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2.1. La transposition didactique : savoir savant, didactisé, enseigné

2.1.4. Légitimité des savoirs et discipline scolaire

Didacticien du français, Schneuwly (1995a) propose à son tour une réflexion autour de la transposition didactique dans le cadre de l’enseignement du français. Il reprend d’abord les postulats de Chevallard (1985/1991) et ceux de Conne comme quoi seuls les savoirs sont enseignables et qu’ils existent d’abord pour être utilisés dans des situations diverses. Aussi, soutient-il, si la question de pertinence des savoirs par rapport à la situation n’a pas lieu d’être posée, celle de leur légitimité est essentielle : « Quel savoir enseigner et pourquoi parmi les nombreux possibles? » (Schneuwly, 1995a, p. 49). La réponse à la question est prise dans les écrits de Chevallard (1985/1991) : les savoirs à enseigner sont légitimés par des savoirs savants, dont la fonction est justement de produire de nouveaux savoirs et de structurer ces savoirs nouvellement produits dans un ensemble théorique cohérent. Le corps de savoirs utiles produits sera élémentarisé au moment de sa transposition de façon, entre autres, à tenir compte d’une séquentialisation des contenus qui respectent les conditions d’apprentissage des élèves. Il ajoute que la transposition repose aussi sur la solidarisation, à savoir la mise en cohérence des contenus.

Schneuwly (1995a) apporte des précisions quant à la teneur des savoirs liés à cet apprêt didactique : tout enseignement convoite en dernière instance des savoir-faire, il « vise à transformer la capacité d’agir dans des situations » pour développer chez l’élève « des formes idéales8 de comportement » et l’initier à la culture d’une société (p. 52). Tout enseignement se réfère toujours à des pratiques sociales. Schneuwly insiste toutefois sur le fait que ce n’est pas la pratique elle-même qui est transposée, mais un modèle de ces pratiques. Ce n’est donc pas le français qu’on enseigne, mais des savoirs sur des pratiques de français. Ces savoirs, pour reprendre Lahire (2000), ont été formalisés, façonnés

8 Le terme est emprunté à Weber.

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progressivement par les formes de relations sociales au sein desquelles ils sont transmis : le mode de socialisation scolaire est indissociable de la nature scripturale des savoirs à transmettre.

Recensant les diverses formes de savoirs liés aux pratiques sociales pour déterminer la place de ceux-ci dans le territoire scolaire, Schneuwly met en évidence trois oppositions:

- celle entre savoir théorique et savoir de sens commun;

- celle entre savoir pragmatique et savoir savant;

- celle entre savoir savant et savoir d’experts.

Le savoir théorique se distingue du savoir de sens commun en fonction du lieu dans lequel il est élaboré. Si le premier est élaboré dans des lieux institutionnels de la recherche scientifique, le second voit le jour dans le cadre des pratiques sociales de référence.

L’opposition savoir pragmatique et savoir savant est similaire à celle établie par Conne. Les savoirs savants se caractérisent par leur légitimité sociale, alors que les savoirs d’experts correspondent aux « savoirs de ceux qui savent faire et savent ce qu’ils font et qui tirent d’ailleurs leur légitimité de ces savoirs qui leur sont reconnus en tant que personnes »9(p.

53). Le passage des savoirs savants aux savoirs experts affecte la légitimation des pratiques scolaires correspondantes, mais se marque aussi par une repersonnalisation des savoirs, étant donné que les savoirs experts gardent une proximité plus grande avec les groupes physiquement repérables qui en garantissent l’expertise (Joshua, 1996). La distinction établie entre les savoirs savants et les savoirs experts permet de combler l’espace entre les disciplines à référence savante et les autres qui, en l’absence de référence savante repérable, seraient leur propre point d’appui. Récusant la place des savoirs de sens commun et des savoirs pragmatiques dans le cadre scolaire, Schneuwly soutient la thèse suivante :

Ne peut devenir savoir à enseigner et enseigné – objet d’une intention didactique (et je limiterais le sens de didactique à l’institution scolaire, elle-même liée à l’institution étatique, issue de la nécessité de créer une administration basée sur le calcul et l’écriture) dans un système où, par définition, la transmission du savoir se fait indépendamment du lieu de l’utilisation et du lieu de production de savoir – que du savoir public écrit, objet de transactions sociales qui constituent le processus de transposition incluant les savoirs d’experts en plus des savoirs savants (p. 54).

9 Joshua (1996), de qui Schneuwly tire cette conception, précise d’ailleurs que ces savoirs sont par définition fragiles, puisque liés à la personne et donc toujours susceptibles d’être remis en question.

