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Nous avons vu que le concept de transposition didactique préside à la constitution de la didactique comme champ scientifique et que l’étude et la transformation de la connaissance ne peuvent se faire que par l’intermédiaire de savoirs constitués. Les processus d’enseignement forment un « système ouvert dépendant étroitement de transformations externes et internes de l’objet », puisqu’à « chacun des niveaux du processus de transformation en référence aux savoirs disciplinaires académiques s’opèrent des changements qui impliquent des acteurs sociaux distincts, pris dans des enjeux socio-institutionnels différents » (Thévenaz-Christen, 2008, p. 307). En quoi et comment un savoir issu de la formation des enseignants devient-il un savoir scolaire ? Plus encore, entre les savoirs scolaires et les savoirs nécessaires à la formation des enseignants, quels sont les points de rencontre, les spécificités ?

L’imbrication des savoirs issus des champs professionnels à ceux provenant des disciplines de référence amènent Plane et Ropé (1997) à qualifier la formation des enseignants de processus étagé et complexe. Par souci d’efficacité et de simplicité, nous avons fait le choix de reprendre la distinction que font Hofstetter et Schneuwly (2009) entre les savoirs à enseigner et les savoirs pour enseigner11. Les premiers se rapportent à la discipline scolaire ; les seconds sont liés à l’objet de travail de l’enseignant, aux manières d’enseigner et à l’institution définissant le champ d’activité professionnel de l’enseignant. Comment penser les ponts entre ces savoirs à enseigner et ces savoirs pour enseigner ? Les propositions faites par Portugais nous fournissent des pistes de réponse. Après avoir présenté les principaux postulats et constats de la thèse de Portugais, nous montrerons les points d’adhésion et de dissension de notre démarche par rapport à la celle du didacticien des mathématiques. Par la suite, nous expliciterons la conception des rapports entre la recherche, la formation et la classe retenue dans la présente thèse.

11 Les termes avaient déjà été utilisés par d’autres auteurs (cf. Altet notamment) mais avec des acceptions différentes.

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La double triangulation pour exercer un contrôle institutionnel sur la formation

Dans une thèse portant sur la formation initiale des enseignants en didactique des mathématiques, Portugais (1995) a tenté d’identifier et de décrire les moyens à mettre en œuvre pour réaliser le passage des contenus didactiques au sein de la formation des maitres. À l’aide notamment de la théorie des situations didactiques de Brousseau, il a exploré les phénomènes didactiques et les contraintes épistémologiques spécifiques à l’enseignement des contenus de la didactique dans la formation des enseignants. Pour lui, ce sont les différences de point de vue sur l’enseignement qui sont à l’origine d’un décalage entre la fonction didactique des diverses activités de formation et la façon dont elles sont interprétées et comprises par l’enseignant formé. Il arrivera par exemple que l’évaluation de la performance par le formateur fixe les enjeux de l’activité du formé. Portugais explique cette différence de points de vue par la position des acteurs dans les différents systèmes impliqués. En effet, le « chercheur-didacticien » ou le formateur se trouvent à l’extérieur du système didactique, ils essaient de comprendre le fonctionnement du système d’enseignement et d’agir sur ce système. L’enseignant, en revanche, cherche à comprendre et à agir depuis sa position dans le système, tentant dans le feu de l’action de trouver des solutions efficaces pour aider les élèves, établissant de nouvelles consignes ou rectifiant les anciennes. Portugais juge donc nécessaire de réfléchir aux moyens à mettre en œuvre pour assurer le relai des contenus didactiques au sein de la formation des maitres et d’explorer les phénomènes didactiques et les contraintes épistémologiques spécifiques à l’enseignement des contenus de la formation. C’est cette dynamique que Portugais nomme la didactification de la didactique :

On ne cherchera donc pas à savoir quels concepts introduire et dans quel ordre et comment ; mais on cherchera plutôt des moyens de faire surgir les connaissances didactiques à partir d’activités de formation finalisées à cet effet. Ces activités doivent être construites pour que le formé découvre les faits didactiques de son propre mouvement de manière à redonner à ces connaissances un bien-fondé et un sens. Ces découvertes devraient selon nous permettre d’éviter d’associer le didactique à des présentations trop livresques et scolaires et de tenter plutôt de construire expérimentalement les activités qui permettraient d’intégrer à l’enseignement les connaissances didactiques d’une façon plus significative (Portugais, 1995, 11).

