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Sous-section 3 : Les enjeux internes aux institutions qui expérimentent des procédures de débat public

Dans le document La politique des netroots (Page 143-150)

En dépit des investissements réalisés, l’activité « co-production de l’information » que visent les sites Web initiés par les DDE de Belfort et de Saint-Etienne, tant du point de vue du partage de la publication que de celui de l’animation, s’avère en pratique particulièrement difficile à installer, en premier lieu au sein des services administratifs concernés.

Le Directeur de l’Équipement qui s’investit dans les expériences envisagées dans cette partie peut être considéré comme un rénovateur, porteur d’un projet de modernisation de l’Administration. La tentative d’installation de procédures dialogiques composées de quelques unes des plus récentes technologies de l’information et de la communication constitue un nouvel avatar des projets de modernisation de l’État régulièrement portés au sein du Ministère de l’Équipement par quelques-uns de ses hauts fonctionnaires (Thoenig, 1987). Au sein de ce Ministère, il trouve quelques appuis et ne rencontre pas d’obstacles qui empêchent l’installation des procédures de débat tant qu’elles ne posent de problèmes à quiconque. Mais il serait erroné d’avancer que le projet y suscite une large adhésion et qu’il peut se prévaloir d’un soutien sans failles : aucune autre DDE que celle dirigée par O. Frérot n’a par exemple souhaité l’expérimenter. D’un autre côté, la réalisation concrète de ce projet réclame une mobilisation des fonctionnaires de l’Équipement qu’il dirige : au sein des DDE, l’ingénieur des Ponts ne peut se contenter de l’indifférence bienveillante qui prévaut dans l’Administration centrale de tutelle ; il a besoin de ses services pour faire vivre ses sites et installer sa démarche. Or, le travail de conviction de l’intérêt du projet se heurte à certaines résistances, et les nouvelles formes d’organisation du travail prônées par l’intervenant extérieur sont à la source de tensions qui mettent en péril l’installation des procédures de débat.

Comme cela a déjà été précisé, le groupe au premier chef concerné par le développement de Rn19, de RoaNne7 ou de hYrondelle est sans doute composé des fonctionnaires chargés de les mettre en œuvre. Si l’enjeu ne se situait pas également à ce niveau, le Directeur n’aurait pas besoin de faire appel à un prestataire extérieur qui se définit comme un « dérégulateur

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de réseaux. »Ces expériences donnent dans le même temps l’occasion à Olivier Frérot de voir jusqu’à quel point la conception de l’État animateur qu’il défend à travers ces sites peut résister non seulement auprès de ses collaborateurs, de ses collègues, mais aussi d’autres services de l’Administration (particulièrement ceux de la Préfecture, car au niveau du département, le Préfet est le premier représentant de l’État) ou des collectivités locales avec lesquelles la DDE partage l’administration du territoire (Reigner, 2002).

À partir du moment où ils sont lancés, les projets RoaNne7 et hYrondelle sont animés par le même noyau de personnes, tout en connaissant un développement qui leur est propre : à de nombreux égards, de l’évolution des pratiques de publication à la fréquentation des sites, en passant par les contributions d’internautes sous forme d’articles ou de commentaires sur les forums, ils connaissent des fortunes diverses. Mais leurs destins restent par ailleurs liés dans le sens où ils sont nés d’une même volonté, ils implémentent les mêmes principes et les mêmes outils, sont dans un premier temps animés par le même prestataire, et leurs fonctionnements sont examinés et modifiés à l’aune l’un de l’autre.

La réalisation des projets se heurte à une série de difficultés, dont la première est celle de l’intégration des tâches qu’elle nécessite dans les pratiques des agents de la DDE. Comme bien souvent dans le cas d’une innovation, l’un des ressorts essentiels du déploiement de ces expériences est l’indéfectible engagement de leur initiateur principal. J’ai par ailleurs insisté sur le fait que les sites avaient été mis en ligne sans pouvoir s’appuyer sur des connaissances préalablement acquises en la matière par les fonctionnaires de l’Équipement, qu’ils soient en poste dans le Territoire de Belfort ou dans la Loire : même le poste de webmaster de la DDE de la Loire a été ouvert dans la foulée de la prise de fonction d’Olivier Frérot à Saint-Etienne. Lorsque l’on fait converger ces deux dimensions, il est bien clair que l’on multiplie les chances de se trouver face à des obstacles. Même si le Directeur dispose par définition d’un pouvoir d’entraînement auprès de ses services, il ne peut imposer du jour au lendemain les démarches qu’il entend promouvoir, et donc les mettre en place sans l’appui de ses équipes. Le Directeur dispose dans ce cas de plusieurs moyens à sa disposition : le rapport de hiérarchie, bien que non négligeable, en est un parmi d’autres. Et ce d’autant plus que, tout au long de mon enquête, je n’ai rencontré que très peu de fonctionnaires de la DDE qui