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La discipline comme cadre d’intelligibilité pour saisir l’objet d’enseignement

Pour Schneuwly, la transposition didactique constitue un ensemble de processus conscients contrôlés, le didacticien genevois mentionne d’ailleurs, s’appuyant sur Vygotski, que les processus de désyncrétisation et de séquentialisation constituent des conditions essentielles au développement de certaines fonctions psychiques supérieures. Des savoirs sont désyncrétisés lorsqu’ils sont coupés du cadre problématique des travaux scientifiques dont ils sont issus et qu'ils deviennent des savoirs publics, exigeant des définitions explicites permettant le contrôle social de leur apprentissage. Nous retrouvons l’une des conditions d’accessibilité des savoirs telles que développées par Verret. Pour Schneuwly, la légitimité d’une transposition didactique dépend de la discipline dans laquelle elle opère. Les savoirs mobilisés ne sont pas nécessairement produits dans le champ scientifique, d’autres sources d’emprunts sont envisagées. Aussi, la discipline français regroupe des savoirs savants divers (rhétorique, linguistique, psychologique, etc.), des savoirs d’experts (écrivains, scripteurs et orateurs professionnels, etc.), lesquelles interagissent avec des savoirs enseignés traditionnels (des genres scolaires, par exemple) pour former un nouveau savoir enseigné.

La transposition didactique, mais aussi la forme et la discipline scolaires constituent les fondements de la médiatisation des objets d’enseignement. Le mode de socialisation qu’instaure la forme scolaire, distinct des autres relations sociales, est régi dans un temps et un ordre spécifiques. La forme scolaire s’observe dans les disciplines scolaires :

« *l+’ensemble des disciplines scolaires a pour fonction de créer les conditions de l’apprendre à l’école en rapport à ce qui existe en dehors d’elles » (Thévenaz-Christen, 2008, p. 305).

Chacune d’elles agit comme un cadre d’intelligibilité pour saisir les principales caractéristiques des objets d’enseignement dans leurs dimensions de construits sociohistoriques (Aeby Daghé, 2008). Dans une réflexion à propos de la transposition didactique des théories du texte en formation des enseignants, Nonnon (1998) illustre bien cette idée de discipline comme cadre d’intelligibilité pour saisir l’objet d’enseignement. Elle part du constat d’hétérogénéité intrinsèque du texte, due au fait que celui-ci, en plus d’être un corps de savoirs à posséder, est constitué d’un ensemble de pratiques à mettre en œuvre. Elle donne une définition en extension du texte dans laquelle elle inclut les métatextes, les textes théoriques et les reformulations dont ils sont l’objet. Dans cette

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optique, l’intertextualité cesse d’être seulement le propre du champ littéraire, elle relève aussi au champ didactique.

Les instances de légitimation des transpositions

Quels savoirs sont-ils légitimes d’être transposés ? Qu’est-ce qui fait la légitimité d’une transposition donnée ? Pour une discipline dont les références sont principalement savantes, l’obsolescence interne et externe des objets de savoirs, combinée à l’évolution de l’image que se font les spécialistes savants de leur discipline, dicte les conditions nécessaires à l’élaboration d’un projet de transposition. Pour les disciplines ayant peu de références savantes, c’est le savoir expert qui entre en ligne de compte. Or, comme on ne reconnait pas au savoir expert le droit de dire la culture, ces disciplines donnent lieu à des débats récurrents qui vont jusqu’à remettre en cause leur justification (Joshua, 1996). Dans le cadre des institutions professionnelles, la quête de légitimité tend à se réduire à l’espace professionnel lui-même : dans ces institutions, l’autorité du savoir expert est reconnue sur le jugement des contenus enseignés. Dans le cadre de l’enseignement du français, Schneuwly considère que les modèles de pratiques sociales sont les objets de la transposition. La discipline, à travers ses configurations dans le temps, agit comme cadre d’intelligibilité pour cerner les caractéristiques de ces objets. La recension des différentes formes de savoirs l’amène à récuser la place des savoirs pragmatiques et de sens commun dans l’enseignement. Pour lui, seul le savoir public écrit, émanant des transactions sociales et puisant dans les savoirs experts et savants, peut devenir savoir à enseigner et enseigné. De cette façon, il risque moins d’être soumis à la doxa et à l’idéologie (Bronckart & Schneuwly, 1991).

Nous aurons l’occasion, dans la deuxième partie de notre thèse, de situer l’objet d’enseignement et de formation « argumentation orale » dans la discipline du français et dans le cadre de la culture générale. Il s’agira donc de voir quelles prescriptions, quels contenus, quels exercices, quelles pratiques, quel appareil docimologique, quel cadre disciplinaire (Chervel, 1998 ; Reuter, 2007a) se rapportent à ces objets. Quels mécanismes de transposition interviennent au moment de la transformation de deux pratiques sociales de référence en genres didactisés en vue du développement de capacités langagières

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argumentatives ? Quels mécanismes de transposition agissent au cours du passage de ces deux genres dans la classe de culture générale ? Nos observations devraient nous conduire à constater les points de rapprochement et de différenciation de cet objet dans ces deux contextes. Le fait qu’elle se déroule dans un établissement scolaire profondément ancré dans le milieu professionnel nous permet également d’observer le jeu de pouvoir entre les savoirs dits experts et les savoirs savants.