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D’une logique des valeurs à une théorie de l’argumenta- l’argumenta-tion

L’argumentation rhétorique pour l’appréhension du discours judiciaire

2.3 La Nouvelle Rhétorique

2.3.2 D’une logique des valeurs à une théorie de l’argumenta- l’argumenta-tion

D’abord docteur en droit (1934), ensuite en philosophie (1938), Chaïm Perelman (1912-1984) est considéré comme l’une des grandes figures du XXe à avoir fortement marqué les théories

37. Le Groupe µ s’est constitué en 1967 à l’université de Liège à Bruxelles. Il rassemble des chercheurs dont J. Dubois, Ph. Minguet, F. Edeline, H. Trinon et d’autres. Issus de disciplines différentes (littérature, linguistique, psychologie, chimie, etc.), les membres du groupe se retrouvaient pour débattre et discuter des questions liées à la rhétorique, plus précisément aux figures. Leurs travaux étaient en lien avec la poétique, la sémiotique et la théorie de la communication linguistique ou visuelle. Pour une revue complète sur le parcours de recherche du Groupe µ et leurs travaux, voir la revue Protée, 38 (1) publiée en 2010 sous le titre Le Groupe µ entre rhétorique et sémiotique. Archéologie et perspectives (S. Badir & M. Dondero (éds.)).

de l’argumentation et la philosophie du droit. Dans les premières années de ses recherches, imprégné du climat intellectuel de son époque qui faisait régner le logicisme et le positivisme, Perelman s’est consacré, comme en témoignent ses premières publications38, au projet de fonder une logique des valeurs. C’est dans son article intitulé Esquisse d’une logistique des valeurs que

(Perelman,1931) propose un premier essai d’une logique des valeurs. Ces dernières sont étudiées

à travers le prisme des méthodes formelles inspirées des logiciens de l’époque, notamment de Gottlob Frege39. Dès le début de son article, Perelman précise que son objectif est de « donner un exemple de raisonnements fait sur le modèle de la logistique » (Ibid.). En combinant un point de vue scientifique et un point de vue estimatif40, l’auteur aborde la question des valeurs auxquelles il tente d’appliquer un traitement formel afin d’affirmer leur caractère arbitraire. En se basant sur un classement binaire entre valeurs absolues et valeurs relatives, Perelman s’intéresse à cinq valeurs (l’utilité personnelle, l’utilité sociale, le beau, le vrai et la religion) , qui ont, selon lui, déterminé les différentes questions philosophiques et religieuses de l’humanité. Il examine tour à tour comment l’une peut s’ériger en valeur absolue au-dessus de toutes les autres en fonction des périodes de l’histoire. Ainsi en est-il des valeurs religion et beau qui, à des moments différents de l’histoire, se sont imposées comme valeurs absolues :

On a essayé, surtout au Moyen Âge, de ramener toutes les valeurs absolues à celle de la religion ou de l’obéissance aux ordres divins. Ainsi, seul était beau ce qui servait notre sentiment religieux, seul était vrai ce qui était reconnu comme tel par les livres saints ou les représentants de Dieu sur terre, seul était moral ce que Dieu avait commandé. Plus récemment on a essayé et on essaie encore de tout ramener à la valeur absolue du beau : n’accepter que de belles vérités, de belles morales, de belles religions. C’était la période de l’exaltation de l’acte sublime, héroïque, moral, à cause de sa beauté. C’était le retour au paganisme grec et à ses divinités, dont les formes parfaites satisfont notre goût artistique. Ce n’est plus de l’art pour l’art ; c’est du « tout pour l’art ». (Perelman,1931, p. 494)

Dans les années qui ont suivi, Perelman a poursuivi le même objectif, celui d’appliquer les

mé-38. (Perelman,1931), (Perelman,1932), (Perelman,1933).

39. La logique de Frege a constitué le thème de la thèse de doctorat en philosophie de Perelman (Étude sur Frege (1938) cité dans (Dominicy,2007)).

