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clinique transculturelle

I. 2 1 Psychothérapie transculturelle

Cette consultation, ceux et celles qui la connaissent savent qu’elle est un lieu où des histoires se racontent. Des histoires vraies que l’on écoute sans se lasser, des histoires souvent tristes et douloureuses mais tous ici savent contenir leurs émotions.

L’histoire aujourd’hui entendue est celle d’un arrière-grand-père venu des Indes et arrivé en terre comorienne. C’est l’histoire d’un enfant, Imran, qui ne dort pas la nuit « à cause des rêves de rauhans».

Le monde d’Imran n’est pas notre monde mais nous le reconnaissons et lui offrons une scène. Laquelle ? Les dénominations se confondent - ethnopsychiatrie, ethnopsychanalyse ou psychothérapie transculturelle – témoignant d’une identité fluctuante.

Dans notre univers, elle sera psychothérapie transculturelle, héritière des principes fondateurs de sa catégorie.

L’histoire de la rencontre se déroulera en deux actes, non simultanés mais complémentaires. Il y aura le temps du voyage marqué par la peur parfois l’effroi et l’arrivée en terre nouvelle. Il y aura la perte et le déracinement. Il y aura la nostalgie mais aussi la vie qui continue. Il y aura

encore « les rêves des rauhans ».Il y aura Freud, Roheim, Devereux. Il y aura nous67,

convoqués à la consultation pour parler ensemble de l’histoire familiale et de son mythe fondateur. Parler ensemble pour « faire des liens entre le présent et le passé, mettre au jour des relations, des associations, formuler des hypothèses étiologiques diverses, dans une logique le plus souvent transgénérationnelle (Brandibas, 2003, p.18).

Ce sont alors autant d’étayages thérapeutiques qui figurent une méthode et une approche où l’anthropologie se mêle de psychologie, où la psychologie se mêle d’anthropologie. Une méthode mêlée pour souvent dénouer une histoire emmêlée depuis longtemps.

L’approche est transculturelle parce que la reconnaissance de l’altérité est fondatrice du lieu.

Les groupes – ceux de la famille et des thérapeutes- viennent de terres multiples,

n’appartiennent pas au même monde et se le représentent différemment68.

Mais peu importe car cela n’empêche pas d’entendre la souffrance telle qu’elle se dit et de la contenir de la manière la plus adaptée. Le monde est ici pluriel mais son unité psychique incontournable. L’universalité alors se renverse et bascule de l’homme au psychisme.

Ce n’est plus l’homme qui est pensé comme universel mais sa définition à travers son fonctionnement psychique. Il est lui, universel, fondant derrière la variété des cultures, l’unité psychique de l’humanité. « Il s’agit d’une universalité de fonctionnement, d’un processus, d’une universalité pragmatique et structurelle » (Moro, 1998, p.38).De cette unité psychique découle la nécessité de donner le même statut à tous les êtres humains, à leurs productions culturelles et psychiques, à leurs manières de vivre et de penser (Devereux, 1970). L’universalité vient également s’enraciner dans l’essence culturelle de l’humanité. Mais

67 Référence est faite aux membres permanents de la consultation 68

A partir de l’origine des pat ients et des thérapeutes, troi s types de thérapies qui prenn ent en compte la dimension cul turelle du désordre psychique on été repérés: « 1. Intraculturelle, le thérapeute et le patient appartiennent à la même culture, mais le thérapeute tient compte des dimensions socio-culturelles. 2. Interculturell e, bien que le patient et le t hérapeute n’appartiennent pas à la même c ulture, le thérapeute connaît bien la culture de l’e thnie du patient et l’utilise comme levier thérapeutique. 3. Métaculturelle, le thérapeute et le patient appartiennent à deux cultures différentes. Le thérapeute ne connaît pas la culture de l’et hnie du p atient, il comprend en revanch e, parfaitement le concept de culture et l’utilise dans l’établissement du diagnostic et dans la conduite du traitement » (Devereux, 1968, p.11- 12). A partir de cette classification, dans les pays anglo -saxons, on distingue la cross-cultural psychiatry (interculturelle) et la transcultural

chaque homme vit dans un univers culturel propre qui va spécifier sa relation au monde et le rendre singulier. Chaque homme tend à l’universel par le particulier de sa culture, par le particulier de sa différence et de sa singularité. Sans ces principes, la psychothérapie transculturelle ne serait pas.

Au carrefour de l’ethnopsychiatrie 69de l’ethnopsychanalyse70, elle est ce lieu particulier de la

reconnaissance de l’étrangeté et de la différence dont chacun est porteur. Elle est ce lieu d’intégration de la différence culturelle au processus thérapeutique, réhabilitant l’homme dans le sens profond de son humanité.

Lieu de soin complexe, cette pratique clinique suppose une approche anthropologique de la psychopathologie dont le seul accès est déterminé par la capacité du thérapeute à s’engager

sur la voie de la décentration71.

Les représentations du thérapeute face à l’altérité sont alors mobilisées. Son histoire, celle de son monde mais aussi son identité sociale, professionnelle et culturelle sont convoquées et constituent autant de filtres possibles à la lecture culturelle d’un trouble. Mais « de sa capacité d’analyse de tous ces ingrédients polymorphes dépend son aptitude même à percevoir cette dimension culturelle et à permettre qu’elle soit énoncée et élaborée par le patient » (Moro,

1998, p.119).72

De cette capacité à se décentrer dépend la possibilité de travailler au niveau culturel, de le penser et de reconnaître sa fonctionnalité.

