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Les procédures dialogiques comme instruments de l’action publique

Dans le document La politique des netroots (Page 34-37)

Sous-section 1 : Les outils informatiques peuvent-ils contribuer à organiser de nouveaux modes de gestion politique ?

1) Les procédures dialogiques comme instruments de l’action publique

Un tel rapprochement entre un projet philosophique et politique et de nouveaux moyens de communication n’est pour l’instant qu’une hypothèse qui tient à une association d’idées mais peut être corroboré par un premier élément, une convergence sémantique : les groupes qui se rassemblent sur le net, qui y discutent suffisamment longtemps pour tisser sur ces espaces de nouveaux réseaux de relations, ne constituent-ils pas, selon la définition qu’en donne H. Rheingold, des « communautés virtuelles 23 » (Rheingold, 2000) ? Dans l’analyse de Dewey,

les communautés traditionnelles ont disparu sous l’effet conjugué d’une série de phénomènes qui se produisent ou s’intensifient depuis le milieu du XIXe siècle, parmi

lesquels peuvent être citées la découverte scientifique, l’innovation technologique, l’urbanisation, la mobilité des individus, la création de marchés internationaux… Aux relations communautaires, louées pour leurs vertus intégratrices, se sont substituées des relations impersonnelles inclinant davantage à la recherche du bonheur privé et à la désertion de la sphère publique, dessinant ainsi les contours d’une « Grande Société 24 ».Selon

Dewey, cela a précipité la désintégration du Public, qui ne dispose plus dans cette « Grande Société » des moyens de s’assembler et de discuter des problèmes qui le concernent. De ce point de vue, l’association entre les outils de publication et de discussion sur internet

23La définition est une traduction de celle proposée par H. Rheingold : « Virtual communities are social aggregations that emerge from the Net when enough people carry on those public discussions long enough, with sufficient human feeling to form web of personal relationships in cyberspace. » Rheingold, H. (2000). The Virtual Community: Homesteading on the Electronic Frontier. Cambridge, Mass.: MIT Press. 24 Des travaux qui portent sur la seconde partie du XXe siècle actualisent le diagnostic posé par J. Dewey avec les éléments dont il disposait dans les années 1920. Les approches sont variées mais convergentes : les discussions qui se sont nouées au début des années 2000 autour de la publication du politiste Robert Putnam sur le déclin du capital social aux États Unis depuis la fin de la seconde guerre mondiale en fournissent une bonne illustration. Putnam, R. D. (2001). Bowling alone: the Collapse and Revival of American Community. New York: Simon & Schuster.

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apparus depuis le milieu des années 1990 et la pensée développée par le philosophe américain au début du XXe siècle acquiert un caractère plus évident qu’il ne pouvait à

première vue y paraître : ces outils de publication et de discussion sur internet peuvent-ils concourir à la réalisation du projet de Dewey qui doit sortir le Public de son éclipse et lui permettre de s’assembler autour des problèmes qui le concernent en formant ainsi une « Grande Communauté » ? Une telle question fonde d’autres travaux universitaires, dont certains sont antérieurs à celui-ci (Gimmler, 2001) ; (Papacharissi, 2002) ; (Noveck, 2003).

Or, toutes les pratiques qui fleurissent sur internet et qui ont été évoquées en introduction ne se réduisent pas, loin s’en faut, à des initiatives d’assemblées de citoyens qui se coordonnent

via le Réseau pour soulever des problèmes et en proposer un traitement par la discussion ; en

d’autres termes, pour décliner sur de nouvelles arènes les principes de fonctionnement du

town meeting de la Nouvelle Angleterre (Bryan, 2004). Les usages du net sont nombreux,

variés, hétéroclites et touchent tous les domaines d’activité. Il n’est alors guère surprenant de remarquer que le fonctionnent d’internet et les modes de développement qui y sont à l’œuvre sont fréquemment assimilées à ceux d’un bazar (Raymond). L’idée de désordre a également cours lorsque l’on réduit la focale aux espaces qui sont consacrés à la discussion en ligne : ils peuvent parfois être assimilés à des graffiti, les peintures murales répandues dans les espaces urbains qui accumulent des couches successives sur le principe du palimpseste ; certains considèrent les discussions qui se tiennent sur ces espaces comme des « graffiti de la pire espèce », pour souligner que les prises de parole s’y font de manière anarchique et sans cohérence :

