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Modalité et scénario modal : définition et présentation du modèle choisi pour l’étude

1.2 Les deux principales conceptions de la modalité

1.2.1 La conception étroite

La conception dite étroite2 ou restreinte3 est héritée de la logique modale d’Aristote4

à qui l’on attribue d’ailleurs l’origine du concept de modalité. Dans sa logique modale, Aristote a établi une distinction entre deux types de propositions que la scolastique mé-diévale a désigné sous le nom de propositions de inesse (ou assertoriques) et propositions de modo (ou modales). Les premières sont des propositions de simple inhérence pou-vant affirmer ou nier quelque chose. Les secondes sont des propositions attributives qui modifient l’inhérence du prédicat à l’aide d’adverbes ou de compléments. Les modes

d’at-2. (Le Querler,1996), (Gosselin, 2010). 3. (Gardies,1983), (David & Kleiber,1983).

4. Il l’aborde dans De interpretatione (Ch. 12 et 13) et dans les Premiers Analytiques (I, 3 et 13 ; I, 8-22).

tribution correspondent à quatre valeurs modales et servent à déterminer la relation d’une proposition avec la réalité perçue. Ainsi, est (i) nécessaire ce qui ne peut être autrement ; est (ii) impossible ce qui ne peut être ; est (iii) contingent ce qui peut être autrement ; est (iv) possible ce qui peut être. L’ensemble de ces valeurs modales est désigné sous le nom de modalités aléthiques ou ontiques. Elles font partie d’un système, un carré logique (parfois réduit à un triangle) au sein duquel elles sont décrites à travers les relations (de contrariété ou de contradiction) qu’elles entretiennent les unes avec les autres. À partir de ces travaux, est qualifiée de conception étroite, toute théorie de la modalité focalisée sur les modalités aléthiques en général et sur les notions de possibilité et de nécessité en particulier. Elle englobe toute définition réduisant la modalité à un « jeu de quelques valeurs abstraites simples et précisément définies » (Gosselin,2010, p. 8).

Dans cette perspective aristotélicienne, beaucoup d’auteurs ont proposé des théorisations autour du concept de modalité en se limitant aux notions de nécessaire et possible. Dans la tradition anglo-saxonne, parmi les travaux les plus célèbres, nous pouvons citer ceux de J. Lyons5, de d’A. Kratzer6, ou encore ceux de J. Van Der Auwera et V. Plungian7. Si tous ces auteurs se rejoignent autour d’une conception restreinte de la modalité, leurs positionnements théoriques divergent de l’un à l’autre. Alors que J. Lyons propose de décrire le fonctionnement des modalités dans le cadre d’une sémantique linguistique en reprenant les notions clés de la logique (conditions de vérité, mondes possibles etc.), A. Kratzer aborde la modalité en termes de relations modales et d’arrière-plans conver-sationnels (conversational backgrounds). Autrement dit, une proposition est déterminée comme nécessaire ou possible relativement à un ensemble de propositions constituant les arrière-plans conversationnels. De leur côté, J. Van Der Auwera et V. A. Plungian limitent la modalité aux domaines sémantiques impliquant la possibilité et la nécessité8.

Dans la tradition française, la conception étroite a d’abord été reprise par le linguiste E.

5. (Lyons,1980)

6. (Kratzer, 1981), (Kratzer,1991). 7. (Van der Auwera & Plungian,1998).

8. « We propose to use the term « modality » for those semantic domains that involve possiblity and necessity as paradigmatic variants, that is, as constituing a paradigm with two possible choices, possiblity and necessity » (Van der Auwera & Plungian, 1998, p. 80).