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Quelle lecture contractuelle le formé fait-il des attentes du formateur ? Quels sont les déterminants des actions du formé dans la situation de formation ? L’idée directrice de la thèse de Portugais est de considérer le système constitué du formé, du formateur et du savoir didactique comme un système didactique en soi. Le système de formation est vu comme sujet aux mêmes phénomènes, régularités et fonctionnements que le système didactique. L’argument principal de Portugais, que nous partageons, s’exprime ainsi : « la didactique doit prendre en charge ce qui concerne son propre enseignement » (1995, p. 64).

En fonction de ses affirmations, on peut illustrer le système de la formation comme il est communément convenu de représenter le système didactique :

Figure 2.1 : système didactique et système de la formation

Pour comprendre les mécanismes de fonctionnement de la formation initiale des maitres, Portugais procède à la mise en œuvre d’un dispositif de formation servant de révélateur des phénomènes à décrire. Il présente trois modélisations théoriques illustrant les positions des pôles et les relations entre ceux-ci à l’intérieur des deux systèmes (cf. figures 2.2, 2.3 et 2.4).

La première concerne la position duale du formé, élève par rapport au formateur et enseignant par rapport aux élèves. La seconde a trait aux savoirs impliqués : le savoir 2 correspond au savoir didactique de la discipline, alors que le savoir 1 est le savoir de la discipline, le français dans notre cas. La troisième est liée aux deux contrats didactiques

Enseigna nt

Savoir 1 Élève

Formateur

Savoir 2 Formé

Enseignant

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fonctionnant de façon distincte dans ces systèmes interreliés. La position duale du formé dans la situation de formation est schématisée dans la figure suivante :

Figure 2.2 : Position duale du formé dans la situation de formation

Légende : é : élève fé : formé

E : enseignant fr : formateur

S1 : savoir de la discipline scolaire S2 : savoir didactique

SD : système didactique SF : système de formation.

Nous reprenons la deuxième modélisation de Portugais qui prend en compte les milieux spécifiques de chacun de deux systèmes, de façon à mieux représenter le passage d’un système à l’autre.

SD E/fé SF

é

S1 fr

S2

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Figure 2.3 : représentation de la dynamique entre le système didactique et le système de la formation

Légende : MD : milieu didactique MF : milieu de la formation

Z : passage entre MF et MD

Pour représenter le savoir 3, équivalant au savoir d’expérience construit au regard d’un contenu donné dans une situation d’enseignement, Portugais utilise la figure suivante :

Figure 2.4 : la représentation de s3

é

S3 S1 E/fé

é E

S1

fé fr

S2

MD MF

Z

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Pour Portugais, les actions et les stratégies du formé (E/fé) ont un rôle didactique si elles sont dirigées vers le rapport qu’entretient l’élève (é) avec le savoir de la discipline (S1). C’est là qu’il situe le savoir d’expérience (S3). S3 se construit donc dans une situation où le formé est considéré comme « sujet cognitif faisant ses propres expériences dans son travail sur l’axe é-s1 » (1992, p. 337). S3 se définit par les processus d’intervention de l’enseignant sur le rapport de l’élève au savoir de la discipline ; il résulte d’une interaction combinée entre la situation didactique et la situation de formation. Il se construit progressivement, à travers les « déséquilibres et ré-équilibrations successifs qui sont induits par les contraintes de l’expérience et de l’action » (p. 340).

À l’instar de Portugais, nous considérons le système de la formation comme un système didactique en soi, régi par les mêmes phénomènes, règles et mécanismes que le système d’enseignement. Nous croyons aussi que le fait de considérer la double transposition didactique permet de penser les différents passages des objets de savoir, les différents apprêts didactiques. Nous nous distinguons cependant du didacticien au regard de la conception du contexte de l’enseignement. Portugais fait de la notion de milieu un élément clé pour analyser le passage des contenus de savoir de la formation à la classe. De notre point de vue, sa vision du milieu comporte deux dimensions problématiques :

1. la faible part attribuée à l’enseignant ou au formateur dans le processus d’apprentissage;

2. l’objet de savoir langagier qu’est l’argumentation orale sous-tend une double médiation qui n’est pas couverte par cette conception du milieu.

Nous développons chacune d’elles.

