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L’argumentation rhétorique pour l’appréhension du discours judiciaire

2.3 La Nouvelle Rhétorique

2.4.2 Les piliers de l’argumentation dans le discours

Les éléments théoriques que l’auteure propose de mettre en œuvre dans l’analyse argumentative s’organisent autour des trois pôles hérités de la tradition rhétorique : l’orateur, l’auditoire et le discours. Cependant, dans ce nouveau cadre disciplinaire, il est question d’aider à leur repérage et leur étude avec des outils linguistiques.

L’auditoire

En combinant l’apport de la rhétorique centré sur l’importance de l’autre dans l’argumentation et les acquis des théories sur l’énonciation et la pragmatique, Amossy s’affirme comme étant la digne héritière des orientations de la nouvelle rhétorique dans le domaine des sciences du langage et c’est en cela que son cadre théorique nous paraît être en adéquation avec notre travail. En effet, en poursuivant les propositions de Perelman, elle fait de l’auditoire un point central de son analyse argumentative. La démarche est motivée par le principe dialogique inhérent à tous les discours, qui suppose que l’autre est forcément présent dans le discours argumentatif. Elle

sions) qui lui sont données, type de discours (arguments) qui environnent ces conclusions » (Plantin,

reprend à son compte l’idée qu’une argumentation réussie repose avant tout sur la prise en compte de l’auditoire et insiste sur l’importance de l’adaptation du discours argumentatif en fonction de celui-ci. Qu’il soit homogène ou hétérogène, individuel ou collectif, particulier ou universel, sa considération dans le discours argumentatif est, affirme-t-elle, une condition sine qua non pour l’efficacité discursive (Amossy,2012, p. 41). L’adaptation à l’auditoire s’élabore en fonction de l’image que l’orateur se fait de lui, car tout comme Perelman, Amossy insiste sur le fait que l’auditoire est une construction de l’orateur et il se manifeste à travers son discours. Dès lors, il revient à l’analyste la tâche de repérer les marques de présence (réelle ou virtuelle) de cet auditoire. Ces dernières peuvent se manifester à travers l’étude du profil énonciatif du texte, le repérage des indices d’allocution comme les désignations nominales, les pronoms personnels, le relevé d’éléments descriptifs et des évidences partagées etc. Dans le corpus que nous étudions par exemple, les désignations impersonnelles occupent une place importante. Le destinataire, souvent hétérogène et multiple (partie appelante, partie intimée, elles mêmes constituées de plusieurs individus et/ou sociétés) est en général indiqué par le pronom personnel il. Le locuteur, quant à lui, n’est jamais désigné par un je ou un nous. Tout ce gommage des marques énonciatives a révélé une caractéristique énonciative essentielle du discours judiciaire, l’effacement énonciatif58qui a révélé, à son tour, une stratégie argumentative fondamentale dans les décisions judiciaires, la stratégie d’objectivation. Nous reviendrons sur ce phénomène dans les chapitres 5 et 6 consacrés aux analyses de corpus. Dans tous les cas, l’analyste doit garder à l’esprit que la construction de l’auditoire et la présentation qu’en fait le locuteur à travers son discours ne sont jamais anodines et font toujours partie d’une stratégie argumentative.

58. (Vion,2001) définit l’effacement énonciatif comme « une stratégie, pas nécessairement consciente, permettant au locuteur de donner l’impression qu’il se retire de l’énonciation, qu’il « objectivise » son discours en « gommant » non seulement les marques les plus manifestes de sa présence (les embrayeurs) mais également le marquage de toute source énonciative identifiable » (p. 334). Le concept a été repris et étudié par d’autres auteurs, en particulier par Alain Rabatel qui l’a approfondi en proposant, par exemple, une liste de marques (affectant plusieurs plans linguistiques : plan de la référence nominale, plan de la référence verbale, plan stylistique ou générique) à travers lesquelles l’effacement énonciatif peut se manifester. Entre autres références de l’auteur à ce sujet, (Rabatel, 2004a), (Rabatel, 2004b), (Rabatel, 2004c).

