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2 2 1 Fin de l’histoire d’Abdelatif

III INVISIBLES BLESSURES

IV. 2 2 1 Fin de l’histoire d’Abdelatif

Abdelatif est orienté à la consultation de thérapie transculturelle non pas parce qu’il est un enfant de migrant, mais parce qu’il rencontre des difficultés dans sa scolarité et des difficultés de communication. Le problème, dit sa mère, « c’est qu’il ne parle pas et n’arrive pas à apprendre et à retenir ».

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Cette inscription corporelle du traumatisme peut se donner à voir longtemps après l’immi gration. Ainsi, elle peut surv enir lors d’un accident – le plus fréque mment du travail - quinze ou trente ans après l ’arrivée sur la terre d’accuei l (Nathan, 1988a). Cette inscription corporelle se traduit également par une fréquence élevée des troubles d’origine psychosomatique chez les migrants.

. . .

Psy : Abdelatif n’apprend pas à l’école ?

Mère : C’est comme cela depuis le début. La maîtresse dit qu’il ne parle pas et qu’il ne fait rien en classe. Il ne travaille pas comme les autres enfants.

Psy : Une situation comme celle-là, c’est toujours une situation qui inquiète les mamans. Mère : Je ne peux pas l’aider, je ne sais rien et je ne peux pas lui donner des cours.

 Si les difficultés scolaires rencontrées par certains enfants de migrants peuvent être

sous l’influence de facteurs psychologiques241, sociaux et culturels (Bouteyre, 2004), elles

témoignent cependant de la complexité à vivre dans une situation de double culture.

Alors que paradoxalement, les enfants apprennent plus vite que les adultes les règles et les codes de la société d’accueil, ils n’en sont pas pour autant davantage protégés. En effet,

l’apprentissage réalisé n’est en général que de surface242 (Moro & Nathan, 1989).

L’adaptation qui en découle se fait à minima car il est, somme toute, difficile d’introjecter et d’assimiler ce qui est perçu comme dangereux parce que venant d’un monde étranger perçu lui aussi comme dangereux.

Cependant, même à minima, cette pseudo adaptation contribue à développer chez ces enfants un sentiment de maîtrise du monde et de toute-puissance qui ne tarde pas à les inscrire à la

marge de leur groupe243.

Les marges sont, par définition, des états limites qu’il n’est pas bon de fréquenter, tant les règles et les lois y sont soumises à d’incessantes fluctuations. Découlant de ce principe, il ne peut s’y constituer de vie psychique et sociale cohérente, et d’autres difficultés surviennent alors qui contribuent tout autant à la marginalisation.

Comment, en effet, apprendre à l’école quand on a fait l’expérience très tôt d’en savoir plus que ses parents ? Comment apprendre lorsque, pris dans un processus d’inversion générationnelle, on fait l’expérience d’être le parent de ses parents (Nathan, 1988a).

 Le processus de transformation donne lieu chez l’enfant à des manifestations d’ordre pathologique: inversion générationnelle ; sentiment de toute-puissance ; échec scolaire.  Ces dernières traduisent l’échec du processus de transformation.

241 L’analyse de ces derniers est développée au chapitre V. 242

Certains tentent cependant d’incorporer maniaquement les objets de la nouvelle culture et du nouveau code mais cet état ne fait qu’étayer la constitution ou l’accentuation d’un faux-self (Kaës, 1979).

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Etant bien entendu que c’est aussi dans cette catégorie que se retrouvent parfois les plus brillantes réussites. Mais la réussite n’est-elle pas quelque part une forme de marginalité ?

En situation de migration, la capacité de transformation associée au traumatisme n’est pas opérante car s’il y a effectivement transformation, cette dernière se met en scène sur un versant psychopathologique. Des difficultés apparaissent dans le fonctionnement psychique – ici d’un enfant - et ne vont pas sans générer un état de souffrance psychique pour ceux et celles qui les vivent directement ou indirectement.

. . .