Une réduction pédagogique

Le terme de milieu, développé d’abord par Brousseau (1998) dans sa théorie des situations, nous pose problème, car il conçoit l’espace de l’apprentissage scolaire en fonction d’une situation simulée, reproduite artificiellement. Chez Portugais, que ce soit dans la formation initiale ou dans l’enseignement scolaire, l’enseignement des mathématiques se modélise à travers la situation, le milieu. Le milieu se déstabilise à travers l’action de l’élève/étudiant en formation initiale pour trouver une organisation différente et cette réorganisation indique

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un changement par rapport à l’objet. Autrement dit, l’interaction entre l’élève/étudiant et l’objet engendre une restructuration : l’apprentissage est donc conçu comme une adaptation à une situation. Nous retrouvons là les présupposés du constructivisme piagétien attribuant au sujet et à son rapport à l’objet les principes d’assimilation et d’accommodation, d’équilibration et de déséquilibration des structures cognitives. Le développement se produit « naturellement» par l’action du sujet ; le milieu n’est pas vu comme historiquement constitué et culturel. Cette vision entre en opposition avec notre conception vygotskienne du développement qui interprète l’interaction didactique comme une sémiotisation des significations construites par étayage ou guidage. Nous considérons le développement comme le résultat de l’apprentissage artificiel, conçu et conduit par les autres à travers les objets de la culture. Vygotski, explicitant son opposition aux conceptions de Piaget et des behavioristes, a soutenu que le développement psychologique constitue un produit ou une conséquence d’apprentissages sociaux orientés et il a formulé en ce sens des propositions d’intervention éducative sur la base de la démarche de la zone proximale de développement (Bronckart & Friedrich, 1999). Aussi, une telle conception du milieu est taxée de réduction pédagogique chez les didacticiens, car elle affirme que le savoir étudié n’est pas problématique et que le problème tient tout entier dans le rapport des élèves au savoir, lequel à son tour est subordonné au rapport de l’élève au maitre. Le rôle de l’enseignant est réduit à celui d’accompagnateur. Dans la section suivante, nous expliquons pourquoi nous préférons employer le terme de dispositif pour caractériser la situation d’enseignement et d’apprentissage en français.

L’idée de milieu dans le cadre de la didactique du français

Les recherches en ingénierie didactique du français ont permis une théorisation différente de la notion de milieu. Dans le cadre de l’enseignement du français, l’activité d’enseignement porte sur des actions langagières. Ces actions consistent en la médiatisation organisée et systématique des textes, des discours et de connaissances langagières, lesquels s’appuient sur une culture scolaire intériorisée. Les situations didactiques présentent donc une double médiatisation : celle de l’enseignant ou du formateur et celle des textes et des discours. C’est notamment le fait que l’objet langue soit aussi outil

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apprentissage qui distingue l’activité d’enseignement du français de celle de l’enseignement des mathématiques. En effet, comme le souligne Dolz (1998), l’activité est une conduite sociale, située dans une réalité objective observable, qui « se réalise concrètement sous forme de discours » (p. 14)12. Aussi, en plus de la notion de milieu correspondant aux conditions et contraintes spécifiques d’une situation didactique dans sa dimension praxéologique, l’étude de l’enseignement du français requiert la notion de contexte. Le contexte se superpose au milieu, il correspond à la situation matérielle de production des discours dans la classe. Dans la perspective interactionniste qui est la nôtre, les mécanismes de la communication sont indexés aux situations d’action ; prendre part à l’interaction implique non seulement des mouvements de coordination, mais aussi la mobilisation de savoirs et de savoir-faire culturellement et historiquement déterminés (Fillietaz, 2006). Les discours des individus reposent sur des genres sociohistoriquement constitués. Ceci implique, au moment de la production textuelle, la création d’un dispositif permettant la mise en place du contexte du genre de texte à produire.

Que ce soit dans la classe ou dans l’espace de la formation, les différentes postures des élèves/formés ou du maitre/formateur correspondent à des régimes de fonctionnement de la connaissance ; l’intérêt du concept de milieu est de les mettre en évidence (Thévenaz-Christen, 2005). Aussi, l’enseignant ou le formateur réfère potentiellement et simultanément à :

- ce qu’il connait du contenu d’enseignement et de la situation courante de son usage ; - ce qui fait partie de sa culture scolaire ; ce qu’il connait des manuels et des exercices.

Nous retrouvons ici ce que Bain (1997) appelle savoirs et pratiques didactisés, à savoir l’objet à enseigner tel qu’il est présenté dans les manuels scolaires, les livres du maitre, la littérature ou la documentation pédagogique utilisées, mais aussi tel qu’il se dessine dans certaines représentations mentales transmises selon le mode plus ou moins informel (Bain, 1997, p. 19).

