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L’argumentation rhétorique pour l’appréhension du discours judiciaire

2.2 La rhétorique ancienne

2.2.1 L’origine judiciaire de la rhétorique

La rhétorique est apparue vers 465 av. J.-C. dans la Sicile grecque pour répondre à une nécessité judiciaire. En effet, suite à un soulèvement démocratique contre la tyrannie1, les Siciliens ont voulu récupérer les biens dont ils étaient expropriés. Des procès ont éclaté et des conflits judiciaires se sont propagés dans toute la Sicile. Pour aider les Siciliens à défendre leur cause devant les jurys populaires, Corax (Ve siècle av. J.-C.) et son dis-ciple Tisias ont inventé une technê rhêtorikê définie comme « ouvrière de persuasion » et destinée à enseigner des « préceptes pratiques, accompagnés d’exemples, à l’usage des justiciables » (Reboul, 1991, p. 14). Cette technê se présente alors comme un

ou-1. Vers 485 av. J.C., deux tyrans Siciliens, Gelon et Hieron, opèrent des déportations, des transferts de population et des expropriations pour peupler Syracuse et lotir les mercenaires. Lorsque ces deux tyrans sont renversés par un soulèvement démocratique, des procès éclatent pour rétablir les droits de propriété des terres volées.

til nécessaire pour une plaidoirie efficace et un instrument de persuasion indispensable pour gagner les procès et rendre justice. La rhétorique se constitue rapidement en un objet d’enseignement inévitable avec pour premiers professeurs, Empédocle, Corax et Ti-sias. Au-delà de sa capacité à provoquer de l’adhésion, cet art oratoire se révèle être un outil inévitable pour l’élaboration des lois et des pratiques citoyennes et contribue à la construction même de la vie sociale2. La rhétorique n’a pas tardé à devenir populaire et à dépasser la Sicile grâce à des maîtres rhéteurs itinérants connus sous le nom de sophistes. Ce sont des « professeurs de sagesse » qui enseignent l’habileté oratoire et qui discutent de questions philosophiques3. Poussés par l’ambition d’éduquer le peuple grec au savoir et aux techniques oratoires, les sophistes ont propagé les enseignements de cet art et transmis les outils nécessaires à la construction de la démocratie. Toutes les décisions prises doivent être débattues et argumentées devant des jurys populaires. Ce principe de débat et d’opposition des idées, inhérent à la pratique rhétorique, demeure jusqu’à nos jours le fondement de toute démocratie. Parmi les grands sophistes de cette époque, il y a Protagoras4 et Gorgias5. Le premier est l’initiateur de la doctrine sophistique qui conçoit la rhétorique comme un art capable, sur n’importe quelle question, de soutenir deux thèses opposées. Un principe malheureux qui, quelques siècles plus tard, conduira à la condamnation de la sophistique comme rhétorique manipulatrice. Le second est celui qui a introduit la rhétorique et ses préceptes à Athènes. Il fut célèbre grâce à sa contri-bution au genre épidictique (le discours de l’éloge), mais aussi son travail du style et sa véritable prose d’art que (Navarre,1900) décrit comme étant « une composition aussi sa-vante, aussi rythmée, et, pour tout dire, aussi belle que la poésie » (p. 86). Selon (Reboul,

1991, p. 16), Gorgias est à l’origine de la conception littéraire de la rhétorique comme art de bien parler.

Cependant, la pratique des sophistes ne tarda pas à être blâmée et réfutée. En effet, considérés comme amoraux, obsédés par l’appât du gain et corrompus, les sophistes ont

2. (Danblon,2002, p. 60).

3. (De Romilly et al.,2003, p. 455).

4. 485 av. J.-C. – mort peu après 411 av. J.-C. 5. 483 av. J.-C. – 376 av. J.-C.

hérité d’une mauvaise réputation qui perdure encore aujourd’hui6. À l’origine de cette condamnation, les sévères critiques adressées par Platon à la pratique des sophistes. Il les présente dans son célèbre dialogue le Gorgias7 où il aborde la rhétorique à travers quatre personnages dont les deux principaux sont son maître Socrate et le sophiste Gor-gias. À travers le personnage de Socrate, Platon s’interroge principalement sur l’objet de la rhétorique et son utilité. Il affirme avec la voix de Socrate que la rhétorique est un procédé et non une technique qui sert avant tout à « produire une certaine sorte d’agrément et de plaisir » (Platon,1997) et donc à flatter les hommes, sans se soucier de leur vrai bien. Aux yeux de Platon, les sophistes représentent tout ce que les philosophes refusent de faire, i.e. dissimuler l’ignorance de celui qui parle en recourant à des procédés de séduction. L’attitude de Platon à l’encontre de la rhétorique est extrêmement hostile. Il revendique alors une rhétorique honnête et non trompeuse, une rhétorique de la vérité et non du vraisemblable et cette rhétorique ne peut être, selon lui, que philosophique. De ce point de vue, plus besoin d’artifices de langage pour gagner la persuasion « puis-qu’elle serait le signe évident de la vérité » (Danblon, 2005, p. 31). Au-delà de de ces considérations péjoratives, les sophistes ont eu le mérite d’avoir fait de la rhétorique un art de persuasion, plus ou moins efficace certes, mais leurs questionnements sur l’utilité du langage, sur les liens entre la parole, la pensée et le monde font encore aujourd’hui l’objet d’un enseignement systématique. Il est donc nécessaire de situer l’originalité de la pensée sophistique dans le contexte philosophique et culturel de la Grèce antique.

Avec ce bref aperçu sur l’origine de la rhétorique, nous avons voulu mettre en évidence le lien étroit qui lie cette discipline au domaine juridique et par là-même au genre judiciaire que nous étudions dans cette thèse. Nous avons ainsi vu que la rhétorique, à travers la possibilité de débattre et de se défendre devant des jurys populaires, a grandement contribué à l’établissement de démocraties et a ouvert des voies vers des enseignements de l’art oratoire, encore fécond de nos jours. Il convient de retenir, avec (Amossy, 2012, p. 12), que :

6. « Qui dit sophistes pense sophisme et manipulation » (Robrieux,1993, p. 9). 7. (Platon,1997).

La rhétorique de la Grèce antique, fruit de la polis de la cité libre où les décisions publiques appelaient un débat, permettait la bonne marche de la justice à travers le maniement de la controverse et le bon fonctionnement de la démocratie à travers la pratique de la parole publique. (Amossy,2012, p. 12).