Psy : Les difficultés d’Abdelatif sont les vôtres. Elles vous font souffrir et vous souffrez de ne pas pouvoir l’aider. Abdelatif a besoin de vous et vous pensez que vous ne pouvez pas l’aider parce que vous ne savez rien. Abdelatif a besoin de vous mais

peut-être pas de la façon dont vous l’imaginez. Nous, nous savons que, parfois, les enfants n’apprennent pas parce que cela peut faire peur de savoir des choses . . . Mère : Quelles choses ?

Psy : Selon vous, quelles choses pourraient faire peur à Abdelatif? Mère : . . . silence . . . je ne sais pas

Co-thérapeute : Des fois, il y a des choses que l’on préfère ne pas savoir . . . alors on n’apprend pas ; cela évite de comprendre d’autres choses…

Mère : Je ne comprends pas . . . je ne vois pas quel genre de chose vous voulez parler.

Psy : Ces choses, c’est peut-être ce qui fait l’histoire de la famille. Ici, on peut réfléchir à cela, à ce qui s’est passé à Mayotte avant de venir à la Réunion.

Mère : Je ne vois pas pourquoi il faut parler de la vie à Mayotte alors que les enfants n’y grandissent pas et qu’ils connaissent rien de là-bas. Ils sont ici et la vie, c’est ici maintenant.

Psy : Je suis d’accord avec votre dernière phrase mais pas avec le reste. Ces enfants, ils sont fabriqués avec la terre de Mayotte . . .

Mère : . . . qui intervient en coupant la parole …je ne comprends pas pourquoi il faut parler de la famille avec les enfants. Ici, ce n’est pas leur problème …. Et puis, je ne sais plus rien . . . soupirs . . .

Psy : Il y a des choses qui font peur même encore aujourd’hui, ici sur la terre de la Réunion. Mère : ………..silence ………

Psy : C’est difficile ….mais il y a peut-être du danger à parler de certaines choses parce qu’on ne sent pas suffisamment protégé. Comment votre fils est protégé ?

Mère : Comment il protégé ? Vous voulez dire quoi ? Psy : A Mayotte, comment on protège les enfants ?

Mère : On récite des prières, on demande à Dieu. Il y a aussi des hirizi. C’est à cela que vous pensez ?

Psy : Peut-être. Et votre fils ?

Mère : Abdelatif n’en a pas. Je n’ai jamais pensé à lui mettre quelque chose.

 L’entretien s’est poursuivi encore un moment . . . et le mot de la fin est revenu à la mère d’Abdelatif qui explique alors qu’ « elle a ses raisons pour ne pas parler de Mayotte ». C‘était au début de notre rencontre et les mondes se clivaient. Après quelques rendez-vous manqués, nous avons revu Abdelatif et sa mère. A chaque fois, l’histoire de leur vie s’est racontée un peu plus. La mère d’Abdelatif, peu à peu, a retrouvé la mémoire qu’elle n’avait jamais vraiment perdu . . . Elle a commencé à se souvenir de l’autre femme rivale, de la frayeur provoquée dont nous avions déjà parlé … « Ses raisons pour ne pas parler de Mayotte» se sont dissipées au fur et à mesure des entretiens. D’autres choses se sont dites aidant toujours un peu plus Abdelatif dans l’appropriation de lui-même, de son histoire et de son identité d’enfant mahorais.

Rapidement, Abdelatif est apparu comme un enfant insuffisamment protégé. Si sa mère avait pu imaginer la nature des dangers qui la guettait depuis l’entrée dans sa vie d’une co-épouse, la question de la protection, sous l’effet du choc, lui a échappé. Elle est partie de son île et a imaginé que le départ était suffisamment protecteur.

Comme sa mère, Abdelatif a été effrayé par la menace qu’a fait planer l’arrivée de la co- épouse. Comme sa mère, il a été effrayé en arrivant sur la terre de la Réunion. Lorsque nous posons la question, la mère d’Abdelatif nous demande si nous pensons à un hirizi.

La question posée ramène au monde d’origine et permet une recontextualisation des troubles (Réal, 1997). Ces derniers s’articulent et prennent sens autour de la menace sorcière et de l’absence de protection. Après avoir verbalisé ce défaut de protection, le temps est ensuite venu d’aller en des lieux où des objets se fabriquent.

