’auteur ou le réalisateur réel mais l’instance humaine responsable de ce que l’on comprend) alors que le second peut être une entité comme un procédé de fabrication, une position de caméra, un point de montage…

En attribuant une place à l’énonciateur réel de la production au cours de l’interprétation fictionnalisante, Roger Odin (en opposition sur ce point avec Christian Metz) pose que cette instance peut être construite indépendamment de l’énonciateur des énoncés.

I.5.2.4.4 Enonciateur réel (des énoncés) présupposé par le processus de la narration

Même lorsque nous sommes confronté aux fictions les plus « irréelles », c’est-à-dire les plus éloignées du monde dans lequel nous nous trouvons,

192 Roger Odin se réfère aux ouvrages suivants :

METZ, Christian, L’énonciation interpersonnelle ou le site du film, 1991 GENETTE, Gérard, Fiction et diction, 1991

nous sommes amenés à solliciter nos connaissances du monde pour produire le récit. « Ce monde joue le rôle d’un énonciateur réel qui me fournit les fondements à partir desquels le récit peut être produit : coordonnées spatio- temporelles, éléments matériels nécessaires à la construction de la diégèse, structures actionnelles qui me permettent de transformer les mouvements en action et d’organiser ces actions en situation narrative […], valeurs liées à ces schémas actionnels et à partir desquelles se développe le discours sous- jacent à tout récit. »193

L’intervention de cet énonciateur réel, le monde, produit des effets particuliers.

La simultanéité d’une part, de la référence à notre monde et d’autre part de l’énonciation par un énonciateur fictif, conduit à décorréler les schémas d’action et les éléments du monde de tout ancrage spatio-temporel (l’image cinématographique lue fictionnellement perd de sa valeur indicielle de renvoi au réel). Par ailleurs, ces éléments de renvoi au réel perdent leur inscription dans le temps ; ils peuvent aussi bien se situer dans le passé, dans le présent, que dans le futur.

Ceci ne doit pas être opposé aux autres temps perçus par le spectateur. Le temps de la projection est éprouvé au présent et un récit se situe toujours dans le passé.

Les conséquences les plus marquantes de cette référence indéterminée se situent au niveau des actions. Au sein du récit, ces dernières sont souvent associées à des systèmes de valeurs. Des catégories d’action peuvent ainsi être opposées les unes aux autres. Le déroulement de ces actions peut alors sembler proposer des solutions intemporelles à des situations réelles que nous serons amenés à rencontrer. Ces solutions sont alors éventuellement prêtes à être mobilisées dans le futur, dans d’autres films mais également dans le quotidien. « Le discours fictionnel est un discours à réutiliser. »194 Les actions du monde fictionnel peuvent enrichir notre expérience de la vie et participer à construire notre vision du monde réel.

193 ODIN, Roger, De la fiction, 2000, p. 59

Roger Odin fait également référence à Karlheinz Stierle : « Si tout ce qui relève de la fiction était, par principe, différent de notre expérience du réel, s’il était donc rigoureusement impossible d’articuler la fiction à un concept de la réalité, elle ne pourrait alors, ni être articulée dans le langage, ni constituée dans la réception. »

STIERLE, Karlheinz, Réception et fiction, Poétique, n°39, 1979, p. 313 194 Roger Odin cite Rainer Warning.

Il est important de noter que si cet énonciateur réel existe, il est présupposé par le spectateur. La lecture fictionnalisante n’incite pas à s’interroger sur sa présence. L’énonciateur réel est masqué par l’énonciateur fictif.

Pour finir, la position d’énonciataire fictif, celle que le spectateur est invité à occuper lorsqu’il construit un récit et lui donne la sensation d’être située dans un ailleurs, l’encourage à « débrayer ses défenses ». Il est alors d’autant plus vulnérable aux valeurs proposées par le film.

Avant d’expliciter notre projet

Les sources citées ci-dessus ne servent pas toutes de la même manière notre réflexion et notre propos ; elles ne se situent pas au même niveau. Certaines favorisent la dimension épistémologique de notre recherche, d’autres influencent davantage l’aspect méthodologique ; pour finir, d’autres encore nous servent de cadre et de guide pour structurer et organiser notre propre entendement des phénomènes spécifiques liés à la réception filmique.

Nous devons noter que de très nombreuses autres références, dont certaines fondamentales, n’ont pas été explicitées dans cette partie. Nous choisissons de les introduire au moment particulier où nous devons les utiliser pour faire avancer notre construction. Nous pensons tout spécifiquement à Edward Branigan et à Jean-Pierre Esquenazi dont l’ouvrage « Film, perception et mémoire » a orienté et précisé notre compréhension du mouvement dans le film, de la double reconnaissance et de sa temporalité.

Chapitre II Projet et méthode

Notre première intention, au sujet de l’organisation de ce chapitre, consistait à séparer en deux parties distinctes, d’une part nos ambitions et nos objectifs et, d’autre part notre démarche et notre organisation de travail. Or, ces deux parties se révèlent trop étroitement liées, la seconde répondant presque à chacun des positionnements de la première.

Nous choisissons de tenter de les imbriquer davantage en articulant les deux aspects, projet et méthode. Dans les pages suivantes, cette organisation conduit à préciser pas à pas nos intentions, et à exprimer, à chaque nouvelle avancée, le programme des actions méthodologiques en relation avec ces choix ou tout au moins les choix organisationnels qui en découlent.

Or, la définition des options de ce travail s’appuie aussi grandement sur les référents théoriques précédemment cités et sur d’autres à venir en particulier ceux, liés à la pensée phénoménologique et à l’approche systémique. Au travers de la définition de ces différents axes, nous décrivons des spécificités, tant sur l’objet de recherche que sur la manière de l’observer ou d’en faire émerger des résultats.

Par ailleurs, nous nous permettons de nous introduire nous-même dans la recherche et à ce titre de préciser succinctement notre parcours et en quoi il interfère avec les intentions et potentiellement les résultats.

Cependant, avant de rentrer dans cette logique où les objets des investigations et la façon de les aborder se répondent, nous souhaitons tout de même, dans un premier temps, clarifier notre propos, spécifier notre recherche, orienter la trame de nos écrits et aiguiller brièvement notre lecteur en direction des orientations principales vers lesquelles nous souhaitons tendre.

A la fin de ce chapitre, en réponse aux fondements méthodologiques posés dans cette recherche et à la manière de les aborder, nous présentons la structure de la deuxième partie, centrale dans les résultats de ces travaux.