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L’argumentation rhétorique pour l’appréhension du discours judiciaire

2.3 La Nouvelle Rhétorique

2.3.3 De la nouvelle rhétorique à la logique juridique

Dans l’article Logique et rhétorique dans lequel Perelman (en collaboration avec Olbretchs-Tyteca) posait les jalons de sa nouvelle rhétorique, l’auteur affirmait que « la rhétorique, plutôt que de former le plaideur, doit former le juge », car « le juge éclairé est celui qui décide après avoir entendu le pour et le contre. »(Perelman & Olbrechts-Tyteca, 1950). Avec cette affirma-tion, l’auteur marque une distance avec la rhétorique antique, plutôt tournée vers le plaideur, et érige le discours juridique, et tout particulièrement celui du juge en terrain d’excellence pour l’exercice de la rhétorique. Pendant plus de huit ans, Perelman se consacre à son projet de fonder une Nouvelle Rhétorique en mettant de côté son activité de juriste. Cependant, sa formation en droit lui était d’une grande inspiration pour nourrir d’exemples sa théorie générale de l’ar-gumentation. À partir des années 60, il revient à son domaine initial, le droit, non pas pour « éclairer la notion d’argumentation par le modèle du juge, mais au contraire [pour] comprendre le droit par la rhétorique » (Vannier,2001, p. 102). Le tournant rhétorique chez Perelman s’est donc accompagné d’un tournant juridique dont l’objectif est de décrire le second par les moyens du premier. Il expose les fruits de son travail dans l’ouvrage Logique juridique. Nouvelle rhéto-rique, publié en 197646. L’enjeu de cette articulation entre la logique juridique et la nouvelle rhétorique est double pour le juriste philosophe. Il s’agit, d’une part, de mettre à l’épreuve sa théorie générale de l’argumentation dans un cadre spécifique, celui du droit ; et d’autre part, et c’est le plus important, il est question de décrire et de faire comprendre le fonctionnement des raisonnements pratiques à travers celui du juge. Pour Perelman, la prise en compte de ce type de raisonnements comme objet d’étude serait d’un apport considérable pour les théories de la connaissance et de l’action. Il voudrait ainsi inciter les philosophes à s’y intéresser davantage en mettant de côté l’étude des raisonnements analytiques. En effet, si les philosophes ne sont tenus ni par des contraintes de temps dans la résolution des problèmes qui se posent à eux,

ni par la contrainte de justifier les solutions apportées, il en est tout autre pour les juges. Ces derniers sont constamment devant l’urgence de trancher des litiges, de prendre des décisions et surtout d’en fournir une justification. Il s’agit donc d’un type de raisonnement qui échappe à la vérité certaine et de ce fait aux procédés de la logique formelle. Cependant, cela n’implique aucunement que la décision du juge et sa résolution du conflit soient arbitraires ou sans au-cune logique. Alors comment procède-t-il pour aboutir à une solution raisonnable et acceptable par l’auditoire (particulier et universel) ? Pour répondre à cette problématique, Perelman se penche sur l’étude des décisions de justice, plus précisément sur les justifications que les juges développent en soutien de leur décision.

La justification des décisions de justice, dite motivation, constitue pour Perelman la condition sine qua non pour l’exercice d’un droit démocratique, celui qui ne s’impose pas par autorité et majesté, mais par la recherche d’une adhésion raisonnée aux solutions apportées par la jus-tice47. Cette obligation de justifier la validité et le caractère raisonnable des décisions de justice constitue un moment clé dans l’évolution de l’argumentation judiciaire. Celle-ci a été marquée par deux événements historiques importants. Le premier correspond au décret de la constituante de la Révolution française des 16-24 août 1790 (titre V, art 15) qui déclare que « les motifs qui auront déterminé le jugement seront exprimés ». Le second est l’article du Code Napoléon qui obligeait le juge, dans le cadre de sa justification de jugement, « à éliminer les antinomies éventuelles, à combler les lacunes de la loi et à en préciser le sens par l’interprétation » (Ibid. 418). Cette obligation de justifier les décisions est cruciale pour le juge, car elle vise d’une part à réduire son insécurité juridique et d’autre part à éviter l’arbitraire décisionnaire en exposant les motifs qui l’ont conduit à une telle décision. Perelman défend l’idée selon laquelle le juge ne peut se contenter d’une application stricto sensu des textes de loi pour trancher les litiges. Certes, le respect de la loi est primordial, voire obligatoire, mais il doit être en cohérence avec le système du droit et ainsi respecter les jugements précédents, éviter les antinomies et surtout respecter l’opinion commune48. Le juge se doit d’être en phase avec les jugements de valeur

