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Pour la typologisation des genres textuels

3.3 Une théorie sémantique des genres

3.3.2 La poétique généralisée

Prendre pour objet les textes, envisagés comme des performances sémiotiques, suppose d’adopter une perspective praxéologique, soucieuse de la prise en compte des pratiques effectives où ils sont produits et interprétés. Partant de ce principe, la poétique généralisée considère les genres comme les reflets par excellence de la diversité des pratiques, surtout professionnelles35. Elle se fixe comme objectif principal de « rompre avec l’universalisme traditionnel de la poétique transcendantale et assumer une tâche nouvelle : décrire la diversité des discours (littéraire, juridique, religieux, scientifique, etc.) et leur articulation aux genres » (Rastier,2001a, p. 229). Rastier poursuit le principe fédérateur qui a régi la ST et propose une théorie unifiée de tous les genres, littéraires et non littéraires. Partant du constat que notre monde est configuré selon la spécification des pratiques et la division du travail, et que ces pratiques de nature sociale sont à leur tour divisées en domaines sémantiques et organisées en discours, l’étude des genres comme médiateurs assurant le lien entre les textes et les pratiques, doit devenir une priorité pour la linguistique :

Doublement médiateur, le genre assure non seulement le lien entre le texte et le discours, mais aussi entre le texte et la situation, tels qu’ils sont unis dans une pratique. Le rapport entre la pratique et le genre détermine celui qui s’établit entre l’action en cours et le texte écrit ou oral qui l’accompagne. (Ibid. 229)

Les genres régissent les textes et influent sur leur interprétation, leur production et sur tous les aspects de la langue (morphosyntaxe, phonétique, etc.)36. Chaque texte relève d’un genre,

35. « La poétique décrit des normes en action, en tenant compte que ces normes sont, par définition, socialisées et que ces actions textuelles relèvent de pratiques sociales, dont elles constituent le niveau sémiotique » (Rastier,2004, p. 122).

36. « On ne saurait négliger par exemple que même la morphosyntaxe varie selon les genres et les discours. Joëlle Tamine a montré ainsi que l’apposition prend un déterminant ou non selon qu’elle se trouve dans le roman ou dans le journal, [. . . ] (1976, p. 139). Même la phonétique varie avec les genres, comme le montre l’étude des genres câlins, connus pour leurs fricatives et leurs voyelles antérieures » (Ibid.31).

et donc d’un discours qui, de par ses normes, traduit la singularité de la pratique sociale où il s’établit. Dans la poétique généralisée, le genre occupe une place prépondérante. Sans prétendre à ce qu’il soit la seule loi régissant les textes, sa prise en compte reste indispensable, car, insiste Rastier, il est « l’instance historique majeure d’actualisation et de normalisation de la langue » (Ibid. 272). Pour lui, trois raisons convergentes justifient l’importance de considérer le genre, comme niveau de base pour la classification des textes :

(i) Il n’y a pas de genres suprêmes (pas de genre des genres), car les critères de groupement des genres sont les discours – et les pratiques qui leur correspondent. [. . .]. (ii) Les parties de genres sont elles-mêmes relatives à ces genres [. . .]. (iii) Les sous-genres, comme le roman « de formation » ou le roman policier sont définis par diverses restrictions qui intéressent soit le plan de l’expression (par exemple le roman par lettres, le traité versifié), soit celui du signifié. Elles doivent être spécifiées selon les composantes mises en jeu : thématique et dialectique pour le roman policier, par exemple, dialogique pour les romans fantastiques, tactique pour les sonnets liminaires, etc. On évitera de retenir des critères contingents : le roman du XVIIe est, par exemple, une création purement académique. (Ibid. 256)

De ce point de vue, le genre n’est ni une classe, ni un type de texte, mais une lignée de réécriture au sein de laquelle le texte, « n’est pas une occurrence d’un genre, mais un moment dans une série de transmissions, dans une tradition faite de ruptures » (Ibid.). Par là, l’auteur récuse l’existence d’universaux textuels qui détermineraient la textualité en dehors de toute contrainte générique, comme le supposait auparavant les grammaires de texte et leurs partisans. Derrière ce refus, se profile la conception du sens qui fonde la ST et selon laquelle celui-ci ne serait pas immanent au texte, ni intériorisé dans le vécu de l’individu :

