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Outils du formateur et dispositifs de formation prévus

4.1. L’outil, fondements théoriques de la notion

Nous inscrivons l’analyse du travail du formateur enseignant et de ses outils dans une perspective sociohistorique. La notion d’outil trouve des fondements anthropologiques : il s’agit d’approcher l’humain par sa nature sociale, d’approcher l’activité d’enseignement d’un point de vue particulier, celui du travail. Par « outil », suivant Marx, nous référons au moyen culturel élaboré par l’homme pour transformer la nature. Pour le philosophe allemand, le processus de travail se décompose en trois « éléments simples » : l’activité personnelle de l’homme (le travail proprement dit), l’objet sur lequel le travail agit et le moyen par lequel le travail agit (Marx, 1867/1985, p. 140). Les outils techniques permettent aux hommes de contrôler la nature extérieure. Marx, dans Le Capital, soutient d’ailleurs que l’un des traits caractéristiques de l’humain est d’être un animal fabricateur d’outils. Pour contrôler les comportements humains, ceux d’autrui comme ses propres comportements, l’homme a créé des outils spécifiques que Vygotski (1934/1997) désigne par symboles ou instruments psychologiques. Avec Vygotski, le concept d’outil est transposé à la réalité psychique humaine : la transformation et la maitrise des processus psychiques nécessitent des outils mentaux. « La puissance de la théorie vygotskienne *tire+ sa force de l’analyse marxienne de

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l’outil » (Schneuwly, dans Schneuwly & Dolz, 2009, p. 30) : Vygotski applique le concept à la réalité psychique humaine. Du coup, des artéfacts matériels qui permettent d’agir sur la nature en exploitant ses lois, on passe aux élaborations sémiotiques qui sont intégrées dans les processus de pensée et de parole, les révolutionnant par ce fait même, leur ouvrant de nouveaux possibles :

Les instruments psychologiques sont des élaborations artificielles ; ils sont sociaux par nature et non pas organiques ou individuels ; ils sont destinés au contrôle des processus du comportement propre ou de celui des autres, tout comme la technique est destinée au contrôle des processus de la nature (Vygotski, 1930/1985a, p. 39).

Dans « La méthode instrumentale » (1930/1985a), Vygotski reconnait que le processus d’évolution des espèces a doté l’homme de capacités comportementales particulières qui lui permettent de créer des instruments médiatisant sa relation au milieu, d’organiser une coopération dans le travail donnant naissance aux formations sociales et de développer des formes langagières d’échange avec les autres ; c’est la réappropriation en l’organisme humain des propriétés instrumentales et langagières d’un milieu désormais historico-culturel qui est la condition de l’émergence de capacités conscientes restructurant l’ensemble du fonctionnement psychologique (Bronckart, 1996).

La méthode instrumentale étudie le développement de l’enfant, mais surtout l’éducation, en voyant là le trait distinctif fondamental de l’histoire du petit être humain. L’éducation peut être définie comme étant le développement artificiel de l’enfant. Elle est le contrôle artificiel des processus de développement naturels.

L’éducation ne fait pas qu’exercer une influence sur un certain processus évolutif ; elle restructure de manière fondamentale toutes les fonctions du comportement (Vygotski, 1930/1985a, p. 45).

Vygotski balaie du même coup les approches du développement des fonctions psychiques supérieures qui ne considèrent pas sa nature historique et qui ne distinguent pas ce qui est d’un côté culturel, historique et social et ce qui relève de l’instinctif, du naturel et du biologique (1930/1985a). Une telle lecture se prolonge alors par une conception du développement mental comme passage d’un fonctionnement interpsychologique à son fonctionnement intrapsychologique, ce qui est frontalement opposé au mouvement développemental postulé par ailleurs par Piaget (Bronckart & Friedrich, 1999).

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Suivant les théories de Vygotski, nous concevons donc le développement humain comme une adaptation artificielle, médiatisée par des outils psychiques, transformant fondamentalement les capacités psychiques, celles-ci existant d’abord sous forme excentrée dans les produits de la société humaine, tel un déjà-là devant être investi de significations.

Le développement ne peut donc se réduire au mouvement de complexification des structures initiales ; au contraire, il constitue un processus toujours original par lequel l’élève s’approprie, au sein de situations communicatives, les outils culturels les plus élaborés de son temps et se trouve transformé du fait même de cette appropriation (Brossard, 2001). Le développement consiste donc en l’appropriation des outils initialement excentrés dans leurs usages, en une (re)construction progressive de ce capital culturel initialement excentré (Schneuwly, 1994 ; Dolz, Moro, Pollo, 2000 ; Wirthner, 2006). Ces outils fabriqués par l’homme sont qualifiés de « culturels » puisqu’ils s’inspirent des pratiques de l’homme et se transmettent d’une génération à l’autre, en grande partie grâce à l’éducation. L’outillage mental de l’élève est un bagage de techniques, de savoir-faire et de connaissances accumulées au cours des siècles et transmit par son entourage (Alcorta, 2001).

La notion d’outil est nécessaire à la compréhension et à l’analyse des processus d’enseignement-apprentissage, car l’outil agit comme médiateur de significations. Qui plus est, son effet médiateur et sémiotique est double : adressé aux élèves, il concerne aussi l’enseignant :

*…+ dans l’acte d’enseignement, par le fait que celui-ci est orienté vers l’autre et opère, à travers l’outil utilisé pour agir sur l’autre, une transformation de soi, c’est donc finalement toute la structure de l’enseignement, le travail d’enseignement, sa forme et son contenu qui sont définis par l’outil. À travers l’outil ou l’instrument, c’est l’expérience condensée d’autres acteurs dans l’histoire – d’une profession par exemple – qui devient accessible à chacun (Wirthner & Schneuwly, 2004, p. 109) Quand ils sont instruments psychologiques, les outils régulent les comportements de l’individu et de ceux sur lesquels celui-ci agit ; « une fois appropriés », les outils sont intériorisés et contrôlent l’activité. Ils lui donnent forme. Les outils transforment le travail enseignant en touchant les contenus, les démarches et les représentations (Wirthner, 2006).