L’enseignant recourt également :

- à ce qu’il a lui-même anticipé et préparé;

12 Dolz emprunte ici le concept d’activité au psychologue russe Léont’ev qui la définit comme structure du comportement orientée par un motif contenu dans les conditions sociales qui la font naitre.

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- aux objets précédemment introduits dans son enseignement, à savoir l’activité pragmatique en cours, le thème des interactions, l’usage qui est fait des matériaux dans l’interaction didactique;

- aux dispositifs à l’œuvre. Le dispositif sert à mettre en relation les élèves ou des formés avec l’objet ; cette mise en relation se construit selon une logique linéaire organisant les espaces de travail entre un début et une fin (Haller, Jacquin, Schneuwly, Ronveaux & Rey, 2005, p. 3);

- à ce que l’enseignant connait de ses élèves en particulier et des capacités des élèves en général ;

- à ce qu’il projette de l’usage futur du contenu d’enseignement pour les élèves.

Ces différentes postures influencent les choix d’enseignement au cours des interactions didactiques en classe.

Pour ce qui est des postures de l’élève/formé, nous en repérons quatre : - l’usage ordinaire des objets introduits dans la leçon ;

- l’usage de ces objets en classe, les routines que l’élève/le formé a incorporées, ce qui a été enseigné ;

- sa situation d’élève/de formé et son rapport personnel à l’objet d’enseignement ; - l’usage possible des objets enseignés en dehors de l’école.

Les différentes postures du maitre/formateur et de l’élève/formé s’emboitent et guident le didacticien autant pour l’ingénierie ou la recherche sur les situations. Elles donnent à voir le décalage entre le milieu de l’élève/formé et celui de l’enseignant/formateur. En effet, ces derniers se positionnent différemment par rapport au contenu d’enseignement et à l’objet enseigné :

Une situation d’enseignement se conçoit comme une interaction didactique.

L’interaction didactique se caractérise par une dissymétrie de la distribution des connaissances et des expériences. Une dimension de négociation, de confrontation en vue de résoudre une difficulté ou incompatibilité cognitive est constitutive de l’interaction didactique (Thévenaz-Christen, 2002, p. 54).

Le processus dynamique de transposition didactique fait en sorte que les pratiques d’enseignement se réinventent quotidiennement. La contradiction entre l’ancien et le nouveau agit comme le moteur de la progression de l’objet de savoir dans le cours de

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l’enseignement. Pour gérer cette tension, des systèmes d’outils sont nécessaires pour construire la situation didactique mettant en scène les composantes de l’objet sous une apparence permettant de faire appel à l’expérience de l’élève ou du formé. Une fois créée, cette situation permet de montrer les facettes de l’objet, d’en pointer les éléments et de recomposer les nouveaux concepts construits (Dolz, Schneuwly & Thévenaz-Christen, 2008).

La notion de dispositif rend compte de cet ensemble de matériaux pour rendre présent l’objet à enseigner ainsi que les formes de guidage de l’attention sur cet objet. Le dispositif permet de créer des milieux. Il comprend des dimensions non spécifiques à la discipline, propres à toute situation scolaire, comme l’espace temporel, l’espace matériel de la classe, des outils comme le tableau noir, le rétroprojecteur, la feuille de papier, les cahiers ou les ordinateurs. La classe est considérée comme une espace multimodal, car les manières d’utiliser l’espace de la classe sont porteuses de sens (Kress, Jewitt, Bourne, Franks, Hardcastle, Jones & Reid, 2005). Le dispositif intègre aussi des dimensions spécifiques à la discipline. Ces dimensions se situent sur deux plans : l’un, matériel, comprenant les exercices, des leçons, des situations de questions/réponses, des cours magistraux, des devoirs à domicile ; l’autre est celui des discours sur l’objet à enseigner élaborés par l’école.

Ainsi, pour reprendre les propos de Wirthner et Schneuwly (2004), le dispositif se conçoit de façon bipolaire : d’un côté, il se présente comme un artéfact matériel et symbolique qui existe en dehors du sujet et qui matérialise par sa forme les fins auxquelles il est destiné ; de l’autre, il se rapporte à des schèmes d’utilisation qui donnent ses possibilités selon les situations d’action. La notion de dispositif est donc plus en accord avec notre compréhension du fonctionnement du système didactique et notre conception du travail de l’enseignant.