• Aucun résultat trouvé

II.1 Comment spécifier notre recherche ?

II.1.2 Comment approcher l’interprétation ?

II.1.2.1 L’interprétation peut-elle se mesurer ?

Pour aborder en compréhension le processus interprétatif du spectateur de cinéma, peut-il être utile d’essayer d’approcher les interprétations pour tenter de les évaluer, par exemple d’en estimer pas à pas la complétude ? Peut-on simplement dire qu’une interprétation est complète ou incomplète, aboutie ou

inaboutie ? Peut-on se placer dans une perspective d’appréciation du cheminement de l’interprétation ? Peut-on en mesurer l’efficacité ?

On sait qu’un même moment filmique considéré par plusieurs personnes n’aboutit pas nécessairement à la même interprétation. Peut-on alors dire que certaines des interprétations sont menées à bien, et que d’autres sont inachevées ? La tentation est grande. Néanmoins, il y a plusieurs difficultés à s’engager dans cette voie. La première question est : « inachevée » par rapport à quoi ? Est-ce par rapport au résultat que l’on devrait obtenir, à ce que l’on devrait comprendre ?

Dans certains cas où siège une logique fictionnalisante, il est peut-être envisageable de préciser des points fortement polarisés dans le récit, des évolutions marquées dans le temps, des événements incontournables. Nos propres expériences de spectateur nous conduisent souvent à des interprétations sans équivoques. Nous attribuons alors parfois aux scénaristes, aux auteurs, aux réalisateurs, aux acteurs, aux techniciens – aux énonciateurs de la production – l’origine de cette certitude. Ce sont eux qui ont réglé la machine à montrer que constitue le film. Par ailleurs, s’il existe des situations peu contestables et possibles à décrire, d’autres, et de très nombreuses, paraissent plus incertaines et posent davantage de difficultés. Comment les dissocier ?

De plus, nous n’oublions pas qu’au plan méthodologique, il n’est pas tenable de définir la supposée intention des énonciateurs de la production pour en vérifier la bonne perception des interprètes. Cela reviendrait à remettre en cause le principe essentiel du modèle, défini par Sol Worth, de la séparation de l’espace de la conception-réalisation et de celui de la réception. On peut contourner cette difficulté, en omettant délibérément de considérer l’hypothétique projet du réalisateur, et en se limitant à scruter le texte filmique pour en faire une description détaillée. Cela nécessiterait une étude structurale précise que nous ne cherchons pas à faire ici. Quel niveau de description faudrait-il d’ailleurs faire ? Dans le champ de la narration, faut-il opter pour une description qui puisse permettre une lecture figurativisante (c’est-à-dire une lecture qui produise du figuratif plutôt que de l’abstrait), narrativisante ou narrative ? Par ailleurs, d’autres niveaux de construction que celui de la narration, comme ceux des modes fabulisants, esthétiques, énergétiques semblent encore moins permettre une description appropriée.

De plus, à quel spectateur cette démarche s’adresse-t-elle ? N’assigne-t-elle pas une place en filigrane, une place et un interprétant supposés ?

Au-delà de toutes ces questions, qui certainement peuvent se discuter dans le cadre de la définition d’un projet et d’une méthode de recherche, existent d’autres interrogations beaucoup plus problématiques. Comment procéder à une évaluation de ce qu’il faut comprendre ou ressentir ? Quels critères définir pour préciser si une interprétation est incomplète ? Quelle grille appliquer pour définir alors en quoi les signes sont transformés en bons objets ? Il est délicat de répondre. Nous posons, et cela constitue notre principe le plus fondamental, qu’il n’existe pas une réalité unique indépendante de celui qui l’observe.

Pour le mode fictionnalisant, un niveau de narration minimal est déjà atteint par les enfants, lorsque leur interprétation leur permet de discerner et de cliver les oppositions entre les actants du récit. Même si parfois, des situations complexes ne sont pas saisies, cette seule « ligne de tension » associée bien sûr à une capacité de figurativisation et de narrativisation, autorisent déjà des possibilités d’interprétation variées et suffisantes pour les mobiliser et contribuer à les mettre en phase. Puis-je dire que mes enfants n’ont pas tout compris de Kirikou et la sorcière197, de Chicken run198 ou

d’Asterix et Obélix : mission Cléopâtre199 ? Certainement, mais tout atteste

que si certains aspects leur échappent, les constructions qu’ils réalisent sont, pour eux, suffisamment cohérentes. De plus, elles autorisent l’établissement d’une appréciation, adhésion ou désapprobation, sur le film ou des moments du film.

Au-delà même, ne parviennent-ils pas à construire des significations, à convoquer leurs propres références et à ressentir certaines émotions auxquelles je ne peux moi-même accéder ?

Si nous répondons non à l’idée d’une évaluation de l’interprétation, d’autres approches sont possibles pour approcher les relations entre un texte et ses spectateurs. Berger et Luckmann introduisent l’idée de sous-univers de significations constitués. « Comme tous les édifices sociaux de signification, les sous-univers doivent être portés par une collectivité particulière c’est-à-

197 Kirikou et la sorcière, film de Michel Ocelot, 1998 198 Chicken run, film de Peter Lord et Nick Park, 2000

dire, par le groupe qui a produit continuellement les significations en questions et dans laquelle ces significations possèdent une réalité objective. »200 Or, les sous-univers de significations peuvent être structurés selon une multitude de critères (sexe, âge, tendance religieuse, choix de vie…). Il est donc possible d’établir des liens entre un discours filmique ou par exemple une certaine esthétique et le sous-univers de signification auquel il est « logiquement » rattaché, c’est-à-dire pour lequel l’interaction est la plus justifiable. Ce travail est intéressant pour opérer des croisements entre les études cinématographiques et la sociologie, l’histoire, etc.

Une autre voie nous semble intéressante. Elle concerne la compréhension des contraintes imposées par le film.

On peut alors essayer de qualifier, ce que sont des situations de construction de sens plutôt ouvertes ou plutôt fermées. Cette réflexion peut être conduite, en questionnant la manière dont l’objet de l’interprétation est plus ou moins imposé par le film. Mais, une autre formulation nous intéresse davantage. Comment qualifier et différencier les situations d’interprétation qui, pour certaines, autorisent un grand nombre d’interprétants différents à prendre place en leur sein et, pour d’autres, au contraire, contraignent les interprétants à adopter un profil standard conduisant plus certainement à l’univocité.

Il est également possible, comme dans les « Media reception studies » d’étudier les divergences possibles de l’interprétation des films201 par différents spectateurs. Nous reviendrons dans la conclusion de cette thèse sur les limites de cette approche, au regard de nos objectifs de recherche, mais nous pouvons déjà répondre que cela n’éclaire en rien la progression du processus interprétatif de la manière dont nous l’entendons. En abordant le spectateur par cet axe, nous nous éloignerions de nos objectifs d’approcher les processus dans l’instant présent où ils se déroulent, par l’axe communicationnel et cognitif.

200 BERGER, Peter et LUCKMANN, Thomas, La construction sociale de la réalité, 1996, p. 119 201 Nous pensons en particulier à deux articles de Sonia Livingstone :

LIVINGSTONE, Sonia, Making sense of television : The psychology of audience interpretation, (Chapitre 7, Divergent interpretations of television drama), 1990, pp. 174-188

et

LIVINGSTONE, Sonia, Interpreting a Television Narrative : How different viewers see a story, Journal of Communication, 1990 pp. 72-85