L’orateur et l’importance de l’ethos

Au même titre que la présence de l’autre dans le discours argumentatif, il importe de considérer la personne du locuteur dans toute entreprise de persuasion. Élément central de la rhétorique antique, l’ethos ou l’image de soi que l’orateur construit dans son discours est reprise dans la perspective de l’analyse argumentative. Étudiée plus longuement dans son ouvrage intitulé La présentation de soi (201059), la notion de l’ethos est reprise par Amossy pour montrer comment elle peut être repérée et analysée avec des moyens linguistiques. Dans son souci de fédérer la rhétorique et l’analyse du discours autour de son approche, l’auteure propose de distinguer deux types d’ethos : un ethos préalable ou prédiscursif et un ethos discursif ou oratoire (ou simplement ethos). Le premier correspond à « l’image que l’auditoire peut se faire du locuteur avant sa prise de parole » (Amossy, 2012, p. 69). Pour le cerner, il convient de se tourner vers la sociologie car il repose en priorité sur les actions et le rôle du locuteur dans l’espace social, ses réputations, mais également sur la représentation collective et les stéréotypes qui lui sont associés. Le second renvoie à « l’image que le locuteur construit, délibérément ou non, dans son discours » (Ibid.). Il découle des scènes génériques, mais il est principalement façonné par le locuteur à travers son discours. Il peut adhérer à son ethos prédiscursif ou s’en éloigner. Les sciences du langage offrent des outils précieux pour l’étude de l’ethos discursif. Amossy préconise d’examiner l’image de soi de l’orateur en plusieurs points :

Au niveau prédiscursif :

le statut institutionnel du locuteur, les fonctions ou la position dans le champ qui confèrent une légitimation à son dire ;

— l’image que l’auditoire se fait de sa personne préalablement à sa prise de parole (la représentation collective, ou stéréotype, qui lui est attachée).

Au niveau discursif :

— l’image qui dérive de la distribution des rôles inhérente à la scène générique et au choix d’une scénographie (les modèles inscrits dans le discours) ; — l’image que le locuteur projette de lui-même dans son discours telle qu’elle

s’inscrit dans l’énonciation plus encore que dans l’énoncé, et la façon dont il retravaille les données prédiscursives . (Ibid. 70)

La distinction binaire entre les deux types d’ethos repose chez Amossy sur des principes dialo-giques et sont liés à deux points de vue, celui de la réception et celui de la production. L’auteure explique ainsi que

[. . .] l’ethos discursif est toujours une réaction à l’ethos préalable – ma présentation de soi se fonde toujours sur l’idée que mon interlocuteur se fait d’ores et déjà de ma personne. Le locuteur se rapporte à l’image qu’on peut se faire de lui de façon parfois explicite, souvent tacite. Il peut soit la reprendre et la réactiver purement et simplement, soit la moduler, soit encore essayer de la modifier en profondeur. (Ibid. 75)

La notion de l’ethos occupe une place primordiale dans le champ de l’analyse de discours et les travaux de l’énonciation. Beaucoup d’auteurs60 s’y intéressent et l’abordent sous des facettes différentes les uns des autres. Cet engouement s’explique par le fait que derrière la notion d’ethos, sont abordées des questions de légitimité, de crédibilité et de confiance, mais aussi et surtout il s’agit d’entrer dans un espace discursif de l’habitus et de chercher ce qu’il y a de plus conscient ou inconscient en lui : l’image de soi. Dans les textes étudiés, il s’est avéré que l’ethos occupe une place de choix dans l’entreprise argumentative. Au-delà des différents ethos discursifs qui se manifestent à travers la disposition du discours, l’emploi de connecteurs, la façon d’inclure l’autre dans le discours61, l’image projetée dans la société et souvent diffusée par les médias est d’une grande importance pour l’efficacité de la persuasion. L’institution judiciaire, incarnée par la figure du juge, joue un rôle important dans notre société. Son devoir de réguler la société et de se faire l’écho des valeurs à défendre lui confère le statut de garante de la paix sociale. Dans ce sens, cette image préalable peut être mise à l’épreuve, voire mise en cause dans la sphère publique, en raison de la retombée médiatique de certaines décisions émanant de celle-ci. Parfois, exhibée sur l’arène publique, une affaire judiciaire peut prendre une ampleur considérable. Aujourd’hui, à l’heure de l’information rapide, diffusée en quelques secondes sur le web, propagée par les réseaux sociaux ou encore reprise par les chaines d’information en continu, une affaire judiciaire peut rapidement devenir une affaire d’état et une bataille médiatico-judiciare62. Tout cela montre le

60. À titre non exhaustif, citons les travaux de (Ducrot,1984), de (Maingueneau,1999), de ( Charau-deau,2005) ou encore plus récemment, ceux de (Perrin,2014).

