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Le débat en Atrébatie : une expérience démocratique

Dans le document La politique des netroots (Page 113-120)

Sous-Section 2 : Recompositions de la politique, métamorphoses de l’action publique

3) Le débat en Atrébatie : une expérience démocratique

Particulièrement dans le cas français, du fait de la structure particulière du mix énergétique, majoritairement organisée autour du nucléaire, les projets de production d’énergie sont essentiellement portés au niveau national, et jusqu’à une période récente par quelques entreprises publiques qui agissaient comme courroie de transmission du Ministère de l’Industrie (Simonnot, 1978). Autant dire que dans un tel cadre, les initiatives de collectivités locales ne pouvaient qu’être réduites à la portion congrue. Modestement, la donne a récemment commencé à changer avec un contexte un peu plus favorable à l’émergence de sites de production d’énergies renouvelables, particulièrement ceux qui s’appuient sur la force du vent, qui présentent la triple spécificité de ne pas exiger des investissements initiaux colossaux, d’être relativement peu exigeants en terme de gestion et de maintenance, et d’être économiquement attractifs grâce à l’établissement d’une obligation de rachat de l’électricité produite par l’opérateur historique à un tarif incitatif déterminé par la loi 96. Ces trois facteurs

ont permis l’émergence de nouveaux acteurs, de taille plus réduite, parfois localisés sur une partie spécifique du territoire : c’est dans cette brèche que se sont engouffrées quelques collectivités locales auxquelles la communauté de communes de l’Atrébatie souhaite emboîter le pas avec son projet de création d’implantations d’éoliennes. Pour les représentants de l’exécutif atrébate, la nouveauté de la situation qui se cumule à celle d’une structure intercommunale aux moyens limités met face à un certain nombre de difficultés qui, pour être surmontées, nécessitent a minima une conviction sans faille du bien-fondé du projet. Le tableau initial brossé par le Président de la CCA confirme que l’expérience comporte initialement de nombreuses incertitudes avec lesquelles il lui faut composer :

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« Sujet, délai, risques de dérapage, absence de l’État…il ne manquait pratiquement rien à la panoplie des handicaps quand nous nous sommes embarqués dans l’aventure d’un dialogue citoyen nouveau sur un sujet qui avait déjà fait couler beaucoup d’encre 97. »

Le cas du projet éolien porté par la communauté de l’Atrébatie, qui résonne pour elle comme un projet de développement local, offre un exemple non seulement de tentative de définition

in situ du domaine de compétence lié au cadre intercommunal (Le Saout, 2004) mais aussi du

nouveau déploiement des politiques locales ou plus exactement des nouveaux sujets qui peuvent être pris en charge dans le cadre de politiques locales. Le Président de la Communauté de communes présente le débat public comme un moyen de nourrir le travail des élus de la contribution des habitants du territoire. Pour cela, les représentants de l’Atrébatie doivent tenir leurs concitoyens informés de l’avancement du projet et trouver selon quelle méthode ils peuvent associer la parole de ces derniers à leur décision. L’effet « cage de verre » semble ici jouer à plein.

Les représentants de la CCA font donc avant tout apparaître le débat sur les éoliennes comme une expérience démocratique qui témoigne d’une conception renouvelée du métier politique. Ils entendent montrer que les décisions ne sont pas prises dans le secret des arcannes et qu’ils sollicitent l’avis des citoyens en les consultant avant de prendre une décision. Considéré du point de vue de son principe général, ce débat ressemble à une consultation des citoyens par des élus locaux comme il en existe tant au niveau local. Pourtant, le discours des élus est sans ambiguïté : ils ont voulu œuvrer à l’exploration de nouvelles formes de démocratie. Dans le premier bilan qu’il dresse de l’opération, le Président de la CCA avance par exemple qu’il s’agit d’« une avancée réelle dans la pratique de la démocratie participative 98 ». La situation est de ce point de vue contrastée avec celle qui

prévalait dans le cas des initiatives portées par la DDE. Il est vrai que la nature de la relation entre les élus et les citoyens diffère sensiblement de celles que des fonctionnaires peuvent entretenir avec leurs administrés. Par définition, le mandat des élus est remis en jeu à intervalles réguliers par le truchement du suffrage universel. La procédure de débat public

97 Guillemant P. « Premier essai d’une participation renouvelée », Bilan politique et réponse de la Communauté de Communes, http://www.debat-atrebatie.org/suivre/synthese-du-debat/

