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Pour la typologisation des genres textuels

3.3 Une théorie sémantique des genres

3.3.3 Les composantes sémantiques pour la caractérisation des genres textuels

Pour mettre à l’épreuve le projet de la poétique généralisée, Rastier propose un cadre conceptuel qui permet la caractérisation des genres textuels. Ce cadre conçoit la production et l’interpré-tation des textes comme, « une interaction non séquentielle de composantes autonomes : thé-matique, dialectique, dialogique et tactique [. . .]. Chacune des composantes peut être la source de critères typologiques divers » (Ibid. 247). Les quatre composantes sémantiques sont donc la thématique, la dialectique, la dialogique et la tactique. Elles permettent de définir et de hiérar-chiser des critères descriptifs, indispensables pour la caractérisation des textes et l’établissement d’une typologie des genres. Nous les présentons ci-dessous.

38. « C’est, prosaïquement, ce souci, ce besoin d’accès au contexte pour analyser, comprendre, inter-préter aussi bien des images que des textes, des documents numériques qui nous a amené à interroger la perception, la cognition et le couplage avec son entour, d’abord chacun selon son champ de recherche puis en commun, en toute indisciplinarité » (Ibid. 145).

La thématique

Cette composante s’occupe de décrire les contenus sémantiques investis dans les textes. Elle définit les thèmes40sémantiques et rend compte de la spécificité du vocabulaire investi dans les textes. Les thèmes se divisent en deux catégories distinctes : les thèmes génériques et les thèmes spécifiques.

— Les thèmes génériques sont définis par les isotopies41et les faisceaux d’isotopies géné-riques. Selon le type de classe42 sémantique, les thèmes peuvent être taxémiques, doma-niaux ou dimensionnels. Les thèmes taxémiques sont véhiculés par des unités appartenant au mème taxème (ex. le thème du //tabac// dans Madame Bovary (Rastier et al.,1994, p. 177)). Les thèmes domaniaux sont portés par les unités d’un même domaine séman-tique (ex. du thème //alimentation// dans Cuisine pour toi et moi de Ginette Mathiot (Ibid.)). Enfin, les thèmes dimensionnels sont portés par des membres d’une même di-mension sémantique (//animé// vs //inanimé//).

— Les thèmes spécifiques correspondent aux molécules sémiques43et se définissent donc comme des groupements récurrents de sèmes spécifiques. Chaque molécule sémique peut faire l’objet de plusieurs lexicalisations, qu’elles soient des lexicalisations synthétiques (possédant au moins deux sèmes), ou des lexicalisations analytiques (qui n’en ont qu’un seul). Dans un extrait de l’Assommoir de Zola44, Rastier décrit une molécule sémique

40. Le thème est « un groupement structuré de sèmes » (Rastier,1987).

41. L’isotopie désigne la récurrence d’un même sème (sème isotopant) à plusieurs endroits d’un passage ou d’un texte.

42. La notion de classe sémantique est introduite en ST dans le but de structurer le lexique. Elle regroupe d’une part des unités lexicales avec des traits communs permettant leur appariement et, d’autre part, des traits distinctifs qui les différencient. Elles sont en nombre de trois : le taxème, le domaine et la dimension. Le taxème est la classe minimale. Elle définit en son sein les sèmes spécifiques du sémème, ainsi que son sème, le moins générique (Rastier et al.,1994, p. 61). Le domaine est une classe sémantique de généralité supérieure à celle des taxèmes. Elle est définie comme étant « un groupe de taxèmes ». Chaque domaine renvoie à une pratique sociale déterminée. La dimension, quant à elle, est une classe de plus grande généralité. Les dimensions sont en nombre restreint dans chaque langue et « divisent l’univers sémantique en grande oppositions, comme /végétal/ VS /animal/, ou /humain/ VS /animal/ » (Ibid. 62.). Dans ses premiers travaux [(Rastier et al.,1994), (Rastier,1996a)], Rastier distinguait une quatrième classe, nommée le champ. Elle désignait « un ensemble structuré de taxèmes » (Ibid. 62.). Dans les travaux postérieurs, (Rastier, 2001a), il renonce à cette classe, car elle ne constitue pas une classe sémantique à proprement parler, mais « des espaces sémantiques intermédiaires et temporaires qui correspondent à l’activité en cours » (Ibid.).

43. Une molécule sémique est un « groupement stable de sèmes, non nécessairement lexicalisé, ou dont la lexicalisation peut varier » (Rastier,1987, p. 277).

44. L’extrait est le suivant : « Le saladier se creusait, une cuiller plantée dans la sauce épaisse, une bonne sauce jaune qui tremblait comme une gelée ».

qui rassemble les sèmes /jaune/, /chaud/, /visqueux/ et /néfaste/. Dans cet exemple, la molécule sémique peut être lexicalisée par alcool, sauce, morve, huile, ou encore pipi

(Rastier,1989, p. 57).