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accueillaient favorablement la démarche initiée par leur Directeur. Cela tient sans doute à la conjonction de plusieurs éléments :

-Au-delà des projets eux-mêmes, il y a tout d’abord le fait qu’il s’agit d’initiatives imposées par la Direction et elles cristallisent en cela des tensions accumulées par ailleurs. Certains voient dans la mise en place de ces sites Web un surcroît d’activité qui ne relève pas de leur mission.

-Ensuite, de nombreux agents ont le sentiment que la démarche remet en cause leur propre travail, dans la mesure où elle soumet au regard public, et par là même au feu de la critique, les tâches qu’ils effectuent au quotidien en faisant de leur mieux :

« tout le monde a l’impression de bien faire son travail et les gars trouvent injuste que quelqu’un qui n’y connaît rien ait le droit de dire « mais ce n’est pas comme ça qu’il faut faire, c’est comme ça qu’il faut faire » ou « pourquoi vous n’avez pas fait ça ? », alors qu’on avait fait notre maximum avec les moyens dont on disposait 143. »

- Enfin, ils sont nombreux, à des titres divers et variés, à ne pas voir ou ne pas partager le diagnostic d’utilité de la démarche. Certains ont tendance à penser qu’il y avait d’autres priorités, que la DDE a peut être mis « la charrue avant les bœufs » en lançant ces sites Web. Lorsque j’ai demandé un complément d’information à l’interlocuteur qui a tenu un tel propos, il a développé une réponse qui illustre un sentiment que j’estime largement partagé en interne :

« Les gens font le travail parce qu’il faut le faire, mais est-ce que les gens sont convaincus à 100 %, je ne pense pas. Je pense qu’on le fait parce qu’il faut le faire. Quand on pense à l’utilité… Tant que dans les véhicules, il n’y aura pas de terminaux, bon donner cette info, ça n’est pas vraiment utile, même si les gens peuvent y accéder sur un PC à la maison ou ils l’ont au travail. C’est vrai que c’est bien, c’est mieux que rien, mais c’est pas non plus euh… Et puis il y a plein d’usagers, y a plein de gens qui n’ont pas d’ordinateurs, qui n’ont pas internet. Il ne faut pas l’oublier. Donc c’est vrai que c’est aussi donner de l’information à une frange de la population. C’est un canal supplémentaire 144. »

Dans d’autres cas, à l’instar de celui de N. Fontaine, le jeune chef du Service Transports et Infrastructures (il a vingt six ans au moment de sa prise de fonction en 2004), familiers des

143 Entretien avec Roland Duchamp, Chef du Service d’Exploitation de la Route, DDE Loire, 21 novembre 2006. 144 Entretien avec Bernard Laulagnier, Chef de cellule, CIGT, DDE Loire, 20 novembre 2006.

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outils informatiques et d’internet, l’engagement semble moins relever de la conviction que de la distraction :

« C’est quelque chose dont je m’occupe en dehors des heures de bureau ou lorsque je n’arrive plus à faire autre chose 145. »

Dans tous les cas, même ceux qui y voient une évolution positive, et qui disposent des ressources pour s’inscrire rapidement dans le dispositif, expriment très tôt le fait qu’ils se sentent décontenancés et ils réclament un temps d’adaptation. C’est par exemple le cas d’un agent dont le poste fait qu’il est directement concerné par le projet RoaNne7, Rémy Jacquemont, dont l’engagement en faveur de l’expérience témoigne d’une curiosité et d’un certain intérêt ; il déclare en effet être en accord avec le principe :

« Il est important que les riverains puissent s’exprimer, que les utilisateurs puissent s’exprimer, que chacun puisse donner son avis sur ce que fait l’État. Ma sensibilité fait que j’étais relativement ouvert à ce principe là. Quand vous êtes en poste depuis plusieurs années, vous vous rendez compte que c’est important d’être au contact des usagers, des riverains et des propriétaires 146. »

Cependant, dès le début du processus, dans un message daté du 5 mai 2003 envoyé sur la liste de discussion, ce fonctionnaire reconnaît volontiers qu’il a besoin de temps pour intégrer la nouveauté :

« En ce qui me concerne, je reconnais que cette façon de travailler est nouvelle et que j’ai tendance à prendre le temps d’analyser la demande avant de répondre sachant que je ne comprends non plus pas tout et que cela ne facilite pas ma contribution d’autant plus que je ne suis pas un habitué des échanges sur le net. Par ailleurs, ma disponibilité actuelle me conduit à ne pas être présent sur ce sujet actuellement.

