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2.1. La transposition didactique : savoir savant, didactisé, enseigné

2.1.3. Le propre de la didactique : les savoirs

Dans un essai théorique sur le concept de transposition des savoirs, Conne (1996), didacticien des mathématiques, cherche à caractériser le savoir au travers de sa distinction avec la connaissance. S’il fait cette distinction, c’est dans le but de penser les rapports qu’entretiennent les champs de la didactique des mathématiques, de l’épistémologie génétique et de la psychologie piagétienne. Conne part du fait que l’enseignement demeure une dimension peu connue de l’expérience cognitive. Cette méconnaissance des processus d’enseignement se lie à une ignorance des interactions de connaissances. L’éclaircissement de ces zones d’ombre l’amène à définir le champ d’investigation scientifique du didactique.

Et, pour le chercheur, le concept de transposition didactique préside à la constitution de la didactique comme champ scientifique :

Si l’on peut dire *…+ que le défi que relève tout épistémologue généticien est de montrer comment le développement des connaissances d’un sujet épistémique, répondant à des mécanismes d’adaptation à son milieu et d’équilibration de ses structures cognitives, imprime sa nature jusque dans la construction sociale des savoirs scientifiques les plus élaborés (on notera au passage que ceci instaure implicitement une liaison directe entre connaissance – naturelle – et savoirs scientifiques – vrais), la gageüre de tout didacticien est à l’inverse de montrer comment les formes et les normes préétablies des savoirs, considérés d’emblée comme produits d’une culture et de son histoire, peuvent à leur tour être adaptés à ces mécanismes sans dénaturer la connaissance ni surtout désacculturer les savoirs (p. 309).

L’étude et la transformation de la connaissance ne peuvent se faire qu’à partir des savoirs constitués, et par l’intermédiaire de la reproduction de modèles en situation construits par

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le psychologue ou par l’enseignant. Deux critères sont nécessaires pour identifier les savoirs : leur degré d’utilité et de transmission.

Premier critère d’identification du savoir : l’utilité

Conne distingue l’ordre du savoir de celui de la connaissance en utilisant le « critère d’utilité ». Pour lui, le sujet sait au moment où il reconnait le rôle actif d’une connaissance sur la situation ; c’est lorsque la connaissance est identifiée, utilisée et utilisable qu’elle devient un savoir. Les savoirs tirent donc leur spécificité de l’usage que l’on fait de la connaissance. Conne soutient que le savoir agit comme modèle de référence à toute enquête sur la connaissance et les phénomènes cognitifs : « l’étude de la connaissance », affirme-t-il, « procède d’une transposition de savoir » (p. 279). On retrouve ici une conception du savoir qui va à l’encontre du langage courant qui donne le savoir comme décontextualisé. Pour Conne, le savoir ne se définit qu’en référence à des situations. C’est au moment où la connaissance est associée à d’autres connaissances dans une situation commune qu’elle parvient à nous, après qu’elle a été médiatisée. En effet, l’enseignant comme le psychologue ne peuvent avoir d’accès direct à la connaissance individuelle étant donné, nous reprenons la formule de Conne, qu’« il n’y a aucun lieu où elle se donne à lire (p. 286)». On accède à la connaissance par le biais d’une situation et par un acte de connaissance. On parvient à la connaissance grâce au savoir:

Ainsi, il est impossible d’évoquer une connaissance indépendamment de tout savoir, car la référence au savoir pris comme modèle s’y trouve d’emblée inscrite, et il est donc difficile de parler séparément de la connaissance et du savoir. Ceci ne veut pas dire bien sûr qu’en tant que phénomène, la connaissance ne puisse être envisagée comme relativement indépendante des formes qu’elle prendra (savoir). Mais alors, lorsqu’on voudra en traiter de la sorte, il sera plus question de structure et de fonctionnement de la connaissance, voire de processus cognitifs (etc.), que de contenus (p. 293-295).

Le savoir agit comme point de repère objectif. Aussi, d’un point de vue extérieur, l’observation de la collaboration d’un groupe d’individus à un projet commun – l’enseignement-apprentissage d’une notion par exemple – vient rompre l’univocité des rapports à cette situation et empêche toute abstraction, surtout lorsque ces individus n’ont pas le même statut dans le groupe. D’un point de vue interne, l’interaction entre les

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individus du groupe poursuit un projet qui oriente la situation, cette interaction se manifeste dans les activités au sein de ce groupe : l’enseignant aimerait bien que les connaissances activées et les savoirs qui s’en dégagent prennent la forme des savoirs constitués qu’il est supposé enseigner.

