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Savoirs savants, scolaires et de la formation : Analyse à priori de l’objet argumentation orale

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En accord avec la théorie de la transposition didactique, notre prédéfinition de l’objet de formation implique la constitution du « texte du savoir » (Chevallard, 1985/1991) pour l’argumentation orale, composé des savoirs savants issus des disciplines de référence, des savoirs scolaires et de ceux de la formation en didactique du français. Les savoirs des disciplines de référence, émanant de sources diversifiées, présentent des théories diverses qui doivent être replacées par rapport à nos questionnements. Le principal consiste à déterminer les manières de traiter l’argumentation orale pour enseigner des capacités argumentatives orales. La sélection des notions et des schématisations des sciences de référence et la définition de leur rôle dans les démarches d’apprentissage des élèves dépendent des cadres d’intelligibilité des différentes disciplines scolaires impliquées. Elles dépendent du traitement particulier des savoirs scolaires dans l’institution professionnelle secondaire post-obligatoire. Les savoirs de la formation intègrent notre réflexion en tant que formatrice chercheure sur l’usage des notions et schématisations issues des savoirs savants, mais aussi l’élaboration de notre propre vision de la médiatisation de l’objet argumentation orale se traduisant par un choix de notions, de gestes et de démarches d’ingénierie. La cohérence de ce texte du savoir requiert une réflexion sur le curriculum de l’argumentation orale.

Constamment actualisé, le curriculum résulte de l’articulation de la logique des apprentissages, de la logique de la matière, des savoirs et des pratiques sociales de référence (Martinand, 1983). La sélection, l’organisation, la justification des objets d’apprentissages renvoient à des questions de principe, de critères et, plus largement, de cadres de référence à la fois disciplinaires et psychologiques (Crahay, Audiger & Dolz, 2006).

Dans le cas de l’argumentation orale, ces différents cadres ou logiques relèvent d’enjeux d’instruction et d’éducation. Comment concilier la transmission de savoirs et de savoir-faire et la socialisation en vue de la construction de valeurs partagées (Dolz, Érard & Moro, 1999) ?

86 Pourquoi enseigner l’argumentation orale ?

L’école est à la fois un lieu de savoirs, de construction de connaissances, un lieu de socialisation, où les règles de vie sont élaborées et discutées, un lieu d’ouverture devant favoriser la compréhension du monde et la réflexion sur les valeurs et la diversité culturelle.

L’argumentation, activité discursive d’un locuteur en vue de persuader ou de convaincre (Chartrand, 1995), y joue un rôle central puisqu’elle participe à la construction de ces trois lieux éducationnels. L’argumentation opère une restructuration des trois fonctions primaires dans le procès général de la communication : exprimer le soi et intérioriser l’autre, faire impression sur l’autre et transformer sa pensée ainsi que décrire le monde par le dialogue avec la pensée de l’autre. Savoir argumenter est fondamental pour la formation du citoyen et le respect des autres, l’acceptation des règles communes et le développement de l’esprit civique, c’est un savoir au service de la constitution d’un capital social (Dolz, Érard & Moro, 1999). L’argumentation orale agit comme outil de médiation privilégié pour la fondation du lien social et l’accès à des formes de pouvoir intériorisées reposant sur légitimité contractuelle (Solère-Queval, 1999), elle sert à la fois l’exploration des champs d’opinions, l’approfondissement des connaissances, la construction de significations nouvelles et la transformation d’attitudes, de valeurs et de normes (Dolz, Moro & Pollo, 2000).

L’interaction orale fait passer au premier rang des dimensions sociales qui sont beaucoup moins importantes à l’écrit : la construction d’un espace de collaboration, d’une intersubjectivité, l’expression du rapport à l’autre, la reconstruction des positionnements des actants (Maurer, 2002). Pour Nonnon (2000a), la préoccupation pour un accroissement de l’enseignement-apprentissage de la communication orale s’explique par la crainte d’une fracture sociale qui, à la suite d’une marginalisation d’une partie de la population scolaire, fait émerger des forces divergentes menaçant le consensus et la culture commune. Aussi, en régulant mieux la communication entre les personnes, entre les groupes et entre les cultures, la société scolaire fonctionne sans trop de conflits et assure les apprentissages (Nonnon, 2000a ; Garcia-Debanc, 1996/1997; Golder, 1990,1996). Par la communication, on modèle des relations et des pratiques sociales, on touche à l’exercice du pouvoir (Perrenoud, 1991); la communication orale fonctionne comme un marché dans lequel les mots s’échangent en vue de l’établissement de rapports de communication, mais aussi de

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rapports économiques où se joue la valeur de celui qui parle (Bourdieu, 1982). Comme la compétence à s’exprimer oralement est un élément discriminant, la communication orale constitue un critère de différenciation sociale (Roulet, 1991). En raison de la forme et des contenus de l’argumentation orale, son travail en classe engendre nécessairement une réflexion éthique pour l’enseignant autant que pour l’élève.

