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La rhétorique : de l’art du bien parler au schéma de l’argumentation

3.1. Les théories de l’argumentation

3.1.1. La rhétorique : de l’art du bien parler au schéma de l’argumentation

La rhétorique classique

La rhétorique classique étudie et théorise l’ensemble des pratiques discursives ayant pour finalité de persuader. Le premier traité d’argumentation daterait de 467 av. J.-C.. Son auteur, Tisias surnommé Corax, y présente une collection de modèles de plaidoyers (Cole, 1991, cité par Chiron, 2007). Les apports suivants sont ceux des sophistes qui mettent en évidence une opération majeure de l’argumentation : le retournement d’un discours par un autre discours

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(Plantin, 1996b). Chez les sophistes, l’interaction langagière répond à des règles précises : un proposant affronte un opposant devant un public qui arbitre le débat. Cette vision est blâmée sévèrement par les platoniciens puisqu’elle considère le dialogue comme une joute verbale plutôt qu’une recherche de la vérité. Pour les platoniciens, tout savoir qui s’écarte de la justice est taxé d’habileté plutôt que de sagesse. Socrate a d’ailleurs défini l’éloquence comme «une belle chose, qui se donne les moyens d’améliorer les âmes des citoyens et qui se bat pour dire toujours ce qu’il y a de meilleur, que ce soit agréable ou non aux auditeurs » (Socrate (trad. Canto), cité par Chiron, 2007, p. 36). Or, depuis Aristote et ce que l’on appelle aujourd’hui la rhétorique classique, l’argumentation se distingue des modes de convaincre propres au discours scientifique en ce que le statut épistémologique de ces énoncés est celui du vraisemblable et non celui de la vérité (Breton & Gauthier, 2000).

C’est grâce à la liaison du concept rhétorique de persuasion et du concept logique du vraisemblable qu’Aristote érige l’édifice d’une rhétorique philosophique (Ricoeur, 1975). Le penseur grec conçoit d’ailleurs la rhétorique comme « la capacité de discerner dans chaque cas ce qui est potentiellement persuasif » (Chiron, 2007, p. 124). Par l’identification des genres oratoires, Aristote propose de distinguer les différents types d’auditeurs, distinctions renvoyant à toutes les situations sociales dans lesquelles l’art de convaincre se déploie. Il dégage trois types de preuve que le discours argumentatif met en action : celles qui s’appuient sur le caractère de l’orateur (éthos), sur le contenu du discours lui-même (logos) et sur les passions de l’auditoire (pathos) (Breton & Gauthier, 2001). Cicéron et Quintilien sont, avec Aristote, les grands représentants de la rhétorique classique. Cicéron expose la rhétorique comme un savoir enseigné à des fins pratiques. Quintilien propose un plan complet de scolarité rhétorique (Barthes, 1970). Les normes antiques de la construction du discours rhétorique, encore valides de nos jours, sont les suivantes :

1. l’invention, l’étude du sujet, la recherche des arguments et des thèmes à développer, 2. la disposition, correspondant à la sélection et à la hiérarchisation des choses à dire, 3. l’élocution, qui est la mise en forme du discours,

4. la mémorisation, qui réfère à la fois à la manière dont l’orateur mobilise sa mémoire et celle qui lui permet d’entrer en relation avec l’auditoire,

5. l’action, le rôle du contexte dans la réception de l’argument.

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La rhétorique classique n’est pas une méthode pour produire des idées, mais elle sert à les défendre et à argumenter. « Largement dépendante du déploiement d’une République romaine qui attache une extraordinaire importance à la parole et au débat public », la théorie argumentative est « théorie vivante, plurielle, tout entière accolée à la culture générale et à la culture politique d’une époque qui place le discours pour convaincre au centre de tout et fait de l’orateur le véritable héros moderne » (Breton & Gauthier, 2000, p.

29).

On associe la mort de la rhétorique classique à la pensée moderne, notamment au désir de Descartes de fonder la science sur des évidences irréfragables. Le mouvement de déclin de la rhétorique est double. Il est d’abord interne : au sein même de la rhétorique, les deux phases que sont la disposition et l’élocution vont progressivement habiter l’espace nouveau de l’expression littéraire : l’enseignement de la rhétorique française classique est de plus en plus concurrencé par celui des « belles lettres », privilégiant des contenus tels que la théorie des figures et les procédés poétiques (Chervel, 2006). Il est ensuite externe : à partir de Descartes, la démonstration rationnelle se substitue à l’argumentation, privant la rhétorique de la partie de l’invention. C’est pourquoi, beaucoup plus tard, Ricoeur affirmera que le

« vaste empire rhétorique » a été réduit au « gout de classer les figures », lequel a supplanté le sens philosophique qui animait la rhétorique et faisait tenir ensemble ses parties (1975, p. 13-14). Cette « rage taxinomique » aura d’ailleurs eu le temps de se propager dans le système scolaire (Barthes, 1970). Il faudra attendre les préceptes postmodernistes dans les années 1960, prônant le mélange des gouts, des styles et des formes hétérogènes pour renouer avec la totalité du champ rhétorique.

