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II.3.2 Vers un travail de théorisation

II.3.2.2 A la recherche de modèles structurants

Notre approche de l’analyse qualitative par théorisation a consisté en un travail important de confrontations à des savoirs. Le terme de confrontation n’est d’ailleurs pas le plus adéquat, nous dirions plutôt que nos avancées,

230 PAILLE, Pierre, Qualitative par théorisation (analyse de contenu), Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales, S/dir. MUCCHIELLI, Alex, 1996, p. 189

231 Les situations pensées nous semblent assez efficaces pour pousser à bout une logique ou une catégorisation. Par ailleurs, il est parfois difficile de retrouver des configurations équivalentes dans la base de données des situations vécues.

232 Appelée généralement expérimentation pensée (thought experiment), nous privilégions plutôt le terme d’expérience pensée ou de situation pensée.

nos réflexions, nos productions se sont appuyées et même n’ont pu émerger, que par l’apport structurant des théories. Nous souhaitons en citer trois, plus particulièrement impliquées à ce stade dans notre démarche de pensée et dans la conduite de nos constructions.

La première est l’approche de Jean-Pierre Esquenazi sur la question de la double reconnaissance et du mouvement dans l’image. Ses réflexions revendiquent la filiation avec Gilles Deleuze et, au travers ce dernier, celle d’Henri Bergson233.

Néanmoins nous avons choisi de ne pas développer cette question de la double reconnaissance dans ce chapitre. D’une part, la construction progressive de notre propos nous amène dans la deuxième partie à préciser certaines notions et développements théoriques, dont celle-ci, au fur et à mesure de l’avancement de nos réflexions et, d’autre part – dans ce cas précis – les principes fondamentaux introduits par Gilles Deleuze et développés par Jean-Pierre Esquenazi conduisent à une imbrication forte avec notre propre compréhension des phénomènes. La nécessité de l’articulation est double, justifiée à la fois pour rendre plus efficiente la construction du discours et la rédaction du texte, mais également impératif, pour nous-mêmes, pour conforter notre logique discursive et notre capacité à rédiger.

La deuxième théorie est celle de la systémique. Nous l’abordons ci- dessous. La troisième, la sémio-pragmatique, apporte les règles conceptuelles, appliquées directement au champ de la réception filmique, auxquelles nous nous référons principalement. Elle est abordée dans le sous- chapitre suivant.

II.3.2.2.1 Un modèle qui oriente les réflexions : la systémique

La définition de notre projet regroupe plutôt les vocables d’interprétation, de progression, des constructions de sens, de cours d’action, etc. Les objectifs systémiques de notre approche apparaissent moins fréquemment,

233 Pour notre part, nous devons reconnaître en être restés aux écrits de Jean-Pierre Esquenazi. Plus transversalement, nous avons seulement pu approcher la pensée de Gilles Deleuze par son abécédaire enregistré en cassette vidéo. Au sujet des théories filmiques, nous notons également le nombre pléthorique d’articles récents sur ses travaux, en particulier ceux d’auteurs américains ou australiens.

L’abécédaire de Gilles Deleuze est une interview filmée de l’auteur, le projet est réalisé par Pierre- André Boutang, 1996.

mais ne sont en rien secondaires. Il s’agit d’une dimension essentielle, transversale, toujours présente dans le regard du chercheur, orienté dans le sens des interactions, d’une certaine cohésion d’ensemble et d’un équilibre : l’homéostasie.

Plus encore, au cours de cette recherche, la pensée systémique a fortement contraint notre progression (voir les étapes de l’analyse qualitative de théorisation, première partie, II.3.2.1 Une méthode pour produire des résultats) et l’orientation des résultats en modifiant notre logique discursive.

Précisons, en regard de la pensée systémique, certains positionnements de ce travail, susceptibles de manifester la puissante force structurante de cette théorie. Ces précisions servent la définition de notre projet.

A - Quel systémisme dans notre démarche ?