61. Cf. infra, chapitre 5.

62. À titre d’exemple, l’affaire Vincent Humbert qui a relancé le débat sur le droit de mourir et qui a fait naître une loi spéciale sur la fin de vie, promulguée en avril 2005.

poids de l’ethos (discursif et prédiscursif) dans le domaine de l’argumentation.

Les choix lexicaux

Voulant constituer un cadre d’analyse global capable de cerner le phénomène de l’argumentation à tous les niveaux du discours, Amossy n’omet pas de signaler l’importance du choix des termes et le poids des mots dans le discours. Pour ce volet de l’analyse, elle se tourne vers les travaux de la pragmatique qu’elle réexamine dans une perspective argumentative pour déterminer les valeurs du dit (et du non-dit), des connecteurs, de la modalisation, de la négation, du discours rapporté, etc. Chacun de ces éléments est étudié à travers le prisme de l’argumentation. Le choix d’un tel mot se fait toujours au détriment d’un autre, en fonction de sa portée, de sa charge sémantique et de l’effet souhaité sur l’auditoire. Son rapport avec d’autres mots dans le même discours et au-delà, dans la sphère de l’interdiscours, doit être étudié minutieusement car il est révélateur d’une stratégie argumentative : dramatiser ou dédramatiser un situation, apaiser les tensions, banaliser des sujets tendus, atténuer les tensions, etc. Dans l’analyse argumentative, une importance particulière doit être accordée aux implicites, aux présuppositions dont la force argumentative est indéniable car difficilement contestable par les autres (en tant que non dit par le locuteur) et faisant partie d’un fonctionnement ordinaire du langage. Mais il faut également examiner les mots du discours, les connecteurs qui en cumulant des fonctions de liaison et de valeurs argumentatives ne peuvent échapper à l’attention de l’analyste. C’est dans cette perspective que nous avons porté une attention particulière au rôle des connecteurs, de la négation et à la façon dont le juge intègre le discours du tiers (celui des parties aux procès, celui du législateur, des experts, etc.) dans son entreprise argumentative. Tout cela sera exposé dans les derniers chapitres (5 et 6) de ce manuscrit.

Le rôle du genre dans l’argumentation

Un autre critère décisif pour l’étude de l’argumentation dans cette approche est celui du genre. L’argumentation, affirme Amossy, « dépend étroitement du cadre discursif dans lequel elle se déploie ». (Ibid. 197). Ce lien établi entre les genres du discours et l’usage de la parole persuasive n’est pas nouveau, car la rhétorique ancienne y accordait une attention particulière. Aristote, comme nous l’avons montré supra (§ 2.2.2.2), est le premier à avoir fait ce lien en distinguant les trois principaux genres oratoires et en leur attribuant chacun des critères spécifiques. Depuis, d’autres types de genres comme la conversation familière, les débats télévisés, les échanges sur

les lieux de travail, etc., ont été répertoriés en dépassant ainsi la tripartition rhétorique. Chacun de ces genres fixe ses propres contraintes et impose ses règles de fonctionnement. L’étude de l’argumentation impose donc la prise en compte de ces éléments relatifs à la pratique sociale à l’œuvre dans les textes. Ainsi, dans sa perspective pluridisciplinaire, Amossy a fait appel à deux notions relevant de deux domaines distincts : la notion de champ qu’elle emprunte à la sociologie, et la notion de genre qui vient des disciplines du texte. L’auteure utilise la première pour rendre compte du cadre social et des contraintes qu’il exerce sur les sujets parlants et sur les discours. En s’inscrivant dans le cadre de l’Analyse de Discours, l’auteure n’envisage pas ces données comme étant extérieures aux discours, mais en considérant que les discours eux-mêmes sont des activités sociales. Concernant la seconde notion, l’auteure se réfère essentiellement aux travaux de D. Maingueneau et ses métaphores théâtrales (scènes génériques, scénographie, rôles) pour décrire les éléments relatifs aux genres qui se manifestent à travers le discours et leur poids sur l’argumentation.