Après ces aspects négatifs, je pense que ma mentalité va évoluer avec le temps et la pratique et que notre contribution sera plus active 147. »

Cela donne une meilleure idée des conditions d’installation de ces expériences : ceux qui ont la volonté de les réaliser n’arrivent pas en terrain conquis. Même lorsqu’ils participent activement à l’un de ces projets, ce qui est finalement relativement rare, les agents n’intègrent les nouvelles pratiques qu’à la marge, c’est-à-dire qu’elles viennent se greffer à une activité qui à elle seule parvenait auparavant à remplir les emplois du temps de chacun. Plus de

145 Discussion avec Nicolas Fontaine, sur la RN82, sur la route entre Saint-Etienne et Roanne, le 8 septembre 2006. 146 Entretien avec Rémy Jacquemont, chef de cellule au sein du Service Transports Infrastructures (STI), DDE Loire, 21 novembre 2006.

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deux ans après le lancement des sites, même le responsable de la Subdivision autoroute de la DDE de la Loire, J.-P. Giraudon, qui utilise le site hYrondelle plusieurs fois par semaine pour y publier diverses informations et répondre à des interpellations : « C’est rentré, ça fait partie du boulot, à dose homéopathique 148 ! »

Au-delà de la DDE, et en dépit des efforts réalisés par ses agents pour faire connaître la démarche de « co-production de l’information » sur internet, cette dernière ne fait que peu recettes auprès des partenaires avec lesquels les services déconcentrés du Ministère de l’Équipement co-administre le territoire sur lequel elle se trouve implantée. La volonté d’ouverture et de partage des concepteurs a buté sur le faible intérêt manifesté par des acteurs externes à la DDE. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir entrepris des démarches pour tenter d’intéresser de nouveaux partenaires. Comme le rappelle le Directeur Départemental de l’Équipement pour mobiliser ses troupes sur la liste [roanne7-conf-redac], RoaNne7 n’a pas vocation à devenir le porte-voix de la DDE, mais le porte voix d’un territoire avec tous ceux qui y demeurent 149. » Afin de concrétiser cette ambition, les principaux acteurs

institutionnels du roannais (représentants de municipalités, d’intercommunalités, de pays, du Conseil Général, de la Chambre de Commerce…) ont été réunis à la fin du mois de décembre 2004 sur le thème des « Équipements Numériques » et un compte rendu de cette journée a été diffusé sur roanne7.net. Du côté de hYrondelle, en plus des efforts pour faire connaître le site, des stagiaires ont à plusieurs reprises été dépêchés auprès d’institutions publiques intervenant sur les VRU stéphanoises (pompiers, forces de l’ordre…) pour assurer une démonstration du fonctionnement du site. Les résultats finalement obtenus sont sans commune mesure avec les efforts engagés, si bien que les effets de ces derniers sont de dépit parfois minimisés par les acteurs eux-mêmes, comme en témoigne l’extrait d’entretien ci- dessous :

Rémy Jacquemont (agent de la DDE de Roanne) : « Il y avait un souhait que ce site soit utilisé par les élus, par les entreprises, les écoles. Donc il y a eu beaucoup de démarches faites par notre structure, on s’est dit « on va aller démarcher pour que les gens viennent s’exprimer », aujourd’hui, je ne sais même pas si on a un article qui découle de ces démarches.

148 Entretien avec Jean-Pierre Giraudon, chef de cellule de la Subdivision Autoroute, du Service d’Exploitation des Routes (SER) / A47, 7 septembre 2006.

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Nicolas Benvegnu : il y a celui du maire de Roanne par exemple.