98Guillemant, P. (2006). Premier essai d'une participation renouvelée. Bilan politique et réponse de la Communauté de Communes. http://www.debat-atrebatie.org/suivre/synthese-du-debat/premier-essai-d2019une- participation-citoyenne-renouvelee

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en Atrébatie est explicitement pensée comme un moyen de renouveler les liens avec les citoyens en dehors d’une période électorale. C’est d’ailleurs par ce biais que le porteur du projet et l’initiateur de la consultation commence par la présenter dans la publication de la communauté de communes du mois de janvier 2005, avant de lever lui-même quelques lignes plus loin l’ambigüité qui aurait pu s’installer :

« ‘La voix des citoyens n’est plus sollicitée, sauf le jour des élections.’ Qui n’a entendu ces propos au détour des conversations souvent tendues sur des sujets de grande proximité ! Voici une occasion de démontrer le contraire et de surcroît de tester une démarche parmi d’autres de démocratie directe et permanente. La Communauté s’engage dans un débat citoyen sur un sujet dit sensible : la production d’énergie éolienne en Atrébatie. »

(…) « les conclusions des deux réunions publiques seront transmises aux élus qui seront invités à se prononcer sur un projet définitif ou sur son rejet. Il nous appartiendra ensuite de saisir Monsieur le Préfet selon les modalités définies au sein du Pays d’Artois 99. »

Source : Guillemant P. (novembre 2005). « Des ailes, des racines et… des Hommes », La lettre du territoire, Communauté de Communes de l’Atrébatie, n°3.

En questionnant le Président de la Communauté de communes de l’Atrébatie, j’ai eu la confirmation d’une impression laissée par la lecture de ses textes auxquels j’avais accédé : des pans entiers de son discours se confondent avec quelques-unes des analyses sur les transformations de l’activité politique telles que les abordent les sciences politiques 100. Il

propose en effet une articulation entre la « démocratie d’opinion », la « participation », le « débat » et la « transparence de l’action publique » qui est comparable à ce que l’on peut retrouver dans une série de travaux universitaires actuels auxquels il ne fait jamais référence. L’élu local, qui souhaite discuter publiquement du projet d’aménagement dont il est porteur, établit un diagnostic qui l’amène à s’interroger sur l’équipement nécessaire au fonctionnement de la forme que prend à présent la démocratie :

99 La mise en forme originale a été respectée.

100 La plupart des travaux en la matière ont généralement au moins une référence commune sur le changement des valeurs dans les démocraties occidentales depuis les années 1970 : Inglehart, R. (1977). The Silent Revolution: Changing values and political styles among Western publics. Princeton: Princeton University Press.

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« Nous sommes dans une totale démocratie d’opinion, et elle ne peut pas trouver sa représentation dans le schéma actuel, dans tous les cas le schéma actuel est insuffisant. Il va falloir y ajouter bien d’autres choses 101

Lorsque le Président de la CCA fait une telle déclaration, il engage nécessairement une réflexion sur la nécessité d’enrichir et de compléter les modes de gestion politique existants, pour que puisse être pris en compte ce qui déborde une représentation avant tout fondée sur des mécanismes électoraux qui permettent de désigner un petit nombre de personnes pour gouverner. Ces « autres choses » qu’il convient selon lui d’ajouter correspondent à l’équipement qui est nécessaire au fonctionnement concret d’une démocratie dialogique, autour duquel est engagé un mouvement d’expérimentations qui vise à le mettre au point et à le tester.

Mais l’intention première qui préside au lancement du débat n’est cependant pas une irrépressible envie de mettre à l’épreuve des morceaux de théorie politique. Pour les élus atrébates, il s’agit plutôt de faire face à des problèmes concrets, en l’occurrence ceux qui peuvent être suscités par les réactions de la population du territoire à l’encontre de leur projet de ferme éolienne. Ils n’ont au départ que peu d’éléments précis sur la perception d’un tel projet par leurs concitoyens ; la seule chose dont ils peuvent être certains, c’est que les éoliennes déclenchent dans la plupart des cas de vives controverses. Pour affiner leur connaissance de l’opinion sur leur territoire, ils pourraient avoir recours à referendum local ou un sondage. Mais l’un et l’autre présentent des inconvénients qui les rendent peu envisageables à une échelle micro-locale pour un tel projet. Les deux dispositifs permettent d’agréger des préférences, alors que le but des élus est dans ce cas de révéler les préférences existantes et de les explorer. Le referendum local oblige à poser une question qui peut être tranchée par une réponse binaire ; il limite la participation à un acte de vote, ce qui ne permet pas de se livrer à une exploration collective des enjeux liés à l’éventuelle implantation d’un parc d’éoliennes. Le principal obstacle à l’encontre du sondage est peut être moins celui du coût trop élevé pour une petite structure, fréquemment évoqué, que celui de la possibilité de procéder plus directement lorsque l’on a affaire à un nombre peu important de citoyens