47. « Le droit est simultanément acte d’autorité et œuvre de raison et de persuasion. Le droit autori-taire, celui qui s’impose par le respect et la majesté, n’a guère à motiver. Celui qui se veut démocratique, œuvre de persuasion et de raison, doit chercher, par la motivation, à obtenir une adhésion raisonnée. (Perelman,1978, p. 425).

48. « Le caractère déraisonnable d’une décision en appelle à des critères qui sont moins juridiques que sociologiques : est déraisonnable ce que l’opinion commune ne peut pas accepter, ce qu’elle ressent comme manifestement inadapté à la situation ou au contraire à l’équité » (Perelman,1984, p. 118).

correspondant à l’état de la société et à son évolution, car « la plupart des problèmes juridiques sont résolus non par l’énoncé de la seule réponse évidente, mais par un compromis qui résulte souvent d’un effort de ménager les diverses valeurs qu’il s’agit de sauvegarder » (Perelman,1984, p. 119). En faisant l’éloge des autres facteurs, au-delà des textes de loi, Perelman dote le juge d’une « marge d’appréciation » dans le raisonnement qui le conduit à une décision raisonnable. Ce faisant, l’auteur belge, en collaboration avec ses collègues et amis juristes de l’Université libre de Bruxelles49, s’attaque à une thématique devenue tabou dans les théories traditionnelles du droit, la place qu’occupe le juge dans l’exercice de sa fonction de jugement. La logique juridique de Perelman se positionne dès lors contre ces théories traditionnelles, plus particuliè-rement celles qui s’inscrivent dans les trois courants théoriques qui ont marqué la philosophie du droit, le panlégisme, le déductivisme et le normativisme (ou le positivisme juridique)50. Alors qu’il reproche au premier de faire du juge un être passif dont le rôle est celui d’être au service du législateur, ou comme le dit Montesquieu51, être « la bouche qui prononce les paroles de la loi » ; il considère le second comme « l’envers exact de la logique juridique », car il réduit l’activité du jugement à un calcul logique, prenant la forme du syllogisme formel. Concernant le troisième courant dont le principal prometteur est Hans Kelsen, Perelman récuse fortement son idée fondatrice faisant du droit une science pure. C’est plus particulièrement contre ce dernier courant que le philosophe belge développe sa logique juridique.

Kelsen développe sa philosophie positiviste dans un ouvrage fondateur intitulé Théorie pure du droit (Kelsen,1962). Comme l’indique le titre de son livre, Kelsen présente le droit comme une science pure constituée d’un systèmes de normes. Contrairement à Perelman qui explicite les fondements de sa logique juridique à travers la position du juge et son exercice de jugement, Kelsen fait abstraction totale du juge comme individu et choisit de porter son attention sur

49. Comme le fait remarquer (Frydman, 2012, p. 229), si les travaux de Chaïm Perelman sont incon-testablement novateurs dans la théorie du droit, « il faut reconnaître que, dans sa dimension juridique, l’apport de La Nouvelle Rhétorique est le produit d’une rencontre féconde et l’œuvre d’une équipe, que l’on a pu judicieusement nommer « l’École de Bruxelles ».

