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I.5 La sémio-pragmatique

I.5.2 Introduction aux modes, processus et opérations

I.5.2.2 Narrativisation et narration

Narration et narrativisation sont les processus par lesquels une production discursive peut se transformer en récit. De nombreux théoriciens, dans une logique que l’on pourrait qualifier de cognitive, s’accordent sur une définition en deux temps de ce processus : une opération de mise en succession et une opération de transformation. Roger Odin prolonge cette réflexion en abordant la question de manière complexe, c’est-à-dire en articulant narrativisation et narration avec deux autres processus, la monstration et la discursivisation.

Pour expliquer cette démarche, il reprend dans un premier temps les travaux d’André Gaudreault sur les notions de micro-récit et de macro-récit. Ce dernier distingue en effet ces deux unités ou plutôt ces deux niveaux ; le premier est associé à la notion de plan178, le deuxième est structuré de

manière à ce que des articulations entre les micro-récits apparaissent. S’inscrit alors « le parcours d’une lecture continue »179. Dans l’exposé d’André Gaudreault, les notions de micro-récit et de macro-récit sont définies corrélativement à la structure filmique. Par ailleurs, les micro-récits révèlent le travail du monstrateur ; les macro-récits manifestent l’intention du narrateur. Cette distinction trouve à s’appliquer également à la catégorisation opérée entre le cinéma des premiers temps, principalement un cinéma de monstration, et le cinéma actuel dont le travail sur le montage en particulier lui confère un statut de cinéma de la narration.

Roger Odin se place du côté du spectateur et s’attache au travail de ce dernier c’est-à-dire aux opérations qu’il met en œuvre. A l’opposition micro- récit vs macro-récit, il substitue l’opposition narrativisation vs narration.

178 Nous entendons la notion de plan comme une suite d’images captée de manière continue. 179 GAUDREAULT, André, Du littéraire au filmique. Système du récit, 1988, p. 115

La narrativisation, que Roger Odin rapproche d’une sorte de pré- compréhension, ne peut être comprise indépendamment de la notion d’action ou, plus précisément en référence à Paul Ricœur, de la notion de « réseau conceptuel de l’action »180. Pour Roger Odin, « le niveau de narrativisation fonctionne comme une sorte d’arrière plan. Pour pouvoir avancer dans la voie de la production d’un récit proprement dit (dans la voie de la narration), une structuration de niveau supérieur est nécessaire. »181

Ainsi trois opérations sont associées à la démarche de construction d’un récit : une opération sémantique, une opération de structuration de forces, une opération syntagmatique temporelle.

Au cours de la première opération, le spectateur tente de donner une cohérence sémantique à l’ensemble des actions qu’il perçoit. A.J. Greimas qualifierait ce travail du spectateur de construction d’une isotopie sémantique182. Mais la production d’un récit nécessite également l’instauration, entre les événements, d’une relation temporelle séquentielle (et non simultanée).

La seconde opération consiste à élaborer une logique de l’action c’est-à- dire à structurer les forces en présence. Algirdas-Julien Greimas, après les travaux d’Emile Souriau et de Vladimir Propp a proposé le principe du schéma actanciel dans lequel les actants183 trouvent leur place dans un modèle où les forces – des éléments qui peuvent être des personnages mais également des concepts – se répartissent et s’organisent selon 6 fonctions.

La troisième opération est l’opération syntagmatique temporelle c’est-à-dire l’organisation des actions en une succession syntagmatique temporelle correspondant aux phases attendues pour un récit. En se référant aux propositions de plusieurs théoriciens, Roger Odin retient sept phases que nous reproduisons in extenso184 :

- La présentation d’une situation initiale (lieu, temps, personnages, état des choses) ;

- L’intervention d’un événement déclencheur qui modifie la situation initiale, instaure un déséquilibre, suscite un manque de désir, etc.

180 RICŒUR, Paul, Temps et récit II, 1984, p. 88-89 181 ODIN, Roger, De la fiction, 2000, p. 29

182 GREIMAS, Algirdas-Julien, Sémantique structurale, 1966

183 Ce terme est emprunté par A. J. Greimas à L. Tesnière, il désigne les êtres ou les choses qui, à un titre quelconque, et de quelque façon que ce soit, même au titre de simples figurants et de la façon la plus passive, participent au procès.

- La reconnaissance de ce changement et la décision d’y répondre : cela se manifeste le plus souvent par l’assignation d’un objectif, d’un but à atteindre, pris en charge par un des personnages ; dans le modèle greimassien, on parle de contrat ;

- La quête des moyens pour atteindre cet objectif ; dans le modèle greimassien, cette phase est isolée sous le nom de « séquence qualifiante » ;

- En général, apparaissent des complications qui cherchent à empêcher que l’objectif soit atteint ; ces complications conduisent à un (ou à de multiples) affrontement/s entre les forces contraires ; le récit, dit Edward Branigan, atteint alors un climax ;

- Enfin, l’affrontement aboutit à un résultat, à une résolution dans un sens ou dans l’autre, du moins à des conséquences qui peuvent être mesurées ; - Tout s’achève par la description de l’état final.

La proposition de Roger Odin conduit à maintenir la distinction entre deux niveaux de narrativité : la narrativisation se caractérise par l’inscription des mouvements dans le registre des actions et par la production d’un sentiment de narrativité ; la narration conduit à la production d’un récit. A ces deux niveaux s’ajoutent également deux autres processus : la monstration et la discursivisation.

Le travail de monstration s’inscrit relativement à celui du monstrateur. Ce dernier étant responsable de la façon dont le contenu des plans du film nous est donné à voir.

La discursivisation constitue le travail de la mise en discours opéré par le spectateur au cours du film, mais plus sûrement encore, lorsqu’il se termine ou après qu’il se soit achevé.

La narration, d’une part présuppose la narrativisation et la monstration et, d’autre part, embraye nécessairement sur la discursivisation.

Globalement, la production d’un récit est une démarche que le spectateur engage sans faire d’effort. Le film peut difficilement bloquer le travail de la narration, pour y parvenir il devra recourir aux grands moyens car le spectateur tente toujours de débloquer une incompréhension et de produire sa propre logique narrative.