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I.3 L’élargissement du cadre observé : de la structure à l’action située

I.3.3 Système de pertinence et action : vers une logique de l’émergence

I.3.3.3 La relation entre l’acteur et l’objet

Pour Hubert L. Dreyfus, l’enjeu du désaccord entre Husserl et plus tard Searle d’un côté, et Heidegger d’un autre côté, dépasse de beaucoup le seul rapport de la pratique à la théorie. « La question véritable concerne deux

94 Nous pensons en particulier aux recherches dont l’approche est cognitive (Michel Colin, David Bordwell…).

95 HEIDEGGER, Martin, Etre et temps, 1986

96 Nous nous référons à l’article d’Hubert L. Dreyfus. Il s’agit pour l’essentiel de réflexions relatives aux prises de position respectives de Heidegger, Husserl et Searle au sujet du rôle de l’action.

DREYFUS, Hubert L., La critique heidegerienne de l’approche husserlienne et searlienne de l’intentionnalité, Intellectica, n°17, 1993/2, pp. 27-49

façons opposées de rendre compte de l’intentionnalité. »97 Tel qu’il fut utilisé par Brentano puis par Husserl, le terme d’intentionnalité décrit le fait que des états mentaux comme percevoir, croire, désirer, avoir peur, avoir des doutes, etc. ont toujours lieu à propos de quelque chose, c’est-à-dire qu’ils sont dirigés vers quelque chose de déterminé par la description donnée d’un objet, que ce dernier existe ou pas en dehors de l’esprit. La propriété mentale qui rend compte de la possibilité de cette direction est appelée le contenu représentationnel ou intentionnel de l’état mental.

« Heidegger ne veut pas faire de l’activité pratique l’activité première ; il veut montrer que ni l’activité pratique ni l’acte contemplatif de connaissance ne peuvent être compris comme une relation entre un sujet autosuffisant, armé de son contenu intentionnel, et un objet indépendant. »98 Ce à quoi Heidegger s’oppose, c’est la conception traditionnelle de la pratique conçue comme comprenant à l’avance les représentations. Pour Searle par exemple, l’action doit s’expliquer en termes d’états mentaux ayant un contenu intentionnel : l’intention de l’action préexiste à l’action. Heidegger tente d’échapper à cette tradition philosophique, en concentrant son effort sur un dépassement de la distinction sujet/objet, que ces conceptions présupposent.

« Husserl définit la phénoménologie comme l’étude du contenu intentionnel demeurant à l’esprit une fois le monde mis entre parenthèses, c’est-à-dire après la réduction phénoménologique. Heidegger s’oppose à l’affirmation qui sous tend cette méthode, affirmation selon laquelle la relation d’une personne au monde et aux choses qui sont en lui, doit toujours être médiatisée par un contenu intentionnel, de sorte qu’il devient possible d’opérer une réduction qui sépare l’esprit, du monde. »99

Heidegger précise : « La conception courante de l’intentionnalité méconnaît ce sur quoi, dans le cas de la perception, se dirige le percevoir. Elle méconnaît du même coup la structure de se diriger sur, l’intentio. La mécompréhension réside dans une subjectivisation à contresens de l’intentionnalité. […] L’idée d’un sujet n’ayant de vécus intentionnels que dans sa sphère, sans être dehors, mais restant enfermé dans sa boîte, est un non- sens qui méconnaît la structure ontologique fondamentale de l’étant que nous sommes nous-mêmes. »100 Pour Heidegger, tout se passe comme si le contenu intentionnel ne pouvait avoir de référence que grâce à une certaine

97 DREYFUS, Hubert L., traduction de Jean Lassègue, p. 1 (du document Internet) 98 DREYFUS, Hubert L., traduction de Jean Lassègue, p. 2 (du document Internet) 99 DREYFUS, Hubert L., traduction de Jean Lassègue, p. 3 (du document Internet)

relation avec le monde extérieur au moment même où il est en relation avec ce monde.

Hubert L. Dreyfus cite dans son article un passage de Human encounters

in the social world de Aron Gurwitsch où ce dernier expose son interprétation

de Etre et temps (Aron Gurwitsch fut étudiant de Husserl tout en étant un lecteur attentif de Heidegger). « Ce qui s’impose à nous dans l’action n’est pas déterminé par nous comme si nous étions un individu qui se tiendrait à l’extérieur de la situation et qui y jetterait un regard. Ce qui se produit et s’impose à nous est plutôt prescrit par la situation et sa structure propre, et plus nous lui faisons justice plus nous nous laissons guider par elle, c’est-à- dire moins nous nous retenons de nous immerger en elle et de nous subordonner à elle. Nous nous trouvons dans une situation et nous sommes mêlés à elle, environnés par elle et comme absorbés par elle. »101

Pour Searle, « Nos actions amènent le monde à correspondre avec ce que nous voudrions si nous y avions pensé. »102 Pour Heidegger, l’expérience de

l’action génère en plus une relation de causalité qui va du monde à l’esprit. La situation participe à faire sortir l’action de nous. Si un engagement dans le monde n’implique pas que l’expérience de l’action soit séparée de l’action elle-même, de même, la perception n’implique pas que l’expérience subjective soit séparée de l’objet de l’action.