On doit reconnaître que le sens n’est ni dans l’objet (texte), ni dans le sujet (in-terprète), mais « dans » leur couplage37, au sein d’une pratique sociale. Pour l’interprète comme pour l’énonciateur s’imposent deux contraintes in praesentia, la situation et le contexte, et deux contraintes in absentia, le genre et l’intertexte » (Ibid. 278)

La notion de couplage dont parle l’auteur dans cette citation mérite quelques commentaires, car elle justifie, selon nous, l’importance de la prise en compte des genres pour l’interprétation

des textes. Selon (Rastier, 2001c), le concept de couplage permet de reconsidérer la place du langage dans notre environnement. Celui-ci ne peut plus être défini comme simple instrument ou faculté de l’homme, il faut au contraire les considérer comme inter-définissables l’un pour l’autre. Le langage est le milieu où l’homme agit et interprète, et toute objectivation est le résultat d’un couplage entre l’individu et son environnement. Le Langage n’est pas purement externe ou interne à l’homme, il est le lieu du couplage des deux. Cela amène l’auteur, en reprenant le projet anthropologique de W. von Humboldt (1767-1835) et J. von Uexküll (1864-1944), à développer une anthropologie sémiotique au sein de laquelle :

la culture peut devenir alors un domaine d’objectivité fédérateur des sciences hu-maines. L’anthropologie sémiotique, dont l’anthropologie linguistique est une part, quitte alors le domaine de la philosophie pour celui des sciences sociales. Son objec-tif est de poursuivre le mouvement de la linguistique historique et comparée, pour l’étendre aux autres systèmes de signes, à la musicologie comparée, par exemple. (Ibid. 187).

Le genre, dans cette perspective anthropologique, joue le rôle d’une médiation symbolique qui rend compte du lien entre l’individu et le social. Définir le langage en terme de couplage, entre le sujet et son environnement, conduit à appréhender la question du sens/interprétation des textes indissociablement de leurs cultures et de leurs histoires.

Cette question du couplage entre l’individu et son environnement, est d’autant plus importante à l’heure du numérique et du développement croissant des bases de données textuelles. Dans ce cadre, on a très souvent recours à la méthode des mots-clés pour l’extraction automatique de l’information. Cette façon de procéder a comme principale conséquence, la réduction des textes à des sacs de mots, privés de leur dimension culturelle et historique. Ainsi, comme le précisent

(Holzem & Labiche, 2017), « tirant bénéfice de la rapidité et des grandes capacités de calcul

et de tri des algorithmes, l’ère numérique condamne irrémédiablement ces contenus, à n’être plus que des données de type « big data », ayant ainsi perdu toute épaisseur contextuelle » (p. 274). Pour y remédier, les deux auteurs développent une approche culturelle du couplage sujet-environnement numérique, qu’ils présentent dans leur ouvrage intitulé Désillement numérique. Ènonciation, interprétation, connaissance (2017). Venus de disciplines différentes, linguistique pour l’une et reconnaissance des formes pour l’autre, ils se retrouvent autour de la question de l’interprétation des performances sémiotiques (comme les textes et les images), à l’ère du

numérique38. Marchant sur les pas de Rastier, entre autres auteurs, Holzem et Labiche plaident pour la prise en compte des pratiques culturelles des utilisateurs des ENT39et l’importance de la dimension socio-culturelle des textes numériques. En admettant que le document numérique est avant tout un objet culturel, situé dans une pratique déterminée par ses propres contraintes socio-professionnelles, ils rejoignent le projet de la poétique généralisée qui accorde une place centrale aux genres textuels. C’est en partant de ces postulats, que nous avons choisi, à notre tour, de souscrire au cadre de la poétique généralisée. Dans cette perspective, notre travail sur l’aide à l’interprétation est appréhendé à travers l’étude des composantes sémantiques qui définissent le cadre conceptuel des genres textuels. Par là, nous soutenons l’idée, qui relève d’ailleurs d’un impératif herméneutique et philologique, selon laquelle le texte doit être lu en fonction de son genre. Car, comme le dit à juste titre Rastier, « Un texte dont on ne connaît pas le genre semble un jeu dont on ne connaît pas les règles » (Rastier,2001a, p. 269).

3.3.3 Les composantes sémantiques pour la caractérisation des