40. « Le point de vue scientifique consiste à se demander [. . .] quelles ont été les causes des phénomènes perçus, quelles sont leurs conditions et les lois qui les régissent. [. . .] Le point de vue estimatif au contraire consiste à les classer » (Perelman, 1931, p. 488).

thodes scientifiques fondées sur les procédés de vérification et de démonstration pour l’étude des jugements de valeurs. Nonobstant l’attitude de ses contemporains qui refusaient de considérer ces derniers comme objets de la connaissance41, Perelman maintient son intérêt pour l’étude des jugements de valeur. Dans ce contexte, il fait la connaissance de Lucie Olbrechts-Tyteca (1899 - 1987) qui deviendra par la suite la co-auteure du célèbre Traité de l’argumentation. Au début de leur collaboration, à partir de 1947, les deux auteurs ont prolongé leur projet consistant à établir une logique des valeurs avec une méthodologie fondée sur l’empirisme. Chemin faisant dans leurs recherches, ils ont pris conscience de la difficulté de trancher entre les jugements de valeur et les jugements de réalité, et de l’incapacité de la seule méthode formelle à rendre compte de ces phénomènes. Ce constat les a conduits, comme l’affirme Olbrechts-Tyteca dans l’article Rencontre avec la rhétorique paru en 196342, « à abandonner définitivement le terme logique des valeurs [. . .] qui, désignant l’argumentation par un de ses objets, en donne une vue tronquée ». Ainsi, ils sont arrivés à la conclusion qu’une logique qui serait spécifique aux jugements de valeur est inexistante (Perelman, 1976, p. 101). C’est à ce stade de leurs investigations que les deux auteurs ont découvert les écrits de la rhétorique ancienne. Olbrechts-Tyteca raconte, dans (Olbrechts-Tyteca, 1963), avoir découvert la rhétorique au hasard lors de sa lecture du livre Les fleurs de Tarbes de J. Paulhan (1941) qui citait en appendice des extraits de Brunetto Latini faisant référence à la rhétorique classique. Cela a conduit Olbrechts-Tyteca et Perelman à s’intéresser davantage à ce trésors antique. Dans Logique et rhétorique, (Perelman &

Olbrechts-Tyteca, 1950) attestent du poids de cette découverte et du rôle considérable que cela a joué

pour la suite de leurs recherches :

Nous nous sommes rendu compte, en cours de travail, que les procédés que nous retrouvions étaient, en grande partie, ceux de la Rhétorique d’Aristote ; en tout cas les préoccupations de ce dernier s’y rapprochaient étrangement des nôtres. Ce fut pour nous à la fois une surprise et une révélation. (p. 9)

Dans cet article, les deux auteurs proposent de dépasser leurs recherches sur les jugements de valeur en élargissant la réflexion à la question de l’argumentation pratique. Cela constitue le début du tournant rhétorique qui donnera naissance quelques années plus tard au Traité de l’argumentation (Perelman & Olbrechts-Tyteca,1958).

41. « les jugements de valeur ne sont chez les positivistes logiques que des pseudos-jugements » ( Van-nier,2001, p. 20).

2.3.2.1 Spécificité de la nouvelle rhétorique

La nouvelle rhétorique se fixe le même objectif que celle dont elle s’inspire, i.e. l’efficacité persuasive43. Cependant, si les auteurs revendiquent cet ancrage aristotélicien, ils insistent sur le fait que leur démarche est quelque peu différente de celle du Stagirite. Pour Perelman et Olbretchs-Tyteca, l’objectif n’est pas de proposer une méthode de persuasion auto-suffisante, mais d’étudier l’argumentation dans une orientation rationaliste en se focalisant sur l’analyse d’une certaine catégorie de raisonnements, « ceux que les esprits les plus droits, [. . .], souvent les plus rationalistes, ne peuvent pas ne pas utiliser quand il s’agit de certaines matières, telles que la philosophie et les sciences humaines » (Ibid. 32). Il n’est donc pas étonnant, comme l’ont observé certains auteurs, à l’instar de (Vannier,2001) et (Amossy & Koren,2009), que dans la nouvelle rhétorique soit privilégiée l’étude du logos au détriment des autres composantes de la rhétorique ancienne. Ce primat accordé au logos se confirme par la définition que les auteurs du Traité avancent pour l’argumentation qui désigne, selon eux, « l’étude des techniques discursives permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment » (Perelman & Olbrechts-Tyteca,1958, p. 5). Par ailleurs, la volonté d’inscrire leur théorie dans la rhétorique ancienne traduit un fort positionnement dans le champ philosophique. En effet, dès les premières pages du Traité, les deux auteurs manifestent un rejet de la pensée cartésienne développée dans la lignée des travaux de R. Descartes (1596-1650). Ils présentent leur ouvrage comme « une rupture avec une conception de la raison et du raisonnement, issue de Descartes, qui a marqué de son sceau la philosophie occidentale des trois derniers siècles »

