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Les masses manquantes de l’analyse du débat public

Dans le document La politique des netroots (Page 55-59)

Sous-section 2 : Quelles procédures pour la démocratie dialogique ?

2) Les masses manquantes de l’analyse du débat public

Si l’on en juge par la quantité relativement limitée de travaux consacrés aux dispositifs participatifs en général qui se proposent de se pencher sur la manière dont sont définies des procédures et conçus et paramétrés des outils, se pencher sur de telles questions n’a sans doute rien d’évident. J’estime cependant que la manière dont sont élaborées, réglées et animées les procédures peut être non seulement prise comme objet d’étude mais qu’il est à ce jour l’un des principaux point aveugle de la littérature spécialisée qu’il convient de mieux éclairer. En même temps qu’une contribution à un tel chantier, cette recherche peut aussi être saisie comme un plaidoyer en faveur d’une meilleure prise en compte du rôle des procédures

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et des outils qui les composent qui sont pour l’heure les « masses manquantes » (Latour, 1992) de l’analyse sur le débat public.

Le travail réalisé par leurs concepteurs et leurs animateurs contribue à mettre en forme les discussions et à faire advenir un ou des publics appelés à participer : pour cette raison, il est important de prendre en compte la définition, la composition et l’animation. Ramené à un niveau plus général, l’argument selon lequel l’architecture d’un dispositif socio-technique produit des effets liés aux principes qui y sont enserrés et fournit de ce fait des scripts qui sont des suggestions d’utilisation ne frappe pas particulièrement par sa nouveauté : il est classique en sociologie des techniques (Bijker et al., 1987) et a été plus récemment investi par les sciences politiques, notamment dans le cadre des travaux menés par J.-P. Heurtin sur les effets de la forme des assemblées parlementaires sur les échanges qui peuvent s’y tenir : Heurtin met en relation des modes de discussion et ce qu’il désigne par « architectures morales » (Heurtin, 1994). À quelques rares et notables exceptions près, comme c’est par exemple le cas de travaux menés par le chercheur de la Kennedy School de Harvard A. Fung 50,

il est toutefois plus rarement exploré lorsqu’il s’agit d’interroger les dispositifs participatifs. Il faut toutefois noter qu’il est plus favorablement utilisé au sein des travaux qui s’intéressent plus spécifiquement aux discussions sur internet. La sensibilité à une telle problématique peut dans ce cas s’envisager à la croisée de deux hypothèses :

- Il y a tout d’abord le fait que la réflexion sur les conséquences politiques des choix architecturaux qui ont prévalu à la construction d’internet n’est sur ce terrain pas un impensé. Tout au long de la mise en place du Réseau et de ses standards, les défenseurs de la liberté d’expression sur cet espace n’ont eu de cesse de clamer que l’architecture était politique (architecture is politics) :

« Yet, the basic insight that freedom, participation, creativity, and openness are better fostered by a decentralized but coordinated architecture, than by a centralized, hierarchical one, remains correct, and is there to be taken advantage of 51. »

50 Voir en particulier

Fung, A. (2003). Recipes For Public Spheres: Eight Institutionnal Design Choices and Their Consequences. The Journal of Political Philosophy, 11, 338-367.

51 « Cependant, le constat élémentaire selon lequel la liberté, la participation, la créativité et l’ouverture sont mieux encouragées par une architecture décentralisée mais coordonnée que par une qui serait centralisée et

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L. Lessig a par exemple bien mis en évidence l’idée d’une performativité du code informatique dans le cyberespace, ce qu’il condense dans la formule devenue célèbre « the

code is the law » (Lessig, 1999). Dans ses nombreuses publications, le juriste américain à qui

l’on doit le système de licences Creative Commons, tâche de faire la démonstration que les valeurs encapsulées dans l’élaboration du Réseau et du code informatique des outils qui le constitue définissent « une architecture de liberté », marquée par une organisation qui tend à être horizontale, souple et réticulaire. Ces travaux sur l’architecture générale du net et la performativité du code ont pu inspirer des chercheurs qui se consacrent à d’autres domaines ou sous domaines des études sur internet, et en particulier celui qui concerne les discussions en ligne.

- La deuxième piste qui peut être envisagée tient au mode de communication particulier associé à l’« architecture de liberté » qui vient d’être évoquée. Internet est bien souvent présenté comme le vecteur d’une communication débridée et le théâtre d’une frénésie de la prise de parole, que certains ont analysé comme une « ivresse de la communication » (Breton, 2000). Même si J. Abbate a bien montré que l’informatique n’a initialement pas été conçue comme un mode de communication mais comme un dispositif de calcul (Abbate, 1999), il apparaît aujourd’hui naturel de considérer qu’internet, comme jadis la forme circulaire des Assemblées, active « une grammaire de la discussion » (Heurtin, 1999). Or, la discussion en ligne ne va pas sans outils via lesquels transitent les échanges : la curiosité s’est donc portée sur ces objets afin de pointer quelques-unes de leurs caractéristiques et par là proposer une approche plus complète du processus de communication dont ils sont des composantes. Bien qu’il s’agisse de logiciels informatiques, les différents outils de débat donnent donc des prises à l’observation et à l’analyse. Un tel raisonnement ne peut se déployer ni avec la même pertinence, ni selon le même protocole lorsque l’on cherche à appréhender des débats qui se déroulent en face à face, qui n’impliquent pas le même outillage. L’exécution des lignes de code des logiciels matérialise et rend de ce fait plus explicites et traçables les idées qui ont présidé à leur écriture. Cela facilite non seulement la comparaison de ces différents outils mais également celle de quelques-uns des effets que ces