50. « les membres les plus actifs du Centre [de recherches de logique de l’Université de Bruxelles] se réfèrent aux valeurs déterminées qui encadrent l’activité du juge, et qui, au sein de l’État de droit libéral, ont pour elles la force de la loi d’inertie en droit. Ces tendances sont des prises de position délibérément polémiques. Ce que confirme l’étude de détail des thèmes étudiés par le Centre : qu’il s’agisse des lacunes, des fictions, ou des difficultés de l’établissement des faits ou de la qualification, tous ces thèmes sont toujours des machines de guerre contre le panlégisme, le déductivisme, ou le positivisme » (Vannier,2001, p. 108).

ce qui constitue l’organe juridique dans sa matérialité, comme l’organisation des tribunaux par exemple. Car la science du droit, affirme l’auteur, « a affaire -on ne doit pas se lasser de l’affirmer et de le réaffirmer - non pas à des individus comme tels, mais seulement à des actions et des abs-tentions de ces individus qui sont prévues par des normes juridiques, c’est-à-dire qui font partie de leur contenu » (Kelsen, 1962, p. 225). La préoccupation principale de Kelsen est le droit positif tel qu’il est, et non comme ce qu’il devrait être ou ne pas être suivant des jugements de valeur (Ibid. 139). Ces derniers sont fortement récusés par celui qui défend une approche puriste du droit. En procédant ainsi, Perelman juge que Kelsen fait abstraction des éléments indispen-sables au bon fonctionnement du droit. En restreignant sa théorie au système des normes, il empêche tout dialogue sur la question du bien fondé moral et politique des décisions de justice, ce que vise, en priorité, une théorie rhétorique du droit. Celle-ci prouve que le droit positif intègre nécessairement des principes généraux contenant des valeurs éthico-politiques, des adages juri-diques, etc. C’est pourquoi la nouvelle rhétorique qui soutient la logique juridique de Perelman se présente comme une topique juridique dont l’objectif est de fournir aux juges un réservoir de lieux communs et spécifiques aux usages du droit et qui permettent d’aboutir à des décisions raisonnables et acceptables de tous et d’écarter des solutions non équitables ou déraisonnables

(Perelman, 1978, p. 87). C’est dans cette perspective, autour de la topique juridique, que se

sont orientées les préoccupations de son Centre d’étude de logique juridique de l’université de Bruxelles. L’objectif principal est de mettre en œuvre une méthodologie juridique qui guide les raisonnements juridiques et qui « au lieu d’opposer le droit à la raison et à la justice, s’efforcera au contraire de les concilier » (Ibid. 96).

La pensée de Perelman trouve un écho favorable au sein du paradigme herméneutique des théo-ries du droit qui se développait lui aussi dans la seconde moitié du XXe siècle. Certains auteurs, à l’instar de (Stamatis,1995) et de (Melcer,2010), préfèrent parler d’un paradigme rhétorico-herméneutique car il regroupe à la fois des auteurs qui érigent la rhétorique en modèle idéal pour l’argumentation juridique et des auteurs défendant les mérites d’une approche herméneutique pour la compréhension des textes de droit. C’est plus précisément autour de cette conception herméneutique de l’interprétation juridique que l’ensemble des auteurs se rejoignent. En effet, ils s’opposent tous aux théories jusnaturalistes et positivistes (anciennes et modernes) qui, dans un cas, subordonnent le juge à une théorie de la justice préconçue et, dans l’autre, réduisent son activité à une opération logico-formelle en délaissant la dimension herméneutique de la raison juridique. Poursuivant la voie ouverte par la nouvelle rhétorique de Perelman, les auteurs de ce

courant soutiennent l’idée que l’activité du juge est une activité conjointe d’interprétation des lois et de la qualification des faits du litige. Dans ce cadre, les activités d’interprétation et d’ar-gumentation ne peuvent s’envisager que conjointement. Ce sont deux opérations étroitement liées, car à travers son argumentation, le juge n’expose pas seulement les motifs de la déci-sion, mais justifie également l’interprétation qu’il fait du droit52. Pour l’exercice de sa fonction d’interprète et d’argumentateur, le juge ne doit pas se limiter aux seules sources premières du droit, ou à une analyse formelle et syllogistique de la situation à juger. La topique juridique de Perelman est de ce point de vue une ressource inépuisable, car elle permet une certaine liberté pour le juge dans l’interprétation de la loi. Cependant cette liberté doit être encadrée pour éviter tout arbitraire et c’est encore une fois grâce à la motivation qu’il va essayer de convaincre l’auditoire des bonnes raisons de sa décision. Ces bonnes raisons, ne se déduisent pas dans une suite d’opérations logico-formelles, mais se puisent dans des maximes, des adages, des lieux communs, en somme tout ce qui relève de la doxa. Ce sont ces éléments de la rhétorique qui permettent au juge de conduire convenablement le raisonnement judiciaire et d’aboutir à une solution équitable, opportune, socialement utile53, ce qui constitue la finalité de tout système juridique.