Le système n’est pas à chercher dans le « film » au sens où Saussure l’entendait lorsqu’il parle du système de la langue. L’objectif de nos propositions n’est pas de trouver des articulations formelles, présentes dans le texte filmique lui-même, mais de comprendre comment les situations d’interprétation que nous avons identifiées peuvent conduire à une certaine structuration des données dans et hors du film. Le film n’existe pas tout seul dans les systèmes d’interactions considérés ici.

Nos propositions, bien qu’elles en soient plus proches, ne rejoignent pas non plus celles du courant Gestaltiste, dans sa définition originelle. Pourtant, la logique systémique y prenait place naturellement. Les gestaltistes considéraient comme impossible d’organiser un champ étudié à partir des propriétés de ses composants, mais considéraient l’organisation elle-même comme l’objet de la recherche.

Néanmoins, nous écoutons certaines critiques formulées à l’attention des courants gestaltistes ; pour pouvoir formaliser une ossature théorique stable, ces derniers se sont appuyés à une certaine ontologie objectiviste de la forme. « En réduisant dans les faits la conscience à n’être qu’une organisation des formes, ils (les gestaltistes) en ont fait oublier le caractère actif, ou bien semblé réduire le sens de tout acte à la recherche d’une meilleure organisation de ces formes. »234 Le propos que nous défendons s’inscrit dans une logique plus dynamique. Il consiste par la définition de sa

234 ROSENTHAL, Victor et VISETTI, Yves-Marie, Sens et temps de la Gestalt, Intellectica, 28 (1), 1999/1, p. 164

problématique même, à proposer une première mise en système du fonctionnement de la progression des significations et à promouvoir une perspective de théorisation conforme à notre vision énactiviste de la mise en sens.

L’approche de Francisco Varela est représentative de la notion de système que nous entendons. Avec l’exemple de l’escargot Aplysia, dans un domaine éloigné de nos préoccupations, l’auteur ne fait rien d’autre que d’essayer de comprendre le système pertinent et sa dynamique. Par cette notion de couplage, il favorise, dans la perspective de comprendre comment l’intentionnalité se construit, l’interaction entre l’environnement et l’individu. C’est dans le cadre de ces interactions systémiques que s’établit le temps de l’action.

Avec ce dernier exemple, se pose alors la question de savoir comment aborder, par les systèmes, la question si complexe de l’interprétation. Certains auteurs comme François Rastier, pense que « L’interprétation ne peut trouver de modèle unique, parce qu’elle est l’œuvre de sujets situés […], et que – malgré Grice, Sperber et Wilson – on ne peut caractériser transcendantalement la situation d’interprétation. »235 Nous serions assez

tentés nous aussi d’adopter cette position. Peut-il exister un modèle de fonctionnement impliquant le communicationnel et le cognitif, applicable comme modèle théorique. François Rastier poursuit, « Aucun concept ne permet de résumer l’ensemble de la sphère sémiotique, parce que c’est en son sein que se déploient les conceptualisations : le sens dès lors qu’on l’hypostasie, devient insaisissable, car il relève alors de la pensée de la transcendance et non des sciences. Un retrait, sceptique ou tactique comme on voudra, mais qui laisse en tout cas ouverte la place d’une philosophie du sens, nous paraît nécessaire pour développer la sémantique des langues, tout comme les sémantiques propres aux autres systèmes de signes. »236

Nous entendons cette logique prudente et conforme à la ligne de pensée de notre démarche, à l’idée d’unicité des interprétants… Néanmoins, nous pensons qu’il existe des formes possibles de modélisation complexe. Elles doivent s’accompagner du refus de souhaiter – dans un premier temps – élaborer une pensée à vocation intégratrice. Notre objectif n’est pas de

235 RASTIER, François, Pragmatique du signe et du texte, Intellectica, 1996, p. 28 de la version disponible sur Internet.

trouver un modèle général ou des règles de fonctionnement qui puissent fonctionner à tous les niveaux, mais de trouver la voie d’un début de modélisation par la mise en évidence d’interactions contextualisées, aptes à promouvoir le mouvement et l’émergence, dont on pourra discuter la validité dans diverses situations.

