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Cette perspective concrète nécessite d’opérer un travail d’analyse et de structuration qualitative à partir de notre corpus. Pour appréhender cette étape, notre approche s’inspire de l’analyse qualitative par théorisation ancrée appliquée au spectateur de cinéma. Cette méthode « vise, par une analyse de contenu à générer inductivement une théorisation au sujet d'un phénomène en procédant à la conceptualisation et la mise en relation progressive et valide de données empiriques qualitatives. »222 Elle s’appuie sur plusieurs étapes (codification, catégorisation, mise en relation…). Le terme de théorisation désigne à la fois le processus et le résultat. Il ne désigne pas, à strictement parler, la démarche de création d’une théorie mais plutôt celle d’amener des phénomènes à une compréhension nouvelle, d’insérer des événements dans des contextes explicatifs, de lier dans un schéma englobant les acteurs, les interactions et processus à l’œuvre dans une situation spécifique, etc.

Pour préciser plus encore notre axe de travail, nous cherchons à nous éloigner des méthodes hypotético-déductives, et à valider ou invalider une question préalable, bordée par un ensemble de considérants réduisant le champ d’analyse. Notre démarche est ouverte sur les phénomènes, elle observe et tente de comprendre comment progressent les significations en saisissant des modes de fonctionnement, des relations entre les éléments…

222 PAILLE, Pierre, Qualitative par théorisation (analyse de contenu), Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales, S/dir. MUCCHIELLI, Alex, 1996, pp. 184-190

Pour avancer dans cette démarche de théorisation plusieurs questions surgissent de nouveau, dans des axes différents.

Notre approche située, qui comprend les interprétations au travers des systèmes d’interaction qui les régissent, nous amène à ne pas pouvoir considérer et caractériser les signes, le contexte et l’interprète indépendamment les uns des autres. Cela signifie que même si pour des raisons didactiques de présentation des réflexions et des résultats, nous pouvons être conduits à détailler des signes, ces derniers sont actualisés par un lecteur, dans un contexte.

Mais, sachant que les contextes sont mouvants et changeants, comment parvenir à une forme de théorisation introduisant la notion de contexte ? Faut- il faire varier les contextes pour les connaître ?

Notre volonté d’inclure le contexte, dans lequel les situations d’interprétation se déroulent, nous a conduits à produire une partie de nos réflexions sur la question de la prise en compte du contexte dans la construction de sens. La difficulté que nous avons rencontrée a été de parvenir à dissocier au sujet du rôle du contexte, d’une part notre réflexion générale c’est-à-dire notre intime conviction, notre sensibilité théorique de spectateur et d’autre part nos réflexions organisées c’est-à-dire les enseignements relatifs aux expériences menées dans le cadre de ces travaux. Si les deuxièmes doivent être privilégiés pour l’établissement des résultats de notre démarche, nous mesurons bien que les premiers sont également nécessaires. Ils permettent de modifier le regard porté sur les résultats. Ainsi avons-nous été confrontés à une question essentielle dans notre démarche. Est-il nécessaire de considérer des situations de projection différentes pour en analyser les effets ? Faut-il faire varier les contextes des situations de projection pour en comprendre l’impact sur l’interprétation ?

Plusieurs raisons fondamentales nous ont amenés à ne pas adopter cette démarche. Certaines sont épistémologiques, d’autres sont liées à la définition de notre problématique c’est-à-dire à l’orientation même que nous souhaitons donner à ce travail :

- Le fondement même de notre démarche est d’appréhender la question du sens dans la complexité et par une approche en compréhension. Or, faire varier le contexte pour en observer les effets, présuppose que l’on fasse des hypothèses sur le rôle du contexte, que l’on tente d’isoler ce

paramètre, pour le définir et l’expérimenter. Notre démarche ne cherche pas à démontrer que nos hypothèses se vérifient223. Notre approche est compréhensive et s’attache à relever les interactions dans les systèmes, à comprendre la limite de la pensée causale ;

- Notre démarche est inverse, profondément ancrée dans l’observation de situation Nous voulons donner au contexte toutes les chances d’être un acteur du système sans pour cela l’« expérimentaliser », c’est-à-dire le définir a priori.

Finalement, ces remarques précisent encore un peu notre objectif. Même si nous approchons l’interprétation en contexte, nous ne cherchons pas à travailler à catégoriser les contextes eux-mêmes où les phénomènes insérés dans des contextes. A l’inverse, la multiplicité des contextes rencontrés ne constitue pas un frein à la théorisation lorsque l’on recherche à comprendre un processus comme l’induction de sens, qui tienne compte de réalités pragmatiques.