Rémy Jacquemont : mais celui là, j’ai envie de dire que c’est l’exception qui confirme la règle. Soit on n’a pas réussi à bien le vendre, soit les gens sont frileux à ce type d’outils et d’innovations. Donc là-dessus, c’est plutôt dommage 150. »

L’installation des procédures ne se prolonge qu’exceptionnellement auprès d’acteurs qui auraient pu apporter leurs propres ressources et devenir des alliés, comme l’avait pourtant imaginé et souhaité leur principal instigateur. L’enquête réalisée s’arrête aux portes de la DDE car il est évidemment impossible de décrire les réseaux que les acteurs étudiés ne sont pas parvenus à tisser 151.

Les investissements réalisés pour installer les procédures de débat sont nombreux et variés : ils concernent aussi bien des moyens humains que financiers. Ils passent bien souvent par la mobilisation d’intervenants qui disposent d’une expertise en matière d’ingénierie et d’animation de telles procédures. Ces derniers sont capables de concevoir des procédures ajustées aux ambitions des porteurs de projet qui les sollicitent. La mise en œuvre de ces projets par des prestataires spécialisés implique des coûts financiers : comme celui de la démocratie délégative, l’équipement de la démocratie dialogique a un coût et induit des dépenses de fonctionnement.

Mais les investissements à réaliser visent également à associer une diversité de partenaires à la réalisation des projets. La diffusion des résultats des expériences menées et la mise en évidence de leur originalité et de leur pertinence peuvent contribuer à souligner l’intérêt des démarches entreprises et par là impliquer de nouveaux partenaires. Cet ensemble de tâches est au moins aussi délicat à réaliser que celui qui consiste à ouvrir et à animer les sites Web ; il n’en est pas moins important dans la mesure où il conditionne l’intéressement d’une diversité de partenaires et de participants au projet, et donc l’installation des procédures.

150 Entretien avec Rémy Jacquemont, chef de cellule au sein du Service Transports Infrastructures (STI), 21 novembre 2006.

151 Lorsque j’ai décidé de poursuivre l’étude entamée en master à propos du site consacré à la RN19 en me penchant sur les sites ouverts par la DDE de la Loire, j’avais en tête une étude davantage centrée sur ce qui a été publié et échangé sur les sites, sur l’identité et les motivations de ceux qui participent à l’expérience sans en être les initiateurs. Au-delà des statistiques de fréquentation et de publication, une telle enquête s’est avérée difficile à mener. Outre le fait qu’il n’est pas toujours évident d’identifier et de contacter des internautes qui s’expriment sur un forum par exemple, parfois à propos d’interventions ponctuelles qui remontent à plusieurs mois, j’ai eu un retour très faible auprès des institutions (Préfecture, mairies, associations…) ou des personnes que j’ai contactées.

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Cependant, la réalisation de ces investissements ne suffit pas à garantir une installation durable des procédures.

Section 3 : L’installation, un processus fragile

L’installation d’une procédure de débat à l’initiative d’une institution publique est un processus qui s’avère plus difficile à réaliser qu’il ne peut a priori y paraître. Elle réclame une multitude de compétences, dont ces institutions ne disposent pas toujours, et les greffes que les porteurs de projet sont contraints de réaliser en recourant à des intervenants extérieurs peuvent déboucher sur des phénomènes de rejet.

L’installation durable d’une procédure de débat par des membres du personnel politique traditionnel (des fonctionnaires, des élus locaux) réclame une conviction inébranlable de leur part, ainsi que des efforts patiemment renouvelés. Face aux difficultés que l’installation de la démarche rencontre, le Directeur de l’Équipement à l’origine des sites rn19.net, roanne7.net et hyrondelle.net fait preuve d’acharnement, jusqu’à ce que le principe de modernisation de l’Administration qui leur est sous-jacent ne finisse par se retourner contre lui et ne bénéficie plus de l’autorisation plus ou moins explicite de la part de sa hiérarchie dont il avait profité (sous-section 1).

La procédure de débat sur les éoliennes en Atrébatie prévoyait dès le départ une installation ponctuelle : bien qu’elle soit considérée comme un succès par ses organisateurs, l’installation de la démarche est plus fragile qu’il n’y paraît et doit faire face à des critiques qui mettent en cause la nature démocratique de l’expérience (sous-section 2).

Dans les deux cas envisagés dans cette section, les sites Web initiés par les DDE du Territoire de Belfort et de la Loire et la consultation sur les éoliennes en Atrébatie, les procédures de débat sont finalement et au moins provisoirement dés-installées.

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Dans le document La politique des netroots (Page 143-150)

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