Travailler l’expression personnelle, montrer aux élèves leur appartenance à un savoir, à une culture ou à un groupe, faire pratiquer l’écoute, sensibiliser à l’importance de l’indépendance de jugement et du respect de l’autre, donner envie d’argumenter présentent un défi pour l’enseignant. L’argumentation orale étant sollicitée dans différents contextes, l’enseignant doit amener les élèves à reconnaitre les situations argumentatives et à tenir compte de leurs paramètres. L’apprentissage de l’argumentation orale implique aussi le développement d’une réflexion dans l’action, de l’écoute, car le discours argumentatif élabore progressivement dans et par le discours l’objet dont il traite (Golder, 1996). La construction de référents communs, nécessaires à la mise en place de conduites argumentatives en classe, demande aux enseignants de mettre en avant certaines valeurs et d’en condamner d’autres. Cette mise en relation des savoirs et des valeurs soulève deux types de problèmes : le choix des valeurs à mettre à la disposition des élèves et les actions à poser en fonction de ces valeurs. Comment construire un point de vue (Dolz, Érard & Moro, 1999) ? Comment gérer les situations où les valeurs dominantes entrent en conflit avec les valeurs individuelles ? Toute vérité ne se définissant que relativement à l’univers de croyances du locuteur (Golder, 1990), une certaine part d’arbitraire est inévitable.

Idéalement, l’enseignement de l’argumentation devrait tendre vers une éthique des échanges verbaux, à savoir une réflexion sur les conditions minimales d’intercompréhension entre les partenaires de la communication (Habermas, 1992). Le défi est de taille, on comprend alors que les enseignants peinent à mettre en relation l’instruction, la transmission de savoirs et de savoir-faire liés à la discipline français et la socialisation des élèves qui vise la construction de valeurs partagées (Dolz, Érard & Moro, 1999).

Peut-être en raison de la complexité du discours argumentatif (Golder, 1990), les enseignants auraient une vision dichotomique de la maitrise des conduites discursives — on sait ou on ne sait pas argumenter —, associeraient l’argumentation à la seule défense d’une

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conviction personnelle (Plane, 2004) et éprouveraient beaucoup de difficultés à créer des situations véritablement argumentatives (Golder, 1990, 1996). Qui plus est, ils manqueraient d’outils didactiques pour répondre aux exigences des plans d’études leur demandant de former des auditeurs et orateurs capables, mais aussi critiques par rapport au discours social (Chartrand, 1995). Ces conceptions erronées et les imprécisions quant à la mise en œuvre de cet enseignement justifient une clarification du curriculum pour l’argumentation orale.

Décrire et sélectionner

Notre statut de formatrice chercheure donne un double objectif à cette partie de la recherche. D’un côté, nous décrivons les différents savoirs impliqués et leur organisation pour mieux comprendre l’objet argumentation orale et ainsi anticiper ses traitements possibles dans l’enseignement. De l’autre, nous opérons une sélection parmi ces savoirs afin de concevoir notre dispositif de formation et ainsi mieux outiller les enseignants relativement à cet objet d’enseignement en français. Aussi, afin de ne pas confondre ces deux postures énonciatives, nous devons marquer les passages descriptifs à ceux plus argumentatifs.

Trois pans du curriculum pour l’argumentation orale sont couverts : les savoirs de référence, les savoirs en lien aux dispositifs de formation continue et les prescriptions institutionnelles.

Nous leur consacrons chacun un chapitre de la présente thèse. En conclusion à cette partie, nous synthétisons l’ensemble des notions vues dans ces chapitres par la présentation des cartes conceptuelles autour de l’enseignement des deux genres argumentatifs étudiés.

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C’est un sujet vaste et multiple, presque chaque jour nouveau, sur lequel on ne pourra jamais tout dire.

(Quintilien, Institution oratoire, II 13)

CHAPITRE III

L’argumentation orale, l’éclairage des disciplines de référence et de