La dialectique

Il s’agit de la composante qui traite de la temporalité et de l’aspectualité. Elle rend compte des « intervalles de temps représentés et des évolutions qui s’y déroulent » (Rastier,1996a, p. 23). Elle s’appuie sur les acquis des théories du récit, sans pour autant les considérer comme théories générales du texte. La dialectique participe de deux niveaux : événementiel et agonistique.

— Le niveau événementiel est commun à tous les textes structurés par une composante dialectique. Il contient les unités de description suivantes : les acteurs, les rôles et les fonctions. Un acteur désigne une classe d’actant (Ibid.). Il se caractérise par trois types de structure sémiques : (i) une molécule sémique constituée des sèmes spécifiques de ses actants ; (ii) des sèmes génériques ; (iii) des sèmes afférents, qui sont des rôles construits à partir des cas sémantiques associés aux actants qu’il subsume. Les rôles définissent la sphère interactionelle de l’acteur et l’évolution de celle-ci dépend des intervalles temporels. Les acteurs sont classés en fonction du nombre et de la nature des rôles. Les fonctions rendent compte des interactions typiques entre actants.

— Le niveau agonistique met en jeu des séquences et des agonistes. Il est hiérarchiquement supérieur au premier niveau. Un agoniste est « un type constitutif d’une classe d’acteurs ». Il est une construction textuelle qui se définit par la combinaison d’éléments communs aux molécules sémiques et aux rôles de leurs acteurs. Les agonistes sont liés au système de valeurs d’un texte et donc à celui de la pratique sociale et à la culture dont ce texte relève. Selon Rastier, à la différence des acteurs présents dans tous les textes comportant la composante dialectique, les agonistes ne sont spécifiques qu’aux textes littéraires et mythiques.

La dialogique

La dialogique est définie comme la composante qui prend en charge l’étude des modalités (énon-ciatives et évaluatives), et les espaces modaux qu’elles décrivent. Il regroupe également en son sein, les phénomènes linguistiques décrits dans les théories de l’énonciation, comme la

polypho-nie et le dialogisme. Dans la dialogique, Rastier définit la modalité comme étant relative à un univers et un monde. Il s’est appuyé sur les thèses de R. Martin, notamment celles exposées dans son ouvrage intitulé Pour une logique du sens45. Ce dernier développe une « sémantique véri-relationnelle » au sein de laquelle il défend l’idée qu’une sémantique du langage naturel se doit d’inclure la notion de vérité46. Celle-ci est présentée dans ce cadre comme étant relative par définition. Elle n’est pas absolue, car liée à des mondes possibles et vaut pour l’univers de croyance du locuteur :

la vérité du langage naturel est une vérité relative. Ce qui est dit est relatif non seule-ment à des ensembles des mondes possibles, mais aussi à des univers de croyance et même pragmatiquement, à des situations de discours, car le sens importe moins, au regard du vrai et du faux, que l’interprétation qui, situationnellement, en est faite. (Ibid. 246)

Si Rastier rejette la perspective vériconditionnelle qui cadre les travaux de Martin et reconnait ses limites pour la description des textes, il conserve les concepts d’univers et de mondes qu’il tente de redéfinir en termes textuels. Mais, il ressort que la notion de modalité reste liée aux conditions de vérité rapportées à des propositions. De ce point de vue, dans le modèle présenté dans la dialogique, chaque modalité est relative à un univers et un acteur (ou foyer énonciatif). Un univers est « l’ensemble des unités textuelles associées à un acteur ou à un foyer énonciatif

» (Rastier, 1989, p. 83). Chaque univers est à son tour décomposable en mondes : factuel

(modalité assertorique), contrefactuel (modalité de l’impossible ou de l’irréel), possible (modalité du possible). Les mondes et les univers sont susceptibles d’évoluer avec les intervalles de temps dialectiques.

La tactique

Il s’agit de la composante qui s’occupe de la disposition des unités sémantiques et de leurs relations distributionnelles à tous les paliers. Rastier distingue deux tactiques : une tactique de l’expression (linéarité du signifiant) et une tactique du contenu (linéarité du signifié). Les deux entretiennent des relations étroites, mais interviennent différemment sur les paliers de

45. (Martin,1983).

46. « ce qui importe aux yeux du linguiste, c’est la vérité qui naît par la seule application des règles, c’est-à-dire la vérité analytique » (Martin,1983, p. 245).

la description linguistique. La tactique interagit avec toutes les autres composantes. De cette interaction découle des rythmes sémantiques « définis par la mise en rapport d’une unité ou d’une classe d’unités, et d’une série de positions dans la syntagmatique du signifié » (Rastier,

1996a, p. 29). Il y a ainsi des rythmes thématiques (très présents en poésie), des rythmes

dialectiques (caractéristiques des arts du récit), et des rythmes dialogiques (notamment dans les romans polyphoniques ou les théâtres) (Ibid.).