Comme nous venons de le voir, la nouvelle rhétorique constitue un passage indispensable pour appréhender l’argumentation judiciaire et comprendre son fonctionnement. Cependant, son ap-plication concrète pour l’analyse de notre corpus ne semble pas correspondre à nos objectifs linguistiques. En effet, en dépit d’une définition centrée sur « les techniques discursives permet-tant de provoquer ou d’accroitre l’adhésion » et malgré l’importance accordée à la dimension communicationnelle de l’argumentation, la nouvelle rhétorique de Perelman n’a fait qu’effleurer la matérialité du langage argumentatif. Elle s’est surtout focalisée sur les schèmes de pensées et les types d’arguments qui sous-tendent toute argumentation. Elle s’éloigne d’une perspective linguistique et s’inscrit plutôt dans le champ de la philosophie avec l’objectif de se substituer à la logique formelle. Dès lors, un positionnement dans un cadre théorique proprement linguistique pour notre perspective argumentative s’impose. Fidèle à la tradition rhétorique, nous faisons le choix de souscrire à une approche de l’argumentation qui perpétue les préceptes de cet art

52. « En répondant à la question de la signification d’un texte, l’interprète va souvent au-delà d’une simple attribution de sens, et se livre par exemple dans la motivation d’un jugement, à une défense de son interprétation et au rejet d’autres qui auraient été possibles » (Leben,2011, p. 50)

antique, mais dans le domaine linguistique. Il s’agit du modèle de l’analyse argumentative de Ruth Amossy que nous présentons dans la section qui suit.

2.4 L’argumentation rhétorique dans un cadre

lin-guistique. Le modèle de R. Amossy

[. . .] je voudrais arguer que la (nouvelle) rhétorique peut être pleinement intégrée dans les sciences du langage. J’entends qu’on peut, sans trahir sa vocation première, redéfinir la rhétorique perelmanienne comme l’une des branches de la linguistique du discours, à condition bien sûr de la doter des outils et procédures nécessaires à l’étude concrète de la parole argumentative. (Amossy,2002, pp.153-154).

C’est donc en se tournant vers les ressources de la rhétorique, et plus particulièrement telles que revisitées par Perelman, que Ruth Amossy entend développer sa théorie de l’argumentation. L’argumentation dans le Discours, qui constitue le titre de son ouvrage paru en 200054, s’ins-crit dans le cadre des travaux de l’école française de l’Analyse de Discours. Cette articulation entre rhétorique et linguistique s’intègre dans l’ambition générale de l’auteure consistant à éla-borer une conception conciliante et fédérative de l’argumentation. Elle revendique une approche pluridisciplinaire, nécessaire pour cerner dans sa globalité un phénomène aussi vaste que l’ar-gumentation. Dès lors, les fondements de son Analyse argumentative reposent sur les acquis de nombreux travaux antérieurs. Si la conception et la définition de l’argumentation qui soutiennent son projet viennent essentiellement de l’ancienne et de la nouvelle rhétorique, R. Amossy ne se limite pas à ce cadre et enrichit ses propositions en se référant à des travaux linguistiques55

développés au sein de paradigmes différents (pragmatique, analyse conversationnelle, analyse de discours etc.).

54. (Amossy,2012).

55. Parmi les plus cités dans son ouvrage, la logique naturelle de (Grize,1990), la théorie des actes de langage de (Austin, 1970) et (Searle, 1982), la théorie de l’argumentation dans la langue (Anscombre,

1983b), les travaux en analyse de discours, comme ceux de (Maingueneau,1990), (Maingueneau,1991) et les théories conversationnelles de l’argumentation, (Plantin,1996), (Kerbrat-Orecchioni,1998).