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III INVISIBLES BLESSURES

III. 4 2 Le sézisman ou saisissement

Le sézisman est un mot du lexique créole réunionnais et renvoie dans ce contexte à une étiologie de la frayeur. Il est imputé à un choc émotionnel. Il peut s’agir d’un accident ou encore d’une rencontre avec une entité surnaturelle. Le sézisman est réputé bloquer les affects et figer le sang. Il est à la fois la conséquence directe d’une exposition à un invisible ou peut être transmis à un enfant par la personne exposée. Certaines personnes sont plus vulnérables que d’autres. Ainsi les femmes enceintes et les enfants sont directement exposés. Une femme enceinte victime d’une frayeur peut la transmettre in utero à son enfant. Cette transmission peut également s’opérer au cours de l’allaitement maternel.

Cette étiologie de la frayeur s’apparente dans son expression à la logique traumatique et le

sézisman est « considéré comme une rupture brutale de l’enveloppe psychique consécutive à

un stress particulièrement intense (…). Ses conséquences peuvent s’apparenter à un stress aigu et ses effets néfastes, si elles perdurent, à un trouble de stress post-traumatique »

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De type accident, chute ou apparition d’un phénomène effrayant. Pour plus de précisions à ce sujet, le lecteur pourra se reporte à Arias- Schreiber (ibid.).

(Brandibas, 2003, p.92). Le traitement s’organise là aussi dans le cadre d’un rituel ou l’action

thérapeutique consiste à opérer par analogie203 un transfert du sézisman de l’intérieur du

corps à l’extérieur.

III. 4. 3. La Khal’a

Il se dit là aussi que lors de la khal’a, l’âme, suite à une frayeur peut quitter le corps qu’elle habite. Mot arabe, la khal’a renvoie dans les pays du Maghreb à la notion d’extraction, d’arrachement brutal. L’âme partie, d’autres êtres invisibles, à l’image des djinns, peuvent alors prendre possession du corps. La khal’a réalise ainsi un type particulier de possession qui est soudaine, totale. Elle prive l’individu de ses capacités de résistance et de toute possibilité de « négociation » avec le djinn. Celui qui est possédé est alors décrit comme makhlou’, autrement dit comme étant effaré. (Lheimeur, 1990). Au cours de cet épisode, la personne

victime apparaît figée et en état de sidération. La khal’a204est « une suspension, un arrêt qui

provoque une rupture dans le système de fonctionnement de l’appareil psychique. Elle agirait à l’instar d’un choc traumatisant dont l’équivalent est l’anéantissement du sentiment de soi, de la capacité de résister, d’agir et de penser en vue de défendre l’intégrité du soi propre » (ibid., p. 151). Une béance se produit et l’intériorité psychique n’est plus fermée. Pour restaurer la clôture de l’individu, un autre état de frayeur peut être provoqué dans le cadre d’un soin rituel obéissant à la logique de soigner le mal par le mal.

Cette étiologie de la frayeur se retrouve de manière assez identique dans l’univers culturel comorien et, si aucune description de cette étiologie ne semble avoir été réalisée jusqu’à ce jour, il est fréquent au cours des consultations de rencontrer des enfants effrayés et dont l’âme est restée figée ou au contraire s’est échappée.

III. 4. 4. Chtrétémo

 Observation n°13

Lorsque nous rencontrons Nadja à la consultation de thérapie transculturelle, son comportement paraît d’emblée être celui d’une enfant qui a peur. Elle est assise, repliée sur elle-même, tenant ses poings fermés sur sa poitrine comme si elle voulait retenir à tout prix quelque chose à l’intérieur d’elle.

Nadja a onze ans et vit à la Réunion avec sa sœur aînée qui l’a recueillie à son arrivée ici, il y a maintenant deux ans. Elle vient de l’île de Mayotte où sa mère et les siens habitent encore.

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Il s’agit alors de saisir les plantes nécessaires à la fabrication de la tisane dans un récipient brûlant. 204

La khal’a est réputée n’épargner personne. Quand les enfants sont touchés, on dit qu’ils ont la maladie de « Oum essibyanne », la mère des enfants. Oum essibyanne est une vieille sorcière qui sort la nuit pour attaquer les enfants (Lheimeur, ibid.).

Sa mère vient régulièrement à la Réunion voir sa fille qu’elle a confiée à une autre de ses filles parce qu’elle « ne savait plus quoi faire ». Nadja refusait d’aller à l’école et errait dans les rues du village. Sa sœur explique que, lors de son arrivée, Nadja se cachait dans la maison ou sous la table. Une grande frayeur, chtrétémo, semble l’avoir frappée. Nadja a grandi sans problème jusqu’à l’âge de cinq ans et puis un jour sa vie a changé.

. . .

Psy : Comment elle était quand elle était petite ?

Mère : Il n’y avait pas de problèmes au cours de son enfance. Elle n’était pas perturbée comme maintenant. Avant, elle faisait ce qu’on lui demandait mais après elle s’enfuyait.

Psy : Comment a commencé le changement ?

Mère : C’est à l’âge de cinq ans que le changement a commencé. D’abord par des petites choses qu’elle refusait de faire. Elle aimait aller dehors se promener, mais n’allait pas à l’école. Elle se cachait.