101 Entretien avec Pierre Guillemant, maire de Magnicourt-en-Comté (62), Président de la Communauté de communes de l’Atrébatie, 27 avril 2006.

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regroupés sur un territoire de taille réduite. L’idée de la consultation s’est donc imposée à l’aune de ce que le Président de la CCA qualifie de « pression de l’opinion 102 ».

Cette « pression de l’opinion » est notamment extrapolée par les élus des réactions exprimées par une large partie de la population de territoires voisins à celui de l’Atrébatie à des projets similaires à celui qu’ils souhaitent proposer. L’organisation de la procédure de débat est soumise à une double influence locale déterminante. Entre 2002 et 2005, c’est-à-dire juste avant que l’intention des représentants de la Communauté de communes d’implanter des éoliennes sur le territoire ne soit rendue publique, deux projets comparables ont été sévèrement mis en échec par des opposants dans l’immédiate proximité de l’Atrébatie :

- Le premier était porté par une Communauté de communes située à quelques kilomètres du territoire atrébate, celle des Villages Solidaires. L’absence de consultation a constitué dans ce cas une ressource décisive pour les opposants qui, en arguant du fait que les élus avaient travaillé dans la plus grande opacité, ont finalement obtenu gain de cause au bout d’une procédure juridique, c’est-à-dire qu’ils ont obtenu le retrait total du dossier.

- Le second cas critique est celui du projet de ferme éolienne à Fruges, un temps annoncée comme la plus importante de France (plus de 130 machines étaient initialement prévues). Pendant trois ans, le dossier a connu de nombreux rebondissements : il a fait l’objet d’une bataille devant les tribunaux, et les premières éoliennes d’un parc qui en compte finalement une trentaine n’ont finalement été dressées qu’en 2007 103.Avant cela, des réunions publiques

avaient été organisées ; elles avaient permis à des groupes d’opposants organisés (essentiellement à travers une antenne locale de l’association Vent de colère et l’Association de Défense de l’Environnement dans le Pas de Calais) de diffuser amplement leur message en réduisant au silence ceux qui étaient favorables au projet. Cela n’avait pas manqué de poser question au Président de l’Atrébatie qui observait ces réunions en voisin intéressé :

« À Fruges, il y a eu des réunions publiques au cours desquelles évidemment tous ceux qui ont pris la parole étaient des opposants et ceux qui étaient favorables se sont tus, d’abord

102 Entretien avec Pierre Guillemant, maire de Magnicourt-en-Comté (62), Président de la Communauté de communes de l’Atrébatie, 27 avril 2006.

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parce qu’ils avaient beaucoup moins d’arguments. Il n’y avait que les élus appuyés les techniciens qui tenaient des discours favorables. La population a été mobilisée par les opposants 104. »

Si l’absence de publicité et de débat est pour l’exécutif de l’Atrébatie inenvisageable au regard du cas de la communauté de communes des Villages Solidaires, leur organisation mérite assurément réflexion de la part des porteurs du projet de parc, dans la mesure où, comme le met en évidence ce qui s’est passé à Fruges, des opposants peuvent se saisir de l’occasion pour capturer le débat et faire une tribune de l’espace de discussion. La forme particulière de la procédure mise au point pour le débat portant sur les éoliennes en Atrébatie est très directement liée à ce que les initiateurs ont identifié comme des obstacles et ne peut être comprise sans avoir connaissance de ces derniers. Ils sont prêts à se lancer dans une démarche de consultation et de débat dont ils ne sont a priori pas des thuriféraires. Qu’ils s’engagent de gaieté de cœur ou non importe peu. C’est un souci de discussion publique couplé à celui d’en limiter les risques qui poussent les élus de l’Atrébatie à l’innovation d’une procédure qui organise le débat :

