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Modalité et scénario modal : définition et présentation du modèle choisi pour l’étude

1.4 Le scénario modal

Le concept de scénario63 est apparu dans le cadre des travaux de psychologie cogni-tive et autour de l’intelligence artificielle64 dans le but de modéliser les comportements

62. Cour d’appel, 20/12/2012.

63. On parle aussi de script, de schéma, ou de cadre de connaissance. 64. (Schank & Abelson,1977).

humains. L’idée de départ repose sur le principe que la connaissance et la perception humaine du monde (des situations et des événements) peut être codée par des structures prototypiques, organisées en une suite d’opérations (ou d’étapes). C’est ensuite dans le domaine de l’informatique qu’il a été le plus utilisé, notamment pour la programmation algorithmique et l’automatisation des tâches. linguistique, cette idée de représenter les connaissances en recourant à des structures prototypiques a été introduite par C. Fill-more dans le cadre de sa théorie de la sémantique des cadres65. Selon l’auteur, la meilleure manière d’accéder à la signification des mots est celle qui s’appuie sur la connaissance de leurs contextes événementiels et situationnels. Ainsi par exemple, pour comprendre la signification du mot hypoténuse, il faut connaître le concept de triangle rectangle, lequel exige, à son tour, de connaître les concepts de triangle et d’angle droit. De ce point de vue, le scénario est un type de cadre dans lequel on décrit les propriétés des mots à travers des enchaînements stéréotypiques d’actions, de situations et d’événements. Dans une perspective plus élargie que celle de Fillmore, dans la mesure où la représentation prototypique dépasse le cadre de la signification des lexèmes aux textes, nous pouvons citer le modèle actanciel développé par (Greimas, 1966) où l’on retrouve cette idée de représenter les structures du récit en suivant un dispositif actanciel.

C’est dans la continuité de ces propositions théoriques et en partant du principe selon lequel le sens n’est pas donné mais construit au terme de cheminements complexes que (Gosselin, 2015) propose de décrire ces cheminements en termes de scénarios modaux. Selon l’auteur, les différentes phases convoquées par le frame ou le scénario d’un verbe ou d’un nom peuvent recevoir des caractérisations d’ordre modal. Le premier exemple décrit par l’auteur est le scénario modal du nom vengeance. Selon lui, une situation type de ven-geance peut être résumée en un événement (E1) qui renferme une situation indésirable (Sit1) qu’un individu X cause à un individu Y. E1 exprime une modalité aléthique posi-tive et Sit1 une modalité appréciaposi-tive négaposi-tive. E1 forme la première phase du scénario modal. En outre, pour qu’il y ait vengeance, il faut que cet événement soit connu par Y, ce qui implique une modalité épistémique positive. Il faut encore que Y croit (modalité

épistémique positive) d’une part que X a voulu (modalité boulique) provoquer Sit1 et d’autre part qu’il pense (modalité épistémique positive) que X lui-même savait (modalité épistémique positive) que Sit1 serait indésirable pour Y (modalité appréciative négative). Cet enchaînement forme la deuxième phase du scénario modal. Ensuite, la phase 3 corres-pond au désir de Y (modalité boulique positive) d’accomplir un événement E2 (modalité aléthique positive). Dans ce E2, Y va causer Sit2 qu’il pense (modalité épistémique) être indésirable (modalité appréciative négative) pour X. Enfin, l’aboutissement de E2 conduit à la phase finale, la phase 4 qui « constitue la phase profilée de N vengeance et le verbe se venger » (Ibid.). Soit la figure 1.10 qui représente le scénario modal du nom vengeance :

Figure 1.10 – Scénario modal du nom vengeance (Gosselin, 2015, p. 28).