Conne regroupe trois catégories d’utilité du savoir : le savoir-faire, le savoir-réfléchi et le savoir savant. Le savoir-faire est une connaissance utile par rapport à une situation donnée, c’est un savoir pragmatique appréhendé du seul point de vue des produits objectifs obtenus suite à la transformation d’une situation. Le savoir-réfléchi correspond à la représentation à l’œuvre dans l’interaction avec la situation, c’est la manière dont le produit a été obtenu qui est réfléchie. La finalité du savoir savant est d’organiser et de développer les savoirs eux-mêmes ou encore de transformer des modèles de situations. Le savoir savant est un savoir sur la situation. Le didactique, référant ici à l’étude de la production de savoirs à l’intérieur de la société, adopte un double positionnement vis-à-vis de ces savoirs :

Donc les situations didactiques ont ceci de particulier qu’on y discipline des savoirs.

En ce sens, les situations didactiques interviennent dans la constitution des savoirs-savants. Mais les situations didactiques prennent aussi en charge l’induction et la formation des connaissances des élèves. Tout ceci confère au champ du didactique une position très particulière, entre l’individuel et le social, ainsi qu’entre le pragmatique et le savant (p. 323-324).

Les situations didactiques relaient le savoir pragmatique et le savoir savant.

L’institutionnalisation, à savoir la fixation explicite et conventionnelle du statut d'un savoir, porte sur la référence du travail scolaire aux pratiques sociales de référence et aux thèmes du savoir savant institué, elle ne porte pas sur les contenus mêmes de ces champs. Il y a transposition didactique dès le moment où il y a redéfinition du critère d’utilité du savoir :

« un savoir transposé reste un savoir, mais dans le nouveau cadre de référence où il se trouve, son utilité est redéfinie » (p. 330).

Deuxième critère d’identification : la transmission par médiatisation

L’autre élément de distinction entre le savoir et la connaissance est leur degré de transmission. Alors que la connaissance n’est pas toujours transmissible, le savoir est

« d’emblée enseignable (p. 301) » grâce au contrôle qu’il a sur le système situationnel.

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D’ailleurs, comme l’utilité du savoir est de transformer les situations, l’enseignement constitue un usage particulier de celui-ci. Le processus d’enseignement cherche à induire la connaissance au moyen des transformations de situations relatives aux savoirs à enseigner.

Conne soutient qu’il y a transposition de savoir lorsque, après avoir été transféré d’une situation à une autre, le savoir garde sa nature de savoir (son caractère de transformateur de la situation). C’est le rapport du savoir sur la situation qui est maintenu après la transposition, mais non la nature de son usage, ni celle de son utilité. Conne parle d’une altération de la signification des savoirs au moment de la transposition. Si la signification d’un savoir se rapporte à un cadre situationnel donné, à des pratiques sociales de référence7, la transposition est le principe qui lie les savoirs et leurs significations au-delà de ce relativisme.

L’analyse de l’interaction des connaissances amène Conne à dépasser les limites de la perspective cognitive pour passer au niveau culturel et débouche donc sur les concepts de transposition didactique et d’institutionnalisation. La prise en compte des échanges entre les partenaires de la situation amène le didacticien des mathématiques à considérer le contrat didactique. C’est par ce contrat établi entre les élèves et l’enseignant que le savoir est transposé. La transposition didactique opère lorsque, dans un nouveau cadre de référence, le rapport du savoir sur la situation demeure, mais son utilité est redéfinie. C’est donc la médiatisation de la situation qui assure la transmission du savoir.

Pour les tenants du courant dit de l’interactionnisme sociodiscursif, la médiation éducative s’opère par l’utilisation du langage, à la fois trace et instrument de l’interaction sociale. C’est l’action réciproque des membres d’un groupe, par l’entremise des différents systèmes de communication auxquels ils ont recours, qui détermine l’élaboration des connaissances. Les opérations cognitives d’appropriation et de transformation de l’objet de transmission émergent en partie du discours (Py, 2000) ; les interactions didactiques combinent l’utilisation du langage comme trace et instrument de communication et l’objet à connaitre.

7 L’expression pratiques sociales de référence, proposée par Jean-Louis Martinand, renvoie à un ensemble d’activités objectives de transformation d’un donné naturel ou humain, qui concernent un secteur social (1983, p. 137).

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La dynamique de l’interaction est révélatrice du fonctionnement des sujets, plus précisément des «processus de médiation formative qui concourent à la constitution et à la transformation permanente des individus » (Bronckart, 2004, p. 83). C’est dans cette perspective que Schneuwly inscrit sa réflexion sur la transposition didactique.