Ce point de vue est d’ailleurs proche de celui de Maurice Merleau-Ponty. Celui-ci développe l’idée selon laquelle l’expérience de la perception est l’expérience de notre ouverture au monde : « L’enfant vit dans un monde qu’il croit d’emblée accessible à tous ceux qui l’entourent, il n’a aucune conscience de lui-même103, ni d’ailleurs des autres, comme subjectivités privées, il ne soupçonne pas que nous soyons tous et qu’il soit lui-même limité à un certain point de vue sur le monde. C’est pourquoi il ne soumet à la critique ni ses pensées, auxquelles il croit à mesure qu’elles se présentent, et sans chercher à les lier, ni nos paroles. Les hommes sont pour lui des têtes vides braquées sur un seul monde évident où tout passe […]. Mais en réalité, il faut bien que les pensées barbares des premiers âges demeurent comme

101 GURWITSCH, Aron, Human encounters in the social world, Duquesne University Press, 1979 102 SEARLE, John Rogers, L’intentionnalité. Essai de philosophie des états mentaux, 1985, p. 120 103 Nous notons que les enfants ne sont pas les seuls dans ce cas. Notre capacité à percevoir ce qui nous entoure comme un environnement, sur lequel nous pouvons agir par notre interprétation, n’est pas systématiquement mobilisée. Nous croyons souvent découvrir – en particulier lorsque la situation est nouvelle – un phénomène extérieur, impossible à remettre en cause.

un acquis indispensable sous celles de l’âge adulte, s’il doit y avoir pour l’adulte un monde unique et intersubjectif. »104

Dans la perception, nous ne faisons pas l’expérience de nous-mêmes en tant que récepteurs passifs. En tournant mon attention vers quelque chose, je m’expérimente moi-même comme lui donnant la possibilité d’apparaître. De plus, je peux focaliser mon attention sur une des parties et la manifester de plus en plus en détail.

Heidegger remet en cause une autre affirmation de Searle. Pour ce dernier, le contenu intentionnel de l’expérience de l’action est la représentation des conditions de satisfaction de l’action, c’est-à-dire la représentation de la situation que j’essaye d’achever. En d’autres termes, même si elle est spontanée, l’action ne peut être qu’intentionnellement conduite, il existe toujours une représentation du but de l’action.

Pour Heidegger, « un examen phénoménologique montre que dans une large variété de situations, les êtres humains sont en rapport avec le monde d’une façon intentionnellement organisée sans qu’ils soient constamment accompagnés d’une représentation qui spécifie ce que l’action tente d’accomplir. »105 Pour Hubert L. Dreyfus, il s’agit même d’une majorité

d’activité comme celles que nous faisons de manière experte, habituelle, fortuite… Finalement les situations les plus étudiés sont logiquement celles qui se déroulent selon le mode de distinction entre le sujet et l’objet, selon un état délibéré qui est évidemment le mode d’être que l’on a le plus tendance à remarquer.

Cette séparation entre sujet et objet, si manifeste dans le cas du spectateur au cinéma ou du lecteur devant une œuvre textuelle, est en partie également la cause de la tentation immanentiste. Le film est là, en tant qu’objet matériel omniprésent, en tant que forme visuelle et sonore identifiable hors de nous, il est tellement distinct de nous que nous ne pouvons qu’en subir les effets et les injonctions consignées dans sa structure même.

Pour appréhender la mise en sens et le passage à l’acte, Searle et Heidegger, considèrent bien le même système d’éléments pertinents : les objets, les acteurs, leurs intentionnalités. Leurs points de vue respectifs

104 MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, 1998 (1945), pp. 407-408 105 DREYFUS, Hubert L., traduction de Jean Lassègue, p. 8 (du document Internet)

diffèrent sur la dynamique de leurs interactions, sur les possibles rétroactions entre le monde des objets et l’intentionnalité et sur la capacité des comportements humains à construire une intention suiréférentielle qui représente leur but.

Depuis, d’autres courants de réflexions ont contribué à aborder la question des conditions d’émergence du sens dans l’action.