Il convient de préciser que ce scénario est celui convoqué par la signification inhérente au nom vengeance. Selon les genres textuels, les contextes discursifs, d’autres phases peuvent s’ajouter ou être annulées. Dans ce cas, le scénario modal est défini comme un arrière-plan de la signification des lexèmes. Dans cette même perspective, mais en faisant appel au cadre théorique de la sémantique textuelle de F. Rastier, M. Holzem a proposé d’envi-sager le parcours interprétatif des décisions de justice sous l’angle d’une transformation modale « plus apte à la constitution d’un système d’aide à l’interprétation en prise sur les pratiques sociales du genre étudié » (Holzem, 2015). En partant des propositions théo-riques de Gosselin et d’Holzem, nous avons proposé dans le cadre de notre mémoire de fin d’étude (Cf. (Taleb,2014) et (Taleb,2015)) une première étude empirique sur le scénario

modal. Lors de cette première recherche expérimentale, nous avons utilisé le scénario mo-dal pour rendre compte de la trame textuelle et argumentative sous-jacente à certaines fiches résumant les décisions de justice dans le domaine du droit des transports. L’objectif de cette étude était double. D’une part, nous avons voulu comprendre la particularité de ces fiches dont le rôle était d’aider à la lecture des décisions de justice. D’autre part, il s’agissait de mettre à l’épreuve, pour la première fois, le concept du scénario modal corrélé au syllogisme juridique. Suite à notre étude, nous avons principalement retenu que les fiches relevaient d’une pratique textuelle différente de celle à l’œuvre dans les dé-cisions de justice et que, de ce fait, une aide à l’interprétation devait être proposée pour les textes complets et non à travers les fiches qui les résument. De plus, le scénario modal s’est révélé être une voie de recherche interessante à exploiter dans le cadre d’une aide à l’interprétation. Dans le cadre de ce mémoire de fin d’étude, nous avons mis au jour des scénarios modaux correspondant à des situations de jugements dans le cadre du droit des transports. Dans ce contexte, le scénario modal était défini comme la trame textuelle et argumentative des décisions de justice. Les fiches que nous avons étudiées résumaient des arrêts de la cour d’appel de Rouen. Le scénario modal type correspondant à ces arrêts, tel que décrit dans les fiches peut être décrit comme suit. L’événement E1 correspond à un transport d’une marchandise d’un lieu A à un lieu B (modalité aléthique). Cet événement implique souvent plusieurs protagonistes (transporteurs, vendeurs, acheteurs, affréteurs, assureurs, etc.). Dans le cadre de cet événement, une situation (Sit1) indési-rable (modalité appréciaitve négative) est causée, volontairement ou non, à l’un de ces protagonistes, disons X. Pour que le recours en justice soit admis, il faut que Z (un repré-sentant de la justice) prenne connaissance de E1 (épistémique positive (Z, E1)) et qu’il sache que X juge Sit1 indésirable pour lui (épistémique positive (Z (appréciative négative (X, Sit1)))). Il faut, en outre, que Z pense que Y a commis cette action délibérément (épistémique positive (Z (boulique positive (Y, Sit1)))). De surcroît, il faut que Z pense que Y sait que Sit1 est indésirable pour X (épistémique positive (Z (épistémique positive (Y (appréciative négative (Sit1, X)))))). Suite à tout cela, Z doit considérer que Sit1 est blâmable (modalité axiologique négative) pour ensuite être en mesure de prononcer la sanction (modalité déontique). Soit la figure 1.11 qui représente le scénario modal que

nous venons de décrire. Le scénario est accompagné d’une transcription des différentes phases pour faciliter sa compréhension :

La légende utilisée :

— Société X = appelante — Société Y = intimée

— Z = le représentant de la loi

— E1 = Y transporte une marchandise destinée à X

— Sit 1 = à destination, X constate qu’une partie de la marchandise est moisie — Sit 2 = X désire être dédommagé par Y

— E2 = Recours 1 de X contre Y — E3 = Décision premier procès — E4 = Recours 2 de X contre Y — E5 = Décision du second procès.