« It reminds me of graffiti, graffiti of the worst kind: isolated declarations of selfhood, failed conversations, slogans, tag lines. You don’t really see a community in these exchanges; you see a group of individuals all talking past one another, and talking in abbreviated almost unintelligible code 25. »

De plus, qu’ils se tiennent en face à face ou ligne, les débats ne sont pas spontanément orientés vers la prise en compte d’enjeux qui posent problème (Mathews, 1999) ; (Noveck,

25 « Cela me fait penser à des graffiti, des graffiti de la pire espèce : des tirades nombrilistes, des conversations qui n’aboutissent pas, des slogans, des phrases d’accroche. Ce type d’échanges ne laisse pas apparaître une

communauté mais plutôt des groupes d’individus qui s’expriment les uns après les autres, tous le faisant dans un charabia fait d’abréviations. » Johnson, S. (1997). Interface culture: how new technology transforms the way we create and communicate. [San Francisco]: HarperEdge. p. 69

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2003). La valorisation de la spontanéité démocratique des conversations est également remise en cause par M. Schudson à un niveau qui dépasse celles qui se tiennent sur internet : l’auteur estime en effet qu’une discussion ne peut être au service de la démocratie, dans le sens dans lequel l’entend Dewey, que lorsqu’elle est d’une part orientée vers la résolution d’un problème et lorsqu’elle est d’autre part encadrée par un ensemble de règles destinées à l’organiser (Schudson, 1997). Ce dernier argument permet d’insister sur le fait que, s’il est possible de trouver une application pour les outils informatiques à la problématique deweyèenne, il est en revanche inenvisageable ou du moins improbable que cela se fasse de manière spontanée, sans règles, sans conventions, sans dispositifs socio-techniques, qui organisent les discussions qui se tiennent sur certaines des arènes qui s’ouvrent sur internet. En suivant M. Callon, je propose d’appeler « procédures dialogiques 26 » l’ensemble des

règles et des outils qui sont appliqués à des enjeux controversés et qui permettent de constituer et de faire fonctionner un espace public susceptible d’accueillir les échanges de ceux qui s’estiment affectés par les conséquences d’un problème qui les réunit et qui nécessite selon eux d’être pris en charge (Callon, 2003).

Depuis une vingtaine d’années, les expérimentations de procédures dialogiques se multiplient (Blondiaux, 2008) ; des outils informatiques font à présent partie des dispositifs socio-techniques qui entrent dans la composition de certaines de ces procédures. Toutes visent à imaginer de nouvelles modalités d’association de citoyens à des choix politiques, en n’établissant pas a priori la liste des groupes concernés par un problème, c’est à dire de ceux qui peuvent participer aussi bien à sa définition qu’à la formulation de propositions de résolution. Ainsi la mise en œuvre des procédures dialogiques augure de nouveaux modes de gestion politique, que les auteurs d’Agir dans un monde incertain décrivent comme concourant au développement d’une « démocratie dialogique », et qui viennent compléter ceux qui sont déjà institués et qui fonctionnent quant à eux selon un principe de délégation à

26 « On peut convenir (…) d’appeler procédures l’ensemble des règles, conventions, dispositifs socio-techniques qui facilitent la constitution de cet espace [l’espace public de la « démocratie technique »], c’est-à-dire l’émergence et l’organisation de démonstrations qui sont à l’origine de ces innovations. » Callon, M. (2003). Quel espace public pour la démocratie technique? In D. Cefai & D. Pasquier (Eds.), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques (pp. 197-221). Paris: Presses Universitaires de France.p. 216.

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des spécialistes27. A cet égard, les procédures dialogiques sont ici considérées comme des

instruments de l’action publique.

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