Ils émanent de l’environnement matériel, mais aussi de discours, de pratiques relativement stabilisées, transmis par des mécanismes divers : la formation, la reproduction de pratiques

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observées ou vécues, le compagnonnage, les descriptions et prescriptions des instances internes ou externes à la profession (Plane & Schneuwly, 2000). On comprend alors que la liste de ces outils est longue ; c’est la raison pour laquelle nous présentons des catégories d’outils pour baliser ce large ensemble.

4.1.1. Des catégories d’outils… pour apprendre à enseigner l’argumentation orale

Par outils d’enseignement, nous entendons, à l’instar de Plane et Schneuwly (2000), tout artéfact introduit dans la classe servant l’enseignement-apprentissage des notions et capacités mis au service d’un enseignement ou d’un apprentissage particulier. Porteurs de connaissances, ces outils se caractérisent par leur dimension artéfactuelle et leur fonction didactique1 (p. 5). Communs à d’autres disciplines (le tableau noir, le rétroprojecteur, par exemple), conçus spécifiquement pour l’enseignement (le manuel scolaire), ou encore détournés de leur utilisation originelle (Internet, la tragédie de Racine), ils aident l’enseignant dans l’exercice de son métier ou sont donnés à l’élève pour créer un dispositif favorisant l’apprentissage. On comprend que la liste de ces outils est longue et incomplète – à l’image de l’apprentissage qui est à jamais perfectible. Pour en faciliter le repérage, des typologies ont toutefois été proposées.

Dolz, Schneuwly & Thévenaz-Christen (2008) dégagent trois catégories d’outils. Les moyens matériels qui prennent place dans un dispositif tangible indépendant d’une pratique, un artéfact stabilisé, transmissible d’une personne à l’autre. L’espace de la classe, le tableau noir, les livres, les cahiers, les didacticiels sont des outils qui appartiennent à cette catégorie.

Parmi ces moyens matériels mis à disposition par l’institution, il est possible d’opérer une distinction entre les outils non disciplinaires (le tableau noir, les cahiers) et les outils disciplinaires (les plans d’étude, les moyens d’enseignement). Les outils que l’enseignant choisit d’utiliser entrent dans la catégorie des outils disciplinaires ; ils permettent la

1 Nous retrouvons ici la double composante de l’outil selon Rabardel (1995, cité par Schneuwly, 1995a) : d’une part, l’instrument, à savoir l’artéfact matériel ou symbolique et, d’autre part, celle des schèmes d’utilisation, les fins auxquelles l’outil est destiné, le plus souvent liés à des schèmes d’action qui permettent l’insertion de l’instrument comme composante fonctionnelle de l’action.

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sémiotisation des composants de l’objet « dans la mesure où ils assurent la monstration de l’objet et le guidage de l’attention relativement à l’objet, transformant ainsi les capacités des élèves » (p. 148). Ces outils s’insèrent dans le dispositif qui donne lieu à la conduite des activités. Cette deuxième catégorie comprend l’ensemble du matériel scolaire (manuels, photocopies, inscriptions au tableau noir, diapositives) et les activités qui y sont liées. Les outils constitués par les discours du formateur et des formés2 appartiennent à la troisième catégorie. Ces discours servent à nommer des composants de l’objet, à le présenter et à le sémiotiser. Il s’agit des manières de parler de l’objet, de le traduire en dialogue. Notre séquence prévoit entre autres des consignes, des cours magistraux, des dialogues par questionnement, des retours ou rétroactions sur les activités. Ces discours assurent une cohérence d’ensemble des différents composants de l’objet et permettent aussi d’assurer une progression relativement à l’objet dans le temps. Puisque nous en sommes à la présentation de la séquence telle qu’elle était prévue, cette troisième catégorie d’outils ne peut être prise en considération. L’analyse des dispositifs effectifs leur laissera une plus grande place.

La suite de ce chapitre est consacrée à la présentation d’un mégaoutil du formateur : le genre textuel. Autour du genre textuel, nous développons les outils modèles et séquences didactiques des deux genres argumentatifs ainsi que deux outils genres d’activité : l’improvisation théâtrale et l’analyse de pratiques. Ces outils appartiennent à la deuxième et à la troisième catégorie. Il s’agit d’outils disciplinaires – la discipline de formation étant la didactique du français – déterminant la présentification, le pointage, la mise en relation des éléments sémiotisés. Centraux au moment de la conception de la séquence, ces outils se distinguent en raison de leur matérialisation, de leurs usages et des actions auxquelles ils donnent lieu. En outre, ils sont aussi à la base de discours visant à favoriser leur appropriation, à procéder à des régulations externes et à mener à leur intériorisation par les formés. Ces systèmes d’outils permettent de gérer la tension entre la part nouvelle et ancienne de l’objet de formation, contradiction qui est le moteur de la progression de l’objet (Dolz, Thévenaz-Christen & Schneuwly, 2008). Si nous les présentons de façon séparée, il va

2 Nous avons adapté la dénomination à notre propos : Dolz, Schneuwly & Thévenaz-Christen (2008) nomment cette catégorie les outils constitués par les discours de l’enseignant et des élèves.

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de soi que ces outils seront utilisés d’une manière combinée et organisée au moment de la mise en place des dispositifs, en fonction du temps, des activités et de l’objet sur lequel portent ces activités.