« La pression de l’opinion publique nous est apparue comme incontournable, et de fait à travailler avec une certaine originalité. On avait eu l’expérience tant Fruges qu’ailleurs que les débats étaient capturés par des opposants et que ceux qui avaient effectivement un avis à donner, ou positif ou des réserves, n’avaient pas beaucoup voix au chapitre. Alors on a essayé de trouver la bonne formule 105. »

Que ce soit dans le cas du Directeur de l’Équipement ou de celui du Président de la Communautés de communes de l’Atrébatie, les initiateurs des démarches de débat public se retrouvent dans la peau d’innovateurs qui sont conduits à « travailler avec une certaine originalité » à la conception et à la mise en place des expériences qu’ils souhaitent développer. Ils se tournent pour cela vers des partenaires et des prestataires dont l’action va permettre de rendre les projets effectifs. Ce point va être détaillé dans la prochaine section.

En dépit des similarités générales qui permettent de les regrouper dans cette première partie (il s’agit dans tous les cas d’expériences de débat public qui mettent en jeu des outils informatiques et qui sont proposés par des acteurs politiques institués par des mécanismes

104 Entretien avec Pierre Guillemant, maire de Magnicourt-en-Comté (62), Président de la Communauté de communes de l’Atrébatie, 27 avril 2006.

105 Entretien avec Pierre Guillemant, maire de Magnicourt-en-Comté (62), Président de la Communauté de communes de l’Atrébatie, 27 avril 2006.

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de délégation à des spécialistes), les initiatives envisagées présentent des situations bien distinctes du point de vue des ambitions qu’elles visent et qui président à leur mise en œuvre :

- D’un côté, les sites ouverts par les DDE (rn19.net, roanne7.net et hyrondelle.net) sont indissociables du projet de modernisation de l’État que porte leur principal initiateur. L’installation des nouveaux espaces de discussion est avant tout un enjeu interne à l’Administration : de manière paradoxale dans le sens où il s’agit d’expériences qui appellent des discussions publiques ouvertes à tout internaute, le premier public visé est constitué de fonctionnaires de l’Équipement. Dans ce cas, internet est explicitement conçu comme un moyen de « bousculer les pratiques de l’Administration 106 ».

- De l’autre, la démarche de débat public en Atrébatie est initiée par des élus locaux porteurs d’un projet d’aménagement de leur territoire à propos duquel ils souhaitent consulter la population concernée avant d’arrêter une décision. La volonté des élus est avant tout de prévenir le déclenchement de protestations locales engendrées par leur projet, en répondant à ce qu’ils ont identifié comme deux injonctions à mettre en relation avec l’évolution du métier politique : la transparence de leur démarche et la concertation/négociation avec les différentes parties prenantes intéressées par un projet particulier.

Les principes que de tels projets cherchent à mettre à l’épreuve se démarquent de ceux selon lesquels fonctionnent les modes de gestion politique traditionnels. Par conséquent, les ressources et les compétences nécessaires à l’installation de démarches qui visent l’ouverture de nouveaux espaces d’échanges partagés par des groupes qui s’estiment concernés par le traitement d’un enjeu particulier ne sont pas toujours disponibles au sein d’institutions qui, telles celles ici envisagées (une administration déconcentrée du Ministère de l’Équipement et une Communauté de communes, qui plus est de petite taille), n’ont pas été spécifiquement créés pour organiser des débats publics sur des projets d’aménagement et la redéfinition des territoires à laquelle leur réalisation pourrait concourir.

106 Je fais ici référence au titre d’un article consacré à l’expérience du site de la RN19 publié par les deux principauxconcepteurs : Chatignoux, J., & Frérot, O. (janvier 2003). Quand l'internet bouscule les pratiques de l'administration … L'expérience de co-production de la RN19. Homo Numericus.

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La mise en place des projets qui viennent d’être décrits dans la première section nécessite donc que des investissements soient réalisés, afin que les institutions existantes puissent se doter des compétences et des outils qui permettent de concrétiser les ambitions de ceux qui sont à l’initiative de ces démarches, et par là, d’expérimenter les principes de modes de gestion politique qui ne reposent pas exclusivement sur des mécanismes de délégation à des spécialistes. De manière paradoxale, l’expérimentation de nouveaux modes de gestion politique appelle l’intervention de nouveaux spécialistes qui disposent des connaissances, des compétences et des instruments nécessaires à l’installation de procédures de débat public.

Section 2 : Les investissements réalisés pour installer les

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