Aujourd’hui, Abdelatif porte sous son tee-shirt, un discret sachet blanc. Certains savent qu’il est un hirizi et qu’il contient des choses de là-bas et en diffuse la force sacrée.

Le hirizi est une mise en acte qui vise à la protection. Cette mise en acte s’articule à une

croyance culturelle244 et « dans l’univers thérapeutique, l’apparition d’une croyance culturelle

(sorcellerie, esprits, etc.) est une concrétisation de ce qu’on pourrait appeler « enveloppe d’un

sujet » (…). Dans l’univers psychique, les croyances culturelles sont (…) comparables au système immunitaire » (Nathan, 1993, p. 98).

Sur le plan psychique, les croyances culturelles ont pour fonction de discriminer le « nous » des autres participant, ainsi activement au processus de délimitation (Ibid.).

Aujourd’hui, Abdelatif est protégé et le hirizi qu’il porte l’enveloppe et le clôture. Renforcé dans son identité et dans ses limites psychiques – notamment au niveau du pare- excitation - par des objets de son propre groupe, il va de mieux en mieux. Il commence enfin à rentrer dans les apprentissages scolaires que lui propose l’école de la République, montrant ainsi que

la rencontre avec un monde étranger est possible à condition d’être « suffisamment porté »245

par le lieu de son origine. Autrement dit, de la capacité de l’origine à être « suffisamment porteuse » d’une identité et à assurer à l’individu un sentiment de continuité, dépend la réussite de l’adaptation à un monde étranger.

Les difficultés scolaires manifestées ont amené à consulter un lieu de soin où il est possible de penser les troubles en lien avec les étiologies du monde. Les représentations traditionnelles qui animent le monde interne de la mère ont été ainsi remobilisées.

Dans un espace et un temps thérapeutiques, Abdelatif et sa mère ont alors été expulsés de l’entre-deux mondes dans lequel la migration les a plongés. Le soin, organisé par le dispositif de la consultation de thérapie transculturelle a médiatisé l’expulsion, l’a contenue et a fait suture. Soutenues, portées par un groupe thérapeutique qui supplée en partie la perte d’étayage culturel, les enveloppes de sens fournies par la culture du monde d’origine réapparaissent dans leur fonction de contenance et de protection. Cette réapparition des croyances culturelles soutient à son tour le recours à un « faire » traditionnel.

 Face aux difficultés et aux troubles manifestés par l’enfant, le recours au soin s’impose.  Le soin transculturel permet de renouer avec les croyances culturelles du groupe d’origine

et convoque un « faire » traditionnel.

Le processus enclenché opère une ré inscription dans les enveloppes de sens fournies par la culture du groupe d’origine. Ces enveloppes de sens participent d’un système plus général qui est celui de la tradition246. Dès lors, cette ré inscription a valeur de réappropriation de la tradition.

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A l’identique, un enfant doit faire l’expérience d’un environnement « suffisamment bon » lui assurant un sentiment de continuité pour se développer harmonieusement (Winnicott, 1958).

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Le terme de tradition s’entend ici au sens de culture d’un groupe donné héritée du passé et transmise de génération en génération et qui détermine des manières de penser, de faire et d’agir.

Si la tradition détermine le mode de vie des membres d’une société donnée en lien avec les héritages passés, le recours aux comportements qu’elle préconise est ici tout à fait paradoxal. En effet, en migrant, la mère d’Abdelatif a montré son impossibilité à intégrer certaines des règles fixées par la tradition. A travers la migration, elle a mis en scène sa double incapacité à vivre une conjugalité complexe fondée sur le système des co-épouses et à recourir, face au danger pressenti, à un réseau d’influences. Ce réseau constitue le principal moyen d’action et de protection face aux menaces que font planer les co-épouses – et d’autres également - et

participe du modèle culturel247fourni par le groupe.

Mais l’attitude de cette mère montre qu’elle ne peut user des défenses habituellement fournies par la culture de son groupe pour faire face au danger. S’agit-il alors d’un défaut d’intégration du modèle véhiculé par le groupe ?

Dans la logique de ce questionnement et dans l’au-delà d’un désir personnel de changement, quel sens prend alors la migration d’un individu vivant dans une société traditionnelle holiste248 ?