L’ensemble de ces composantes sert à définir et à caractériser les genres textuels. Au-delà du fait qu’elles s’appliquent à tous les genres textuels, les composantes sémantiques sont analysables en sèmes et interagissent à tous les paliers de la description sémantique. Chacune d’elles peut être à l’origine de critères typologiques pour la caractérisation des genres. Il n’y a aucun ordre hiérarchique entre elles. Elles interagissent et s’entrecroisent en formant ainsi un dispositif que Rastier qualifie d’hétérarchique. (Ibid. 104). De surcroît, il convient de préciser que l’interaction, entre les différentes composantes tient compte de quatre ordres de description linguistique : paradigmatique, syntagmatique, référentiel et herméneutique :

En effet, chacun des types de repérage d’une unité sémantique que permettent les quatre composantes est susceptible de quatre sortes de descriptions. On peut dé-crire ainsi une forme sémantique quelconque par rapport à un répertoire de formes, et l’on en fait alors une description paradigmatique ; comme une part d’un enchaî-nement de formes (description syntagmatique) ; comme le résultat d’un parcours de constitution ou de reconstitution (description herméneutique) ; par rapport à des formes non linguistiques (description référentielle). (Rastier,2001a, p. 42)

Pour notre notre part, nous reprendrons ce cadre conceptuel pour la caractérisation du genre de la décision de justice. Cependant, nous ne pouvons aborder l’ensemble des composantes sé-mantiques. Chacune d’elles, en raison de la complexité des phénomènes linguistiques qu’elles abordent (topique, temporalité, aspectualité, modalités, etc.), nécessite une recherche à part entière. Notre objectif n’est pas de mettre à l’épreuve l’outillage théorique de la poétique géné-ralisée, mais de l’adapter à notre recherche en fonction de nos besoins pratiques : apporter une aide à l’interprétation pour les décisions de justice. C’est pourquoi, seront retenues pour notre travail, uniquement la composante thématique et la composante dialogique. Précisons égale-ment, que ces deux composantes sont prises ici dans leurs définitions les plus larges. Autrement dit, dans le cadre de cette recherche, par thématique nous désignons l’étude des textes

appré-hendée par une exploration textométrique. Le palier linguistique étudié est celui de la lexie et de la phrase, niveau micro et mésotextuel (Cf. ch. 5). L’étude des thèmes génériques, thèmes spécifiques, isotopies, n’a pas été abordée. Par dialogique, nous entendons l’étude du profil mo-dal du texte (i.e. l’étude des modes de validation du contenu textuel) (Cf. ch. 6). Ici encore, nous nous sommes éloignée du modèle proposé par Rastier, qu’il avait repris à Martin, et où la modalité est conçue dans une approche étroite, d’inspiration logique et vériconditionnelle. Elle n’est pas en mesure, selon nous, de rendre compte de la complexité linguistique des modalités, notamment lorsque celles-ci sont abordées dans une perspective textuelle. Le modèle théorique retenu pour l’étude des modalités est celui de la TMM de (Gosselin,2010), exposé au chapitre 1.

3.4 Conclusion

À travers ce chapitre, nous avons voulu inscrire notre travail dans une véritable théorie du genre. Après avoir donné quelques exemples de conceptions linguistiques autour du genre, nous avons choisi de souscrire au programme de typologisation des genres initié par Rastier. Le choix de sa poétique généralisée nous a paru le plus adéquat avec les objectifs fixés pour notre recherche. Partant du principe que la connaissance des genres est primordiale pour l’interprétation et la production des textes, l’aide à l’interprétation que nous voulons proposer ici est envisagée en lien avec la nature du genre judiciaire et la prise en compte de ses normes. En l’inscrivant dans un cadre épistémologique rhétorique-herméneutique, Rastier concilie la linguistique avec les autres disciplines du texte. L’objectif est de déterminer les contraintes linguistiques qui pèsent sur l’interprétation et l’incidence des pratiques sociales sur celles-ci. Par ailleurs, notre intérêt pour les travaux de Rastier se justifie également par l’attention particulière que l’auteur accorde aux corpus numériques. C’est dans cette perspective qu’il a intégré sa poétique généralisée dans le projet de l’herméneutique matérielle. Celle-ci, combinant les apports de la philologie et de l’herméneutique, vise à sensibiliser le chercheur sur les questions liées à la spécificité des corpus numériques (leur recueil, leur établissement, leur codage/étiquetage, et leur traitement). Pour l’auteur, les corpus numériques appellent un renouvellement méthodologique qui

à la classique dualité entre induction et déduction dans les disciplines d’observation [. . .] engage à substituer le cycle suivant : (i) analyse de la tâche et production des hypothèses ; (ii) constitution d’une archive et sélection d’un corpus de référence ;

(ii) élaboration des corpus de travail ; (iii) traitement instrumenté de ces corpus, en contrastant corpus de travail et corpus de référence ; (iv) interprétation des résultats et retour aux sources textuelles pour valider l’interprétation. (Rastier,2011, p. 13) Cette méthodologie de recherche est celle que nous avons adoptée pour notre travail. La pré-sentation approfondie de son cadre de pensée et la description du corpus d’étude constituent l’objet du chapitre suivant.

Positionnement méthodologique et