Le sens de l’induction que nous adoptons ne se limite pas à l’un des trois types d’inférence. La notion d’induction est simplement à comprendre comme la manière dont les significations s’imposent à l’esprit. Là où la définition que nous adoptons conserve des similitudes avec les catégories de Peirce, c’est dans l’idée relative de progression existant au sein de la classe des arguments, de l’abduction à la déduction en passant par l’induction. Mais la progression notée par Peirce est de deux ordres.

La première est la relation de certitude entre les prémisses et le résultat de l’inférence. Elle ne nous intéresse pas car nous ne cherchons pas à évaluer ou établir de vérification entre les prémisses du film et le sens interprété par le spectateur.

La deuxième nous concerne davantage. Robert Marty en précise les contours. L’argument inductif dicte son objet à tout interprétant ; l’argument inductif le recommande ; l’argument abductif le suggère. Cette progression

223 Sur cette question voir « Les prédictions qui se vérifient d’elles-mêmes » de Paul Watzlawick. Paul Watzlawick cite successivement Einstein, Heinseberg et Feyerabend.

Pour le premier : « C’est la théorie qui détermine ce qu’on peut observer. »

Pour le second : « Nous n’observons pas la nature elle-même, mais la nature soumise à notre méthode d’investigation. »

Pour le troisième : « Les suppositions qui guident la recherche ne tendent pas à conserver, mais à anticiper. »

WATZLAWICK, Paul, HELMICK BEAVIN, Janet, JACKSON, Don D., Une logique de la communication, 1972, p. 109

participe à expliciter la façon dont l’interprète qualifie la manière d’émerger des significations. Ces dernières semblent-elles imposées et certaines ? Autorisent-elles au contraire l’interprétant à s’immiscer ? Permettent-elles le doute ?

Ces questions ne doivent pas être comprises, comme le révélateur d’un mouvement circonscrit à l’action du film sur le spectateur. L’interprétant, contraint par la situation, est celui qui mobilise les éléments du système ; le mouvement de la construction de sens dépasse cette seule relation de causalité.

De plus, l’induction ne se limite pas aux arguments, c’est-à-dire aux interprétants qui sont des arguments. Le processus interprétatif souvent n’atteint pas la pleine maturité de l’interprétant argumental, et cesse pragmatiquement sous l’effet du contexte au niveau des interprétants immédiats ou dynamiques. Nous pensons donc l’induction – au sens large – comme étant également du domaine de la priméité ou de la secondéité.

Il s’agit donc, de façon générale, de la manière plus ou moins évidente avec laquelle l’interprétant semble connecter le signe à son objet. Ainsi l’induction de sens s’applique aussi bien aux différents cadres qui orientent le mode de lecture d’un film, qu’à la reconnaissance d’un objet, d’un visage, d’une voix, ou d’un geste, mais également à l’interprétation de l’intentionnalité d’un personnage, de l’intentionnalité des énonciateurs de la production ou de la perception d’un phénomène complexe à l’origine d’une émotion.

Une des conséquences, de considérer le cours d’action de la projection et d’aborder la question de l’émergence, et ce, de manière indissociable de la situation dans laquelle le processus interprétatif se développe, rend pertinente la problématique du mouvement. Comme nous l’avons précisé dans notre méthode d’accès aux données expérientielles, pas question ici de fragmenter et d’analyser des instantanés ou même des successions de laps de temps, découpés en tranches d’égales durées ou fonction du découpage cinématographique. Ce qui nous intéresse, c’est la manière dont l’induction de sens s’opère dans le mouvement.

Mais qu’est-ce-que le mouvement ? Dans la relation entre le film et le spectateur, le mouvement est – avant même d’être figuratif – mouvement de la matière de l’expression (déplacement et variation de formes, de couleurs, de sons…). Il est ensuite mouvement dans un espace (déplacement, changement de perspectives…). II est également déplacement des actants, des personnages dans cet espace lui-même en mouvement. Il est aussi

mouvement d’une construction qui évolue au gré d’actions temporalisées, transformées en récit et structurées par l’organisation des plans et des séquences.

Le mouvement existe comme réalité de premier ordre, placé dans le film. Mais le mouvement est aussi un déplacement cognitif incessant du spectateur. Il subit les contraintes imposées par le film, mais produit aussi un travail d’anticipation. Le spectateur, lui aussi, parvient à contraindre le film et à orienter les significations en fonction de ses propres déterminations, elles- mêmes influencées par les contextes. Le mouvement est donc aussi naturellement un mouvement perçu : une réalité de second ordre.