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I.2 Le constructivisme : fondement de notre démarche sur le sens

I.2.2 La construction sociale de la réalité

Berger et Luckmann, avec La construction sociale de la réalité, s’inscrivent dans le courant constructiviste et tentent d’ouvrir le cadre de la compréhension des phénomènes aux situations sociales55. On peut déjà voir dans cette démarche l’idée d’une prise en compte de la complexité. La position revendiquée par les auteurs est que « La réalité du monde n'est plus réductible à un “donné“, à jamais immuable, mais à une exploration mouvante qui en modifie à chaque instant le constat et sur lequel l'homme, en relation avec lui-même et avec les autres, a sa part d'influence active. »56

Pour Alfred Schutz, la sociologie de la connaissance devait être redéfinie car elle n’étudiait que très peu la distribution sociale de la connaissance. Berger et Luckmann tentent, dans cette logique, de redéfinir les missions de la sociologie de la connaissance mais sur les fondements de la connaissance dans la vie quotidienne. Or, dans la vie quotidienne précisent-ils, le monde est considéré comme donné, pré ordonné et indépendant de la perception que l’on porte sur lui. Il est en fait une réalité interprétée par les hommes et

55 A la fin de leur ouvrage, ils énoncent ce principe épistémologique : « Et encore nous sommes convaincus que seule une compréhension de ce que Marcel Mauss appelle un "fait social total" protégera le sociologue des réifications déformantes du sociologisme et du psychologisme. »

BERGER, Peter et LUCKMANN, Thomas, La construction sociale de la réalité, 1996, p. 254 56 MIERMONT, Jacques, note de lecture au sujet de La construction sociale de la réalité

possède, pour ces derniers, un sens en tant que monde cohérent. Les auteurs considèrent la réalité comme un « construit social » et la sociologie de la connaissance se doit d’étudier la construction de cette réalité.

Leurs travaux s’inscrivent dans une logique phénoménologique ; ici la notion de réalité est issue de l’emboîtement successif de plusieurs constructions articulées autour des situations vécues de socialisation, des connaissances, du langage…

De cette démarche découlent plusieurs réflexions et concepts essentiels pour notre réflexion et l’avancement de nos travaux.

« La conscience est toujours intentionnelle […] Peu importe de savoir si l’objet de la conscience est vécu en tant qu’élément d’un monde physique extérieur ou d’une réalité subjective intérieure. […] Des objets distincts se présentent eux-mêmes à ma conscience comme les constituants de sphères distinctes de réalité. […] Ma conscience, donc, est capable de se déplacer d’une sphère de réalité à une autre. En d’autres termes, je suis conscient du monde en tant qu’ensemble de réalités multiples. Dans la mesure où je me déplace d’une réalité à l’autre, je ressens la transition comme une forme de choc. »57

Dans l’approche de Berger et Luckmann, parmi les multiples réalités, la réalité de la vie quotidienne est souveraine. Elle est organisée autour du « ici et maintenant » et le langage y occupe une place essentielle. Les auteurs décrivent les domaines finis de signification (concept emprunté à Schutz) comme des mondes caractérisés par un détournement d’attention à la réalité de la vie quotidienne. Lors du « saut », c’est-à-dire lors du passage d’un monde fini de sens (par exemple celui de l’expérience religieuse) à celui de la réalité de la vie quotidienne, c’est le langage qui assure la continuité. Ce dernier est un système de signes qui permet à l’homme de se détacher de sa subjectivité, et la compréhension de la réalité de la vie quotidienne passe par une compréhension exacte du langage. Le langage par essence permet d’objectiver, de discourir au-delà de l’expérience et de transmettre à travers le temps.

Par ailleurs, le langage élabore des champs sémantiques qui circonscrivent une zone d’intérêt partagée avec autrui ou non. L’accumulation sélective dans ce champ détermine ce qui sera disponible et commun aux individus côtoyant ce champ sous forme de stock de connaissances.

Une large part du stock est constituée par une connaissance pragmatique élaborée au cours de routines, de situations vécues. Plus le secteur expériencé est familier et proche, plus la connaissance est complexe et détaillée ; dans le cas contraire, elle est plus générale (ou – c’est nous qui soulignons – plus superficielle et partielle car une connaissance générale, mais cohérente, peut être particulièrement complexe). Les éléments de ma propre expérience s’insèrent peu à peu dans mon stock de connaissance et simultanément le constituent. Les connaissances valides sont remises en cause seulement quand elles échouent dans la résolution d’un problème. Bien que le stock de connaissances représente l’intégralité de la vie quotidienne, la connaissance n’est pas disponible toute en même temps et ne peut pas représenter entièrement la réalité. De plus, chaque individu dispose de son propre stock de connaissances et le partage pour une partie avec d’autres.