Si les propositions théoriques autour du scénario modal n’en étaient qu’à leurs débuts au moment de la réalisation de notre mémoire de fin d’étude, les premiers résultats pratiques que nous avons mis au jour ont montré l’intérêt qu’il y avait à poursuivre les recherches dans cette direction. Le concept de scénario serait donc d’un apport important pour le domaine des modalités. En effet, même si l’usage des modalités dans une perspective d’enchaînement structurel a été auparavant mis en œuvre66, il n’a pas été question d’une théorie centrée sur la modalité et son fonctionnement, mais elle a été plutôt considérée comme une propriété ou un état propre aux sujets. Grâce à la TMM, nous allons voir que le domaine d’application du scénario modal ne se limite pas aux représentations du monde et aux lexèmes pris isolément, mais s’applique aussi à des structures textuelles plus complexes. Dans le cadre de ce travail de thèse, nous avons dépassé l’étude des fiches résumant les décisions et avons proposé d’étendre l’étude à des textes complets. En plus de montrer l’applicabilité du scénario modal à un genre textuel particulier, le genre judiciaire, et son rôle dans le cadre d’une aide à l’interprétation, nous avons proposé des réflexions théoriques plus avancées sur ce sujet. Nous verrons dans le dernier chapitre de ce manuscrit que le concept de scénario modal ne suffit pas à lui seul pour décrire tous les phénomènes modaux dont il rend compte. Cela nous a conduit à introduire une nouvelle terminologie et des distinctions plus fines entre scénario apparent/scénario sous-jacent, scénario global/sous-scénario, etc.

Tout cela fera l’objet du chapitre 6.

1.5 Conclusion

Dans ce travail, l’objectif consiste à faire des propositions dans la perspective d’une aide à l’interprétation des décisions de justice. Pour cela, nous avons choisi l’entrée modalité comme contrainte interprétative et avons retenu l’hypothèse selon laquelle le scénario mo-dal constitue la clé de voûte de l’interprétation de ces décisions. Étant donné que notre démarche d’analyse s’appuie sur le cadre conceptuel de la sémantique textuelle, nous

visageons le scénario modal comme un élément, parmi d’autres, du parcours interprétatif global du texte. Il s’agit d’un point de vue sur le texte (une composante sémantique, la dialogique) pouvant être enrichi et complété par l’étude d’autres aspects linguistiques (comme la temporalité par exemple). Pour étudier les modalités, nous avons opté pour un cadre théorique qui s’inscrit dans une conception large des modalités. Il s’agit du modèle de la TMM proposé par (Gosselin,2010). Il convient de retenir que notre but n’est pas de mettre à l’épreuve tout le dispositif théorique de la TMM. Notre principale préoccupation est la constitution de scénarios modaux susceptibles de constituer une aide à l’interpré-tation pour le genre judiciaire. Pour cela, nous n’avons retenu que certains paramètres répondant aux besoins de notre recherche. En outre, vu la nature du matériel linguistique étudié (des textes complets), l’étude des modalités ne peut être envisagée mot par mot ou phrase par phrase. Pour toutes ces raisons, nous avons introduit dans nos analyses une notion clé, la zone modale. Elle désignera un passage de texte caractérisé par une modalité dominante. Nous parlerons ainsi de la zone de l’aléthique pour désigner la zone textuelle où la modalité aléthique domine, et de la zone de l’axiologique lorsque la modalité axiologique est celle qui domine. Cela nous permettra notamment de regrou-per des zones de textes selon leur profil modal. Concernant notre étude des modalités, elle sera abordée sous deux angles différents, mais complémentaires. D’abord, dans une approche quantitative, il sera question de décrire le profil modal de tout le corpus et des sous-corpus. Ces derniers auront été préalablement présentés dans le chapitre 4. Cette étude du profil modal est une étude lexicale menée au niveau micro et mésotextuelle et outillée par un logiciel de textométrie67. Elle fera l’objet du chapitre 5. Ensuite, dans une approche qualitative et macrotextuelle, nous proposerons des analyses modales de textes complets. L’objectif est de décrire le scénario modal de chaque sous-genre textuel (Cf. ch. 6).

Il convient enfin de préciser que, comme toile de fond pour nos interprétations linguis-tiques, nous avons adopté la perspective argumentative. En effet, le domaine d’application pour le scénario modal étant un corpus de décisions de justice qui reflète par excellence

l’exercice argumentatif, il ne serait question de faire impasse de cette dimension impor-tante. De ce point de vue, et pour faire le lien avec les modalités, il sera question d’inter-préter les analyses modales sous l’angle du phénomène de la modalisation que (Gosselin,

2010, p. 21) définit comme un procédé consistant à employer les modalités à des fins pragmatiques illocutoires et/ou perlocutoires, dans une situation de discours particulière. C’est pourquoi nous étions amenée à inscrire notre travail dans les recherches autour de l’argumentation, plus précisément le courant de l’argumentation rhétorique, et à mener une réflexion sur l’argumentation judiciaire.

L’argumentation rhétorique pour