La nouvelle rhétorique

La renaissance et la réhabilitation de la rhétorique dans la pensée contemporaine se situent en 1958, date où paraissent simultanément deux ouvrages majeurs : The Uses of Argument de Stephen E. Toulmin et Traité de l’argumentation ; La nouvelle rhétorique de C. Perelman et de L. Olbrechts-Tyteca. Cette résurgence se produit dans une période marquée par la crise du discours politique avec l’apparition des régimes totalitaires et les premiers balbutiements

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des formes modernes de propagande (Plantin, 1996b). En s’opposant à la réduction de l’argumentation à la logique formelle, ces travaux s’inscrivent dans la pensée postmoderne.

L’un des objectifs de Perelman est de mettre les citoyens plus au fait des mécanismes de la propagande et d’éviter un retour du totalitarisme. Il désire poser les conditions d’un

« échange d’honneur » entre les partenaires socio-politiques. Avec Olbrechts-Tyteca, ils envisagent l’existence d’une logique des jugements de valeur et tentent d’en comprendre les mécanismes. Pour ce faire, ils partent de la distinction qu’avait opérée Aristote entre raisonnement analytique, en rapport avec la vérité et la logique, et raisonnement dialectique qui est basé sur des prémisses constituées d’opinions généralement acceptées ou vraisemblables. Pour eux, l’argumentation ne peut intervenir que si l’évidence est contestée (Perelman, 1977). Leur rhétorique ne concerne que la partie inventio de la rhétorique ancienne ; ses principaux apports concernent les effets des arguments sur un auditoire

« universel », les interactions entre les arguments et les techniques argumentatives.

Dans sa participation à la mise sur pied de l’école de Bruxelles, Perelman contribue à reconduire et à réinterpréter la division entre art de persuader et art de bien dire. L’école de Bruxelles suit la tradition aristotélicienne en dénommant rhétorique l’étude de l’ensemble des moyens verbaux propres à persuader. Par l’adoption d’une perspective philosophique, les travaux qui en émergent s’intéressent à la question de la rationalité pour montrer comment un accord sur le « raisonnable » peut s’effectuer dans un cadre communicationnel (Amossy & Koren, 2009). À l’université de Liège, à la même époque, la néo-rhétorique du Groupe µ se concentre sur la rhétorique non plus comme une arme de la dialectique, mais comme le moyen de la poétique, recherchant les procédés de langage qui caractérisent la littérature (Amossy & Koren, 2009). Ainsi, « les enjeux de la ligne de démarcation nouvelle reprennent, mais en même temps, dépassent et déplacent, la rupture de bonne mémoire entre l’inventio et l’elocutio » (Amossy & Koren, 2009, p. 4).

De son côté, Toulmin élabore un schéma de l’argumentation qui permet de rendre compte de la structure générale du raisonnement non formel, fondé sur la notion de probabilité, et de procéder à l’analyse épistémologique (Toulmin, 1958/1993). Il introduit la notion de champ pour rendre compte de la force des arguments en fonction du contexte. Ceux-ci sont

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définis comme des agencements organisés de données invoquées pour soutenir une conclusion. Le modèle de l’argumentation de Toulmin est généralement représenté ainsi :

Figure 3.1 : Modèle d’argumentation de Toulmin

Les travaux de Toulmin exercent une influence importante sur l’étude anglo-saxonne de l’argumentation. Deux grandes théorisations d’ensemble s’en dégagent : l’étude des fallaces et la logique informelle (Breton & Gauthier, 2000). Une fallace est un argument qui n’est pas valide, mais qui a l’apparence de la validité. Hamblin catégorise les fallaces, mais surtout essaie de comprendre les mécanismes par lesquels un argument peut apparaitre valide sans l’être. Les travaux anglo-saxons considèrent l’argumentation relativement au contexte énonciatif. La notion d’argument y est caractérisée en fonction de l’usage, l’argument étudié est celui effectivement formulé dans la vie quotidienne. Soulignons la dimension normative marquée de ces travaux visant, d’une part, à départager les arguments valides et invalides, et, d’autre part, à véhiculer un idéal communicationnel (Breton & Gauthier, 2000).

Dans les parties suivantes, nous nous intéressons principalement aux études sur l’argumentation dans le champ francophone. Nous cessons d’adopter une perspective chronologique et présentons les travaux sur l’argumentation par une entrée disciplinaire, explicitant les pans linguistique, psychologique et, surtout, didactique de ces travaux.