Toute activité humaine est sujette à l’accoutumance. L’institutionnalisation est le processus par lequel les actions habituelles mises en jeu par un individu s’enfoncent alors dans la routine, à l’intérieur de son stock général de connaissances, devenant prédonnées à ses yeux et disponibles dans le cadre de ses projets futurs. L’« accoutumance » implique l’importante acquisition psychologique du rétrécissement des choix. Elle libère l’individu du poids de « toutes ces décisions ». Les réflexions théoriques de Berger et Luckmann anticipent les apports des sciences cognitives intéressés par les notions de capacité de « traitement » de l’individu et de surcharge cognitive lorsque ce dernier découvre une tâche nouvelle par exemple dans un environnement éducatif58. Pour les auteurs, les processus d’accoutumance précèdent toute institutionnalisation, même lorsqu’ils se déroulent en dehors de toute interaction sociale.

« Les origines de l’ordre institutionnel se trouvent dans la typification par l’individu de ses propres actions et de celle des autres. »59

L’institutionnalisation se manifeste chaque fois que des classes d’acteurs effectuent une typification réciproque d’actions habituelles. Berger et Luckmann s’attardent alors sur les processus qui contribuent à conférer à une institution, dans un contexte social, une réalité propre, « une réalité qui affronte l’individu comme un fait extérieur et coercitif. » L’idée qui prédomine est celle de l’enracinement progressif d’un fonctionnement social.

58 Néanmoins cette question est abordée de manière très différente selon les approches cognitiviste symbolique ou connexioniste considérées.

Initialement, l’institution est naissante et circonscrite à un nombre restreint d’individus puis peu à peu elle s’ancre, s’étend… Les théories deviennent ainsi des ensembles symboliques issus de quatre légitimations successives, qui transforment l’expérience en énoncés, les énoncés en esquisses théoriques, puis les esquisses en corps de savoir constitués. Les auteurs prennent pour exemple l’institutionnalisation de la paternité, mais précisent que l’institution peut s’appliquer à des cas plus anodins (comme le repas de famille du dimanche midi) et être seulement circonscrite à quelques individus. L’institution commence à exister à partir du moment où un événement à une signification reconnue et se renouvelle.

Une conséquence de ce processus est la possibilité d’existence de sous- univers socialement compartimentés de signification60. « Cela résulte de l’accentuation de la spécialisation du rôle jusqu’au point où la connaissance spécifique devient tout entière ésotérique, à l’opposé du stock commun de connaissances. […] Les sous-univers de signification peuvent être socialement structurés selon différents critères61 : le sexe, l’âge, l’occupation, la tendance religieuse, le goût esthétique, etc. ». Pour Berger et Luckmann, la réalité en tant que monde donné et immédiatement accessible n'existe pas, elle n’est que le fruit d’une construction sociale entre des acteurs qui co- produisent cette réalité.

Dans l’ensemble des concepts ou plutôt des processus interactionnels explicités par Berger et Luckmann, nous avons, comme Philippe Baumard62, relevé quelques zones insuffisamment explicites ou contradictoires, liées en particulier à la nécessité de prendre en compte une certaine homogénéité des constructions opérées par le genre humain. Ils précisent en particulier comment s’opère le processus de légitimation à l’origine de l’objectivation des interprétations en faisant appel au concept "d’univers symbolique". Les univers symboliques sont pour les auteurs, « les corps de tradition théorique qui intègrent différents domaines de signification et englobent l’ordre institutionnel dans une totalité symbolique »63. Les auteurs précisent dans une note la parenté de leur concept avec celui de « religion » de Durkheim.

60 BERGER, Peter et LUCKMANN, Thomas, La construction sociale de la réalité, 1996, p. 118

61 Nous notons que ces critères sont également des institutions dont certains sont des objets forgés par les sociologues eux-mêmes.

62 BAUMARD, Philippe, Constructivisme et processus de la recherche : l’émergence d’une posture épistémologique chez le chercheur, Cahiers de recherche Larego, Université de Versailles, 1997 63 BERGER, Peter et LUCKMANN, Thomas, La construction sociale de la réalité, 1996, p. 132

Par ailleurs, Berger et Luckmann font également appel à un niveau anthropologique, enraciné dans l’équipement biologique de l’homme64.

Compte tenu de leur position de rejet de l’hypothèse ontologique positive, il est étonnant que les auteurs fassent appel à ces notions et concepts qui renvoient à une dimension symbolique pré donnée et à un déterminisme génétique des humains, donc à une réalité existant en dehors des individus et des interactions qu’ils entretiennent avec le monde. Peut-être que fondamentalement, annonçant en cela les différentes positions possibles du constructivisme, les auteurs ne parviennent pas totalement à se déterminer sur la part à accorder au pré donné dans les réalités construites par les individus.

Nous notons d’ailleurs que dans leur approche, pourtant reconnue pour être celle d’un constructivisme radical, Berger et Luckmann s’intéressent comme nous-mêmes certainement moins au statut de la vérité observée qu’aux conditions et aux processus de son émergence.