Psy : Elle le faisait souvent ?

Mère : Non, cela a commencé quand une nuit elle a dormi dans la forêt. Je l’ai cherchée mais je ne l’ai pas trouvée.

Psy : Dans la forêt ?

Mère : C’est ce qu’elle a dit quand elle est revenue. Psy : Vous avez eu peur ?

Mère : ….. silence . . .

Psy : Dans la forêt, tout le monde sait à Mayotte que ce n’est pas un endroit pour les enfants. Mère : C’est un endroit où les enfants n’osent pas aller mais elle, elle y est allée.

Psy : Donc c’est dangereux. Mère : Oui

Psy : A cause des esprits ? Mère : Oui

Psy : On a eu peur pour Nadja à cause des esprits qui habitent dans la forêt. Elle aurait pu être prise par un shetwan ?

Mère : Je ne sais pas

Psy : Mais c’est après sa nuit dans la forêt que votre fille a changé. Qu’est ce qu’on a dit dans votre famille de ce changement ?

Mère : Dans ma famille, on ne m’a rien dit mais une amie m’a expliqué que lorsque les enfants vont dans la forêt, les esprits prennent quelque chose et l’échangent. Après, l’enfant devient perturbé. Il n’est pas bien comme elle.

Psy : Est-ce que c’est le shetwan qui a pris son esprit ? Mère : Oui le shetwan a pu rentrer en elle et le prendre.

 Nadja, alors que son statut d’enfant lui interdisait d’aller seule dans la forêt y a passé pour une raison inconnue une nuit entière. La forêt est un lieu habité et Nadja a rencontré au cours de cette nuit, les êtres qui la peuplent. Cette rencontre a été terrifiante. Parce qu’elle était sans protection, sous l’effet de la frayeur, le shetwan est rentré en elle et a capturé son esprit, voire l’a échangé. Le fundi consulté plus tard étaye cette hypothèse, en expliquant que « son esprit n’est pas complet ». En aucun cas le fundi ne parle d’une enfant daba, autrement dit d’une enfant à l’intelligence troublée. Il manque une partie de l’esprit de cette enfant. Cette partie manquante lui a été volée par le shetwan. Par ailleurs, le shetwan semble encore être en Nadja et continue à lui faire peur de l’intérieur, l’empêchant d’être tout à fait avec nous. Des actes, ailleurs, dans un autre lieu de soins, s’imposent pour chasser enfin celui qui est entré par effraction.

 Que la frayeur se nomme susto, khal’a ou encore plus près de nous, sézisman, et

chtrétémo, son appellation renvoie à une souffrance fortement assimilable à celle provoquée

par une confrontation traumatique à la réalité. Comme dans l’expérience traumatique, la frayeur a une origine externe et peut dans certains contexte, renvoyer à la rencontre non médiatisée avec un être surnaturel – esprit , âme d’un défunt- ou encore avec un objet- sort. Il se rattache au mot une double polarité sémantique, celle d’effraction mais aussi d’extraction, et suppose par conséquent une rupture brutale de l’enveloppe psychique.

Les enveloppes psychiques de l’individu sont percées et ne remplissent plus leur fonction de pare-excitation, autrement dit de barrière séparant les mondes interne et externe. Dès lors il devient possible à l’âme de s’écouler au dehors et d’être capturée par d’autres. D’autres entités peuvent s’installer en lieu et place de l’âme partie. L’identité de la victime est ainsi détruite et ravie par d’autres.

Dans cette perspective, le recours à un dispositif thérapeutique permet la mise en place d’un soin rituel, dont la finalité consiste à réintroduire l’âme échappée à l’intérieur de son enveloppe corporelle, ou encore à identifier le nouveau locataire – procédure qui s’apparente ici à une identification de l’agresseur. Des négociations sont alors entreprises pour le

rétablissement de l’ordre et aboutissent le plus souvent à une expulsion hors de l’intériorité psychique et à la capture de l’entité invisible. Après les temps de l’expulsion et de la capture survient celui du renforcement (Brandibas, 2003). Ce dernier repose sur la fabrication d’objets protecteurs. Des hirizi sont confectionnés, des bains et des tisanes prescrits et tous ont pour fonction de procéder à la reconstitution et au renforcement des limites psychiques mises à mal par l’effraction. Ce renforcement permet un double étayage de la personnalité et de la construction identitaire.

Les étiologies autour de la frayeur sont ainsi de véritables systèmes interactifs mobilisant à la fois des pensées mais aussi des processus thérapeutiques (Nathan, 1990).

Le traumatisme reconnaît une pluralité d’approches qui se déclinent entre modernité et tradition et a une valeur étiologique (Zajde, 1998). Chaque culture le définit et l’inscrit dans un modèle psychopathologique qui délivre alors les modalités de diagnostic et de prise en charge thérapeutique.

Cette expérience du trauma se vit au niveau individuel, mais parfois elle se déroule à l’échelle d’un groupe ou d’une communauté. Elle devient alors événement historique et l’Histoire de l’humanité montre que ces événements sont récurrents et transcendent le temps et les époques.

III. 5. Nota bene