Nous sommes convaincus de la nécessité, en abordant l’interprétation du spectateur de fiction au cinéma, de ne pas chercher à élaborer une grammaire des processus semiotiques, mais d’avancer plutôt dans la direction d’une réflexion sur la mise en mouvement du processus interprétatif, articulant des concepts clés du modèle sémio-pragmatique avec des résultats relatifs aux contraintes du cours d’action et de l’action située.

B - La systémique : un principe structurant par nature

La théorie des systèmes, par définition, est force de structuration. Plusieurs courants de recherche en ont défini l’acception moderne.

Le paradigme structuraliste reprit par Piaget et Morin, dans la deuxième moitié du vingtième siècle, fonde l’expérience modélisatrice sur un projet complexifiant. Au lieu de réduire l’étude d’un système à celle de l’hypothétique et invariante structure qui assure et explique ses fonctionnements et ses comportements synchroniques ; au lieu de limiter le système à la théorisation des transformations morphologiques internes qui propose d’exclusives interprétations diachroniques (les historicismes) ; le structuralisme, entendu comme un idéal commun d’intelligibilité par Piaget, se propose d’en enrichir l’étude par la conjonction délibérée et permanente de deux problématiques analytiques habituellement antagonistes : l’étude du fonctionnement d’un système est indissociable de celle de ses transformations, et réciproquement. C’est en fonctionnant ou en agissant qu’il se transforme ou apprend, et c’est en se transformant ou en apprenant qu’il fonctionne ou qu’il agit.

Cette problématique complexe va, quasi nécessairement, conduire le structuralisme à inventer la notion de système dans l’acception de cette

unitas multiplexe définie par Edgar Morin. La définition donnée en 1968 par

Piaget : « Une structure est un système de transformation autonome », en rend explicitement compte.

Grégory Bateson, ethnologue de formation, redéfinit les notions de feed- back237 (principe de rétroaction) emprunté à la cybernétique et de système homéostasique238 pour les appliquer aux situations de communications. Dans cette première phase, les recherches se préoccupent de s’appuyer sur des cas concrets et une approche pragmatique des situations.

Dans un deuxième temps, Paul Watzlawick, doté d’une grande capacité théorique (il est docteur en philosophie et diplômé de psychanalyse) a structuré des propositions théoriques relatives aux processus de la communication, fondées principalement à partir de pratiques thérapeutiques centrées sur la famille. Ainsi, il procède le plus souvent par des exemples atypiques ou imaginaires, ce qui lui permet de pousser les théories à leurs limites.

Une des formalisations les plus poussées de l’école de Palo Alto, dans le champ de la communication, est d’ailleurs l’approche systémique. Paul Watzlawick reprend les réflexions réalisées dix années plus tôt par Hall et Fagen239 sur les systèmes. Pour ces derniers, un système est un ensemble d’objets et les relations entre ces objets et entre leurs attributs. « Dans cette définition, les attributs sont les propriétés des objets, et les relations, "ce qui fait tenir ensemble le système". »240 La théorisation de Watzlawick conduit à

une définition nouvelle qui dépasse la notion d’objets, permet d’intégrer plus directement les êtres humains et met en évidence la notion d’interaction. Un système devient un ensemble d’interactions donnant un sens à une action qui s’insère en son sein.

Ce retour à la genèse de la systémique n’a qu’un objectif : montrer combien le principe d’une mise en système et de la recherche d’interactions conduit la réflexion et oriente la lecture des phénomènes.