La question du genre occupe une place importante dans notre travail. Cependant, à la différence d’Amossy, nous n’envisageons pas le genre comme un critère à prendre en compte pour étudier l’argumentation, mais comme un cadre global qui délimite la pratique sociale liée aux textes que nous étudions. Cette pratique rend compte des conditions de production et d’interprétation des textes.

2.5 Conclusion

Dans ce chapitre, nous avons voulu mettre en évidence l’apport des travaux développés dans la filiation de la rhétorique ancienne pour l’appréhension du genre judiciaire. En nous inscrivant dans la rhétorique d’Aristote, puis dans celle de Perelman et enfin dans l’approche d’Amossy, nous avons voulu défendre une conception de l’argumentation rhétorique qui refuse de délaisser l’un des concepts en faveur de l’autre et qui croit en l’utilité d’envisager la rhétorique et l’ar-gumentation conjointement. Si les travaux de l’ancienne et de la nouvelle rhétorique ont servi à éclairer l’argumentation judiciaire et le raisonnement du juge, le choix du cadre d’Amossy se justifie par son inscription dans un cadre linguistique offrant les outils nécessaires pour ap-préhender l’argumentation à travers son fonctionnement discursif. De plus, l’intérêt de cette approche de l’argumentation réside dans son interdisciplinarité qui appelle à la rencontre et au dialogue entre des spécialistes venant d’horizons différents pour faire émerger de nouveaux

questionnements autour de l’argumentation rhétorique. Car, comme le dit à juste titre l’auteure, « plutôt que d’y voir une confusion fâcheuse ou un estompement inquiétant des frontières, on peut se réjouir d’une interdisciplinarité qui s’est déjà à maintes reprises avérée fructueuse et qu’il convient, selon nous, de développer » (Amossy,2008, p. 13).

Dans le cadre de notre travail, l’approche d’Amossy servira de toile de fond pour nos analyses empiriques. Nous adoptons sa démarche qui consiste à appréhender le fonctionnement discursif à travers le prisme de l’argumentation. Dans cette perspective, chaque élément linguistique relevé sera interprété en fonction de sa portée argumentative. Il ne s’agit pas de mettre à l’épreuve l’ensemble de l’outillage de l’analyse argumentative, mais de retenir quelques outils qui serviront notre propos. Ainsi, nous retiendrons l’importance accordée à l’auditoire et à l’ethos et la façon dont ils se présentent dans les textes. Nous nous poserons la question de savoir si les auteurs des décisions de justice s’en servent comme stratégies argumentatives. Nous nous interrogerons sur le choix du lexique, sa disposition, la valeur de certains éléments linguistiques, comme les modalités, l’emploi prégnant du discours rapporté, la négation et les connecteurs dont l’usage est particulièrement significatif dans le corpus que nous étudions. De surcroît, si nous suivons les recommandations de l’analyse argumentative sur l’importance à accorder au genre, ce dernier est envisagé dans le cadre d’une véritable théorie du genre et non seulement comme compo-sante importante dans le projet argumentatif. Sur cette question du genre, nous nous éloignons donc du cadre de l’argumentation du discours pour souscrire au programme de typologisation des genres textuels initié par François Rastier dans le cadre de sa sémantique textuelle. Ce dernier propose d’appréhender les phénomènes de la textualité comme une interaction entre quatre composantes sémantiques : la thématique, la dialectique, la dialogique et la tactique. Ces composantes définissent et hiérarchisent les concepts descriptifs utiles à l’analyse des textes et à la typologie des genres. Nous nous intéresserons plus particulièrement aux composantes théma-tique et dialogique. Au sein de la première nous étudierons le lexique, à travers notamment la méthode textométrique et dans la seconde, nous nous focaliserons sur l’étude des modalités et du scénario modal en nous appuyant sur la théorie modulaire des modalités de (Gosselin,2010) (Cf. ch. 1).

Le chapitre 3 qui suit est dédié à la présentation de la théorie des genres qui soutient notre travail.