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III INVISIBLES BLESSURES

IV. 2 2 3 Initiation paradoxale

Le soin, un jour convoque et reçoit dans un espace, celui de la consultation de thérapie transculturelle.

Un groupe est là. Il est celui des thérapeutes. Ils viennent de partout et, parfois, certains sont du village voisin. On les reconnaît presque… On se dit bonjour dans sa langue. C’est un groupe, certes étranger, mais pas moins familier.

C’est un groupe où ses membres savent passer d’un monde à l’autre. Leur savoir est connaissance de l’autre. On l’appelle psychologie ou encore anthropologie. Eux aussi sont maîtres. Certains, d’ailleurs, demandent d’où ils viennent.

Ceux qui sont accueillis par le groupe vivent, de par le voyage qu’ils ont fait, dans un entre- deux monde. L’entre-deux est un moment marqué par la rupture et la perte du cadre culturel. Les codes socio- relationnels acquis antérieurement ne sont dès lors plus opérants. Les individus en rupture de codes doivent alors tenter d’en acquérir de nouveaux et « l’élaboration de la rupture requiert une phase paradoxale » (Kaës, 1979, p.54).

Cette phase paradoxale consiste à établir une continuité dans la rupture et cette position n’est pas sans rappeler le processus de la transitionalité fondé sur la structure paradoxale de l’objet transitionnel262 (Ibid.).

Objet intermédiaire, ce dernier a pour fonction d’établir, entre présence et absence, une continuité. Dans le temps de la séparation, cet objet représente la transition et permet de passer d’un état d’union et de relation à un état éprouvé comme extériorité et désunion (Winnicott, 1971). S’il y a effectivement rupture dans la relation, cette dernière s’élabore à travers le processus transitionnel dans une continuité psychique.

Comment alors la rencontre avec un groupe thérapeutique peut-elle aider à l’élaboration de cette continuité?

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Le terme de transitionalité sert ici à désigner « une zone intermédiaire d’expériences et le processus de passage entre deux états » (Kaës,

ibid., p. 60). Quant à l’objet transitionnel,, il est entendu qu’il n’est pas en soi transitionnel mais « il représente la transition du petit enfant

qui passe de l’état d’union avec la mère à l’état où il est en relation avec elle, en tant que quelque chose d’extérieur et de séparé » (Winnicott,

Les modalités de fonctionnement du groupe ici mobilisé vont aider à l’accomplissement de cette continuité dans la mesure où la logique établie est celle de pouvoir, en un lieu de soins

« occidental »,263 parler des choses de la tradition de là-bas et appeler le « faire » qu’elles

impliquent. Ce « faire » est en premier lieu un fait de la tradition, autrement dit un rite (Hubert & Mauss, 1092-1903). Si, avant tout, le rite est un acte qui se répète dans un groupe qui croit à son efficacité, il est aussi le processus qui rétablit « du continu à partir du discontinu » (Lévi-Strauss, 1971).

Dans l’espace-temps de l’ici et maintenant, cette évocation de la tradition et la convocation rituelle qui l’accompagne permettent alors à ceux qui vivent dans la rupture de l’entre-deux d’éprouver un sentiment de continuité. Ce sentiment émerge à partir de la mise en œuvre d’un processus – le rite - dont la fonction est de rétablir une continuité, offrant désormais la possibilité aux individus d’être quelqu’un. Si une continuité existe dans la rupture, celle-ci n’en est pas moins un paradoxe (Kaës, ibid.).

Le paradoxe, dans son essence, est une perturbation des niveaux logiques, et contribue à l’énonciation d’un discours antinomique. A haute fréquence, il revêt une dimension pathogène. Cependant, manié dans un cadre thérapeutique, il perd cette dimension et peut

conduire au changement264 (Watzlawick, 1967).

Le groupe thérapeutique, en assurant aux individus rencontrés un étayage paradoxal, permet de suturer la rupture liée à la perte du cadre culturel. Cependant, sa fonction va au-delà d’un travail de suture.

En effet, en médiatisant le recours aux croyances culturelles, le groupe thérapeutique les rend à nouveau fonctionnelles et le « faire » qu’elles impliquent remplit alors sa fonction de canalisation et de contenance. Le trop plein d’énergie déliée par l’expérience traumatique rencontre ainsi une butée.

Mais au-delà de sa fonction thérapeutique, la mise en scène rituelle assure aussi une fonction de transmission de la culture (Hubert & Mauss, ibid.) et favorise l’apparition de conduites conformes au modèle véhiculé par le groupe.

Ainsi, face à la menace que représente une co-épouse, il devient possible de penser qu’il existe une parade qui consiste à recourir à un réseau d’influence et à des objets de protection.

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Tout en se disant que cela est très paradoxal que de parler d’occident alors que la localisation physique de ce dernier est ici à plus de dix mille kilomètres.

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Cette notion de changement renvoie ici à un changement de type 2 tel qu’il est envisagé dans une approche systémique. Ce changement paraît contraire au bon sens, égnimatique et paradoxal mais permet de placer la situation dans un nouveau cadre (Watzlawick, 1973).

Au sein d’un dispositif groupal de soins, une transformation dans le sens d’une mise en conformité avec les modèles de la culture d’origine est opérée. Initié par les maîtres d’ici, il est enfin possible d’être soi.

Le groupe agit dans sa fonction thérapeutique comme un initiateur. Il permet alors que les épreuves imposées par la migration opèrent dans le sens d’une métamorphose non pathologique.

 Le recours à un groupe dont la logique thérapeutique repose sur un paradoxe établi, permet alors de ré-inscrire les individus dans le champ de leur tradition.

 Cette réinscription participe d’une ré-affiliation.

Les êtres habitent leur tradition et cette dernière assure à nouveau sa fonction initiale de clôture. Elle renforce les limites des individus et la clôture ainsi établie rend plus facile la délimitation des mondes, la discrimination entre soi et les autres. Le recours au clivage comme système de défense perd de sa nécessité. La défense se lève et les mondes communiquent entre eux. Des êtres nouveaux sont ainsi nés, renforcés dans leur identité et dans leur appartenance à leur groupe d’origine, mais aussi capables de se penser comme des êtres du monde ouverts sur lui.Des va-et-vient entre les univers s’installent, qui amènent chaque fois davantage sur les chemins de l’intégration au sein de la société d’accueil. Alors, les enfants apprennent à l’école. Parfois, on parle de retour sur la terre ancestrale et l’idée, un

jour, se concrétise. D’autres encore arrivent à « se penser partout chez eux »265. Le temps de

l’entre-deux n’est plus.