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Pour la typologisation des genres textuels

3.3 Une théorie sémantique des genres

3.3.1 La sémantique textuelle : une théorie du texte unifiée

Les propositions de la sémantique textuelle se situent dans les prolongements d’une tradition saussurienne. Elle s’appuie sur une synthèse de la sémantique structurale européenne issue des travaux de M. Bréal, de L. Hjelsmlev, de E. Cosériu, de B. Pottier, ou encore d’A. J. Greimas. Elles s’inscrivent dans un paradigme rhétorique-herméneutique28qui envisage l’étude des textes en lien avec leurs conditions de production et d’interprétation. De ce point de vue, le texte est défini comme « une suite linguistique empirique attestée, produite dans une pratique sociale déterminée, et fixée sur un support quelconque » (Rastier,2001a, p. 21). L’objectif de Rastier est de remettre le texte au centre des études linguistiques qui l’ont délaissé, même lorsqu’elles prétendaient s’y intéresser, au profit du signe et de la proposition. Il marque ainsi ses distances à l’égard de certaines théories sémantiques qu’il présente comme relevant du paradigme logico-grammatical29 et qui se sont, selon lui, focalisées sur les « pôles extrinsèques du texte » au détriment de la description du texte en tant que tel (Rastier et al., 1994, pp. 13-18). Cette mise en perspective critique des théories de la signification permet à Rastier de mettre en avant l’apport de sa ST. Celle-ci est avant tout une théorie linguistique. Elle est différentielle, car sensible à la diversité des langues, des systèmes de signes et des textes. Elle est unifiée, car

28. « Issue de la sophistique, et par ailleurs des herméneutiques juridique, littéraire et religieuse, la problématique rhétorique/herméneutique conçoit le langage comme le lieu de la vie sociale et des affaires humaines : les affaires de la cité, pour le droit et la politique, mais aussi le lieu de l’histoire culturelle, tradition et innovation, déterminée par la création et l’interprétation des grands textes » (Rastier,2001a, p. 133).

29. Cette conception, dit l’auteur, « entend expliquer ce que dit le langage, et pourquoi ; notamment comment le concept vise le référent. Elle a une visée explicative : les lois de la pensée expliquent celles du langage, après que l’analyse du langage a permis de discerner les lois de la pensée » (Rastier,1996b, p. 35).

elle vise à intégrer, au sein d’une même théorie descriptive, les trois paliers de la description linguistique (mot, phrase, texte), en admettant tout de même l’importance du palier textuel. Elle est intégrative et fédérative, car elle croise les acquis des différentes sciences (linguistique, sémiotique, philologie), et arts (herméneutique, rhétorique) du texte.

La perspective herméneutique de la ST

La perspective herméneutique est une condition sine qua non pour appréhender les textes dans leurs conditions de production et d’interprétation. En tant qu’« objects culturels », les textes sont indissociables des pratiques sociales qui les instituent. Le domaine du droit que nous étu-dions est un terrain d’observation par excellence de l’importance de cette dimension herméneu-tique. D’abord, à travers l’activité du juge dont la tâche ne consiste pas à appliquer la loi in abstracto, ou comme une opération mathématique (Cf. supra ch. 2, § 2.3.3) mais en fonction de la singularité de chaque litige, de la jurisprudence et d’autres éléments (rapports d’exper-tises, témoignages, preuves) relatifs au dossier jugé. Ensuite, à travers le statut du justiciable, mais qui peut s’élargir à toute autre personne non experte de ce domaine, qui a besoin d’un intermédiaire pour accéder à l’interprétation des textes juridiques. Au sein d’un même domaine (le droit), les pratiques professionnelles sont différentes. Ainsi, lire/interpréter un jugement du tribunal de commerce relève-t-il d’une pratique singulière qui impose des contraintes différentes de celles qu’exigerait l’interprétation d’un arrêt de la cour d’appel ou un arrêt de la cour de Cassation. Nous y reviendrons.

La perspective philologique de la ST

La perspective philologique permet la prise en compte de la dimension critique des textes et enrichit la perspective herméneutique en questionnant l’histoire de leurs conditions de produc-tion et d’interprétaproduc-tion. Avec l’évoluproduc-tion de la linguistique vers la linguistique informatique, il s’instaure un nouveau rapport à l’empirique qui fait émerger la question de la philologie nu-mérique (Rastier, 2001a). En effet, le passage du texte au document numérique30 n’est pas simplement une question liée à un changement de support. Il bouleverse notre perception de ce support, la façon de l’aborder, de l’analyser, mais aussi et surtout, nos habitudes de lecture et

30. (Valette,2009) propose de le définir en termes de « document poly-sémiotique dématérialisé, destiné à être lu sur un écran et non sur papier. Ex. Un blog est un document numérique » (p. 73).

d’interprétation. Il est donc nécessaire d’établir une déontologie philologique :

Dès lors que l’on décrit et traite des textes, et non des exemples, une déontologie s’impose. Il s’agit d’abord de respecter des conditions de recueil, d’établissement, de transcription. Ensuite, de coder les articulations de ces textes [. . .]. (Rastier,

1996b, p. 35)

Ce questionnement préoccupe, depuis une vingtaine d’années, de nombreux auteurs dont D. Mayaffre31, J.-M. Viprey32, J.-M. Adam33 ou encore plus récemment J. Labiche et M. Hol-zem34. Leur interrogation commune tourne autour de ce nouveau rapport qu’instaure l’usage du numérique dans notre discipline, du regard que le linguiste porte sur le foisonnement des res-sources linguistiques. Qu’est-ce que les resres-sources linguistiques ou resres-sources textuelles, lorsque se confondent les œuvres littéraires avec les forums de discussions, les textes authentifiés et vérifiés avec d’autres dont la provenance est douteuse ? Comment tirer profit de l’usage des logiciels informatiques en veillant au respect du regard critique de l’analyste ? etc. La philologie numérique « ouvre ainsi un domaine d’avenir aux sciences du langage, et peut leur permettre de sortir de certaines impasses ; par exemple, la déontologie qui préside à la constitution des corpus affaiblit l’objectivisme naïf, car l’on n’a d’autres données que celles que l’on se donne »

(Rastier,2001a, p. 97). Dans le cadre de ce travail, toutes ces questions nous interpellent et nous

y sommes fortement attachée. Elles ont guidé notre façon de constituer le corpus, ses étapes de pré-traitements (balisage et codage), jusqu’à l’analyse et l’interprétation des sorties logicielles. Nous y reviendrons dans le chapitre 4 qui suit. Au sein de la ST, les deux perspectives, her-méneutique et philologique, sont unifiées dans le cadre d’une herher-méneutique matérielle. Rastier propose ainsi de reprendre le projet entrepris par (Schleiermacher,1987) et mis en œuvre par

(Szondi,1989), pour l’intégrer dans son vaste projet intellectuel qui va au-delà de la sémantique

textuelle, celui d’une sémiotique des cultures. Sa vocation épistémologique consiste à fédérer les sciences de la culture autour des concepts de langage et d’interprétation, déplacer l’opposition métaphysique entre le sujet et l’objet en une distinction re-lative entre l’interprétation et le signe, restituer la complexité radicale des textes et autres performances sémiotiques, sans chercher à les unifier dans une totalité.

31. (Mayaffre, 2006). 32. (Viprey,2005). 33. (Adam,2006a).

(Rastier,2001a, p. 284)

C’est dans ce cadre théorique et épistémologique, fondamentalement pluridisciplinaire, où les textes sont envisagés comme des performances sémiotiques engagées dans des pratiques, que l’auteur propose sa théorie des genres, baptisée poétique généralisée.