Benveniste pour qui la modalité est une catégorie logique qui se limite aux notions de possibilité et nécessité9. Selon lui, cette catégorie concerne avant tout les deux verbes pou-voir et depou-voir. Dans cette même perspective énonciative, de nombreux auteurs s’inspirant de la Théorie des Opérations Énonciatives (TOE) de A. Culioli10, traitent du phénomène de la modalité dans une approche restreinte. C’est le cas par exemple des travaux de E. Gilbert11 et d’A. Deschamps12 ou encore plus récemment de ceux de M. Bendi-nelli13. Ces trois auteurs reprennent les concepts phares élaborés dans la TOE, comme la notion, l’occurrence, le domaine notionnel, les opérations de repérage14 etc., pour les appliquer au domaine modal. Si leurs démarches diffèrent sensiblement (formalisation d’un système modal pour Deschamps, description des modaux dans une approche uni-taire pour Gilbert et étude des enjeux de pouvoir et des stratégies d’influence à travers les auxiliaires modaux pour Bendinelli), leurs études se focalisent sur les modaux anglais15

et privilégient pour leurs descriptions des paramètres essentiellement liés à la situation d’énonciation, d’ordre qualitatif (Qlt) et d’ordre quantitatif (Qnt)16. La modalité est ici définie uniquement en fonction du rapport établi entre la dimension Qlt et la dimension Qnt, comme l’affirme (Gilbert, 2001, p. 27) :

On posera ainsi que l’assertion, d’un point de vue modal, suppose une stabilisation totale du rapport Qnt / Qlt, [. . .]. Ainsi, lorsque je dis it’s raining, je dis qu’il y a quelque chose qui se produit, qui existe, et que ce quelque chose est de la pluie, ce qui, d’un point de vue théorique, revient à délimiter quantitativement une occurence ayant qualitativement toutes les propriétés de la notion /rain/. Dès que l’on va quitter le domaine de l’assertion et donc du certain, il va s’instaurer une

9. « possibilité et nécessité sont deux modalités primordiales, aussi nécessaires en linguistique qu’en logique et qu’il n’y a aucune raison de contester » (Benveniste,1974, pp. 187-188).

10. (Culioli,1991), (Culioli,1999). 11. (Gilbert,2003), (Gilbert,2001). 12. (Deschamps,1998) (Deschamps,1999). 13. (Bendinelli,2012), (Bendinelli,2014).

14. Pour une définition et une présentation approfondie et synthétique de la TOE et de ses concepts fondamentaux voir par exemple (Gilbert,1993) ou encore (Vignaux,1988).

15. E. Gilbert a tout de même consacré une étude aux modaux français pouvoir et devoir dans son article (Gilbert,2003) intitulé Quantification, qualification et modalité. Les cas de pouvoir et de devoir. 16. « La quantification est liée au spatio-temporel et à la construction d’occurrences situationnelles, la qualification relève de la construction des propriétés, des relations intersubjectives et de la position de l’énonciateur » (Deschamps,1999, p. 270).

distance entre Qnt et Qlt, entre « ce qui est le cas » et l’appréhension que nous avons de « ce qui est le cas ». Le rapport entre le Qnt et Qlt va alors tendre à se déstabiliser, la déstabilisation devenant de plus en plus forte au fur et à mesure que l’on progresse dans le non-certain.

Malgré les nombreuses divergences entre les différentes approches citées ci-dessus, elles adoptent un même postulat, celui d’une conception étroite des modalités limitée soit aux notions de nécessaire et possible soit à l’interaction de quelques paramètres appliqués à un nombre limité de marqueurs modaux, comme les verbes can, must (pour l’anglais) ou pouvoir, devoir (pour le français).

Bien que ces propositions théoriques et méthodologiques aient largement contribué à faire avancer la réflexion dans le domaine des modalités, leur cadre d’application restreint ne permet pas d’étendre leurs postulats à toutes les modalités linguistiques. De plus, dans notre cas, si l’analyse de certains marqueurs modaux (verbes, adverbes, etc.) va s’avérer utile pour la description du scénario modal, cela ne représente qu’un palier d’analyse au niveau microtextuel. Dans notre perspective textuelle, d’autres paramètres sont indispen-sables pour décrire les modalités (inférence contextuelle, relations transphrastiques etc.) et une conception large des modalités semble donc plus appropriée.