hiérarchique, reste vrai, et il faut en tirer parti. » La formule est due à Mitch Kapor, fondateur de la société Lotus Development et membre fondateur de l’Electronic Frontier Foundation : « Architecture is Politics (and Politics is Architecture) », http://blog.kapor.com/?p=29, (dernier accès, 2008).

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derniers peuvent produire sur les discussions. Cette mise en visibilité peut être si frappante que l’une des seules contributions en langue française qui se livre à une comparaison des effets sur la mise en forme des contributions produits par plusieurs outils de publication sur internet, dont SPIP (auquel une section sera spécifiquement consacrée au sein du troisième chapitre), se demande si ces outils ne disposent pas de « pouvoirs exorbitants » (Jeanne- Perrier, 2006).

Par conséquent, même s’il serait erroné d’avancer qu’ils sont largement et de longue date répandus, des travaux prennent au sérieux la question des effets produits par les outils informatiques sur les discussions en ligne. Dès le début des années 2000, quelques chercheurs ont émis des hypothèses très claires à ce propos : « It seems that the interface affects the way people write and deliberate online, from the immediacy of chat systems to the stilted but carefully essays submitted to structured website bulletin boards 52. »

Mais de telles hypothèses ont globalement été peu testées et les conclusions des recherches entreprises sont restées disparates (Wilhelm, 2000), (Jones et Rafaeli, 2000) ; (Preece, 2001; Wright et Street, 2007).

La description de l’élaboration et de l’animation des procédures dialogiques et des outils informatiques qui entrent dans la composition de ces dernières doit donner des éléments sur la mise en forme particulière des discussions qu’ils produisent. Pour les raisons évoquées plus haut, les outils informatiques peuvent servir de points d’entrée et d’appui pour opérationnaliser un raisonnement qui peut être étendu aux procédures elles-mêmes. Pour le dire autrement, c’est la procédure dans son ensemble que je considère comme un objet technique.

À la différence des études qui, par différents chemins, amènent à tirer la conclusion que les procédures et les outils qui les composent peuvent être considérés comme neutres, assez rarement en défendant en tant que telle cette position, mais plus fréquemment en passant

52 « Il semble que l’interface a une incidence sur la manière dont les gens écrivent et délibèrent en ligne, et cela est valable aussi bien à propos de l’immédiateté des systèmes de chat qu’à celui essais guindés mais soigneusement rédigés qui sont publiés sur des sites web ouverts à la publication et structurés. » Morison, J., & Newman, D. (2001). Online citizenship: Consultation and Participation in New Labour's Britain and Beyond. International Review of Law, Computers and Technology, 15, 171-194. p. 185.

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purement et simplement leur rôle sous silence, je veux ici les considérer pleinement, en reprenant une expression commune à deux des chercheurs qui ont le plus travaillé cette question : design matters. Ce mot d’ordre est avancé par deux chercheurs pionniers du domaine : il est d’une part le titre d’une section d’un article de B. Noveck (Noveck, 2003), et est d’autre part le titre général d’un article de S. Wright (Wright, 2005). L’importance accordée à l’architecture des procédures constitue le point de départ de quelques programmes de recherche parmi les plus ambitieux sur le débat et la délibération en ligne. Ces programmes émanent principalement de laboratoires américains qui se livrent régulièrement à des expérimentations d’outils que les chercheurs ont eux-mêmes développé ou tout du moins qui ont été développés selon un cahier des charges qu’ils ont établi. Tous ces chercheurs partent du principe qu’il est nécessaire de proposer un environnement favorable à la délibération ou au débat organisé et que l’équipement nécessaire à ce que M. Schudson désigne par l’expression « conversation démocratique », c’est-à-dire des prises de parole mises en cohérence dans un dialogue et orienté vers la discussion d’un problème public, n’existe au mieux que de manière éclatée, c’est-à-dire non assemblé dans des procédures dialogiques. Comme le note par exemple B. Noveck, une juriste américaine qui travaille avec B. Barber à la mise au point de procédures délibératives sur internet, notamment à travers la conception du logiciel UnChat : « (…) deliberative processes must be

designed for cyberspace. So long as shopping malls instead of town halls proliferate in the

virtual landscape, electronic democracy cannot take root 53. »

Section 2 : La définition du domaine d’étude et les principes

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