Dans les étapes précédemment décrites de l’analyse qualitative de théorisation, nous avons préféré nous engager sur un projet de mise en système plutôt que sur une modélisation. Cela signifie que nous préférons

237 WIENER, Norbert, Cybernetics or control and communication in the animal and the machine, Actualités scientifiques et industrielles, n°1053, Hermann, 1958

238 On peut se référer aux ouvrages essentiels de Grégory Bateson : BATESON, Grégory, Vers une écologie de l’esprit, 1977

BATESON, Grégory, La cérémonie du Naven, 1971

239 La notion de système est empruntée par Watzlawick à Hall A.D. et Fagen R.E., Definition of system, General Systems Yearbook, Society for the Advancement of General Systems Theory, 1, 1956, pp. 18-28

240 WATZLAWICK, Paul, HELMICK BEAVIN, Janet, JACKSON, Don D., Une logique de la communication, 1972

dans le temps de cette recherche, à défaut de bâtir un modèle, chercher à comprendre en quoi les interactions entre le film et le spectateur font tenir le système et où se situent les mouvements récursifs ; toutes les expressions d’une difficulté à désimbriquer le film et le spectateur au sein des situations dans lesquelles ils se rencontrent.

II.3.2.2.2 Un modèle appliqué au spectateur de fiction : la sémio-pragmatique La sémio-pragmatique ambitionne principalement de comprendre quelles modalités de production de sens et d’affects sont mobilisées pour construire les textes. La sémio-pragmatique parvient à définir une théorie très didactique des postures communicationnelles ancrée dans la discipline des sciences de l’information et la communication.

Plus encore, la sémio-pragmatique est un modèle structurant car elle a trouvé, avec Roger Odin, à s’appliquer spécifiquement à la réception des films de fiction. Elle permet de situer les spectateurs en regard du film, au travers des relations qu’il entretient avec ce dernier. Ainsi lorsque Roger Odin analyse le cas de la fiction – ou plutôt vue du spectateur, de la fictionnalisation – il explicite les différents liens qui relient par exemple les énonciateurs potentiels présents dans le film (d’un côté) et, au travers des relations co-construites, les énonciataires (d’un autre côté). Le système pragmatique décrit par Roger Odin est un système de relations. Il prend son sens opérationnel lorsqu’il questionne des situations d’interprétations réelles mettant aux prises des situations filmiques, des spectateurs et des contextes susceptibles de contraindre la lecture.

L’approche sémio-pragmatique est effective pour expliquer le cadre des relations dans lequel la genèse du sens s’opère, mais n’a pas pour objectif de suivre l’acte sémiotique, de préciser l’évolution du processus interprétatif et d’expliciter l’avancée dans le cours d’action de la projection. L’approche de Roger Odin (qui semble de ce point de vue un peu différente de celle de Jean-Pierre Meunier et Daniel Peraya) théorise les relations entre les actants à un niveau qui désincarne le spectateur. Les visées de cette théorisation ne sont pas cognitives, mais elles déterminent un cadre de fonctionnement dans lequel s’inscrivent des modes de lecture et où sont mobilisés des processus, eux-mêmes corrélatifs de différentes opérations. En cela le modèle sémio- pragmatique nous concerne totalement car si nos objectifs diffèrent, rien ne nous interdit d’appliquer à notre problématique du mouvement, les logiques de configurations communicationnelles (les modes) et les interactions qui les

constituent (les processus). Au contraire, ce champ de recherche « borde » notre réflexion, nous suggère des cadres de compréhension des phénomènes, identifient des types de relations entre les actants.

Les différentes étapes de l’analyse qualitative de théorisation, surtout les dernières, trouvent à s’appuyer sur des concepts, déjà mis en évidence et explicités. Les situations que nous observons, même si nous en auscultons des caractéristiques différentes, sont régies par les mêmes forces de cohésion. L’effort de théorisation produit par la sémio-pragmatique, constitue un cadre de fonctionnement ouvert dont il faut se saisir. Il trouve à s’appliquer à différentes problématiques et à s’insérer, nous semble-t-il, dans différents courants de recherche.