(Perelman & Olbrechts-Tyteca,1958, p. 1). Ils reprochent à ce dernier et à ses partisans d’avoir

contribué au déclin de la rhétorique en imposant l’évidence comme unique modèle de preuve. Dès lors, la rhétorique est réduite à un simple don de l’esprit qui empêche d’accéder à la vérité nue. L’évidence qui constitue l’intuition rationnelle et qui repose sur le critère de vérité ne nécessite pas de recourir à des techniques discursives pour imposer une idée. Car pour Descartes, selon Perelman, « ce qui est évident n’aurait nul besoin de preuves » (Ibid. 5). Bien que Perelman admette que l’évidence peut convenir et suffire à certains domaines (ceux qui reposent sur des raisonnements démonstratifs, comme les mathématiques), cela ne peut être le cas pour des domaines fondés sur le raisonnable, comme le droit et la politique ou encore la morale, où le

43. « Nous dirons que ce que la correction est pour la grammaire, la validité pour la logique, l’efficacité l’est pour la rhétorique » (Ibid. 31).

désaccord est la condition des débats. L’un des principaux objectifs du Traité est donc de faire de l’argumentation une méthode de preuve pour ces domaines qui relèvent du vraisemblable et au sein desquels l’aboutissement à une vérité certaine est impossible44. Dans la même lignée de la rhétorique aristotélicienne, Perelman accorde une place primordiale à l’auditoire et au rôle qu’il joue dans l’entreprise argumentative. Pour lui, l’argumentation ne peut se concevoir qu’en fonction des auditeurs auxquels elle est adressée. Et c’est compte tenu du type de son auditoire45, des connaissances dont il dispose concernant leur profil social et intellectuel que l’orateur choisit les objets d’accord (i.e. les prémisses) de son raisonnement, qu’il construit et organise son discours argumentatif. En somme, pour Perelman, la prise en compte de l’auditoire par l’orateur est un paramètre crucial qui garantit l’efficacité persuasive. De surcroît et à la différence d’Aristote, Perelman approfondit le concept d’auditoire et introduit une distinction plus fine entre ce qu’il nomme auditoire particulier et auditoire universel. Le premier est un auditoire restreint, délimité par des critères spécifiques (une communauté d’individus partageant une même culture, des chercheurs appartenant à une même discipline scientifique, etc.). Ce type d’auditoire n’est concerné que par certaines argumentations. Le second, quant à lui, désigne « tout être de raison suffisamment éclairé » qui, lorsqu’un orateur prétend s’y adresser, vise une validité absolue de son argumentation. L’auditoire universel n’est donc qu’une construction de l’orateur qui pousse ce dernier à élaborer un discours dont les visées argumentatives dépassent le cadre de l’auditoire particulier vers « l’humanité tout entière, ou du moins tous les hommes adultes et normaux » (Perelman & Olbrechts-Tyteca,1958, p. 39).

Nous n’allons pas ici discuter la pertinence de cette distinction ni les nuances qu’il convien-drait, sans doute, d’apporter selon les genres textuels. Mais, dans le genre judiciaire, l’analyse du corpus a révélé que le juge fait effectivement face aux deux types d’auditoires. D’une part, les parties en procès qui constituent les destinataires directs de la décision de justice et donc l’auditoire particulier du juge ; et d’autre part, les autres juges (éventuellement ceux d’un ordre suprême qui veillent à la bonne application du droit), la communauté des juristes dans son en-semble, l’opinion publique, etc. Nous verrons dans les chapitres suivants consacrés aux analyses

44. « Le domaine de l’argumentation est celui du vraisemblable, du plausible, du probable, dans la mesure où ce dernier échappe aux certitudes du calcul. Or, la conception nettement exprimée dans la première partie du Discours de la méthode était de tenir presque pour faux tout ce qui n’était que vraisemblable » (Perelman & Olbrechts-Tyteca,1958, p. 2).

45. « La connaissance de ceux que l’on se propose de gagner est donc une condition préalable de toute argumentation efficace » (Perelman & Olbrechts-Tyteca,1958, p. 26).

de corpus que la prise en compte de l’auditoire dans le discours du juge constitue un enjeu fon-damental dans sa quête de conviction. Cette prise en compte se manifeste, par ailleurs, à travers diverses structures discursives, allant de l’usage de certains connecteurs, en passant par la façon dont le discours de l’autre est intégré à celui du locuteur, ou encore à travers l’usage de certains jugements de valeur spécifiques à une communauté donnée (celle du droit des transports).