La culture de l’autre cesse d’être un objet de curiosité, une fascination pour l’exotisme et devient le moyen de penser le trouble et la souffrance qui l’accompagne. Les étiologies traditionnelles propres aux patients sont alors rendues visibles et restaurées dans leur pouvoir de guérison. Le thérapeute alors les reconnaît et les sollicite afin d’établir une cohérence entre le trouble et le soin proposé. D’autres ailleurs, les manipuleront autrement. Ici, elles sont activées comme leviers thérapeutiques et aident à la détermination du type de causalité impliquée. Les origines du trouble peuvent être multiples et renvoyer à une causalité

naturelle, mystique, animiste ou magique73 (Murdock, 1980). Le désordre qui en résulte peut

alors dans cette perspective se lire à travers la catégorie du surnaturel sans risquer de passer pour une superstition dépassée.

69 Définie « comme science interdisciplinaire, l’ethnopsychiatrie se doit de considérer conjointement les concepts clefs et les problèmes de base de l’ethnologie et de la psychiatrie (…) En tant que science autonome, l’ethnopsychiatrie- c’est-à-dire l’ethnologie psychiatrique ou la psychiatrie ethnologique s’efforcera de confronter et de coordonner le concept de culture avec le couple conceptuel « normalité-

anormalité » (Devereux, ibid., p.3-4). 70

Construite à partir des champs de l’anthropologie et de la psychanalyse.

71 Qui suppose chez le thérapeute la capacité à se défaire de jugements par trop ethnocentrés et à analyser son contre-transfert culturel. 72

Référence est faite ici à l’analyse du contre-transfert culturel mis à jour par Devereux et Nathan. 73

Ce type de causalité englobe le destin, les sensations néfastes –rêves ; cauchemars-, les phénomènes de contagion ; les châtiments mystiques .Le système animiste renvoie à une agression par un esprit, un fantôme ou à un perte d’esprit. Les étiologies magiques s’appuient elles sur la sorcellerie, le mauvais œil ou une malédiction.

Alors, enfin les réponses seront trouvées pour que les rauhans de Kadjidja ne viennent plus déranger les rêves de son petit-fils.

L’invisible reconnu et nommé à travers ses objets mais aussi ses êtres que sont les madjini, les

shetwans, les dwa et bien d’autres encore, se parle et se reparle.

Manifestations de l’invisible, les rêves d’Imran se parlent avec nous dans une langue certes qu’il ne connaît pas mais qui est pourtant la langue de son père et de sa mère, qui était celle de son grand-père et de tous ceux qui se reconnaissent comme ses ancêtres. En l’entendant parler avec nous, il comprend alors qu’elle est importante même pour des étrangers qui ne la parlent pas et ne la comprennent pas.

Une langue, c’est une culture et celles qui se parlent et se disent à la consultation de thérapie transculturelle sont celles des univers invités.

La possibilité de parler dans sa langue maternelle est un signe fort de la reconnaissance de l’origine culturelle des patients. En même temps qu’elle témoigne de l’acceptation de l’altérité, elle permet la réinscription du patient dans son berceau culturel, son histoire et sa généalogie.

« Les rêves de rauhans », c’est ici et maintenant, mais c’est aussi amener les uns et les autres à replonger dans leurs racines, et à faire lien avec les objets qui ont présidé à leur construction. Mise en scène, l’histoire est nommée et cette nomination restitue au patient sa place dans la chaîne des générations.

Parler ici avec nous la langue des ancêtres vient sur la scène thérapeutique remplir la vacance de langue et de la filiation souvent inaugurée par la migration. Fréquemment habités par la langue du dehors, les enfants de migrants que nous recevons à la consultation de thérapie transculturelle, ne parlent pas leur langue.

En favorisant au sein de cet espace thérapeutique la possibilité de jouer avec les langues du dehors et du dedans, de passer de l’une à l’autre va dans certains cas, amorcer un processus

d’enculturation 74à l’image de ce qui se passe entre un enfant et sa mère, entre un enfant et son

groupe familial.

Parler une langue, c’est faire référence à un univers de pensée structuré autour d’un système de parenté, de modalités relationnelles, de savoir-faire.

Parler une langue, c’est dans l’explicite et l’implicite transmettre toutes les valeurs qui lui sont attachées et c’est dans notre lieu renforcer les étayages culturels nécessaire au développement de l’identité, au développement de soi. Parler sa langue à travers le jeu des

74

Ce concept d’enculturation étudié par M. Mead (1930), s’articule autour de la transmission de patterns culturels à l’enfant dès la naissance par la mère, patterns qui constituent de véritables logiques culturelles.

allers-retours de la traduction, c’est pour le patient éprouver la valeur de sa langue et se la réapproprier dans une logique de transmission.

C’est offrir aux enfants notamment la possibilité de se construire dans la continuité des lignées maternelle et paternelle mais c’est aussi la possibilité de s’enrichir de la rencontre avec l’altérité, de faire du métissage des univers une force créatrice.

Parler le monde à la manière des patients, c’est dans l’illusion de la connaissance montrer que les images sont partageables.

C’est dans la traduction des mots révéler que les univers peuvent se traduire et sont inter pénétrables, que le dehors et le dedans peuvent jouer ensemble une nouvelle partition du monde.

Cet espace d’illusion devient alors la scène possible d’une création culturelle originale et

originelle. C’est ainsi promouvoir toute son efficacité au processus thérapeutique75en

renforçant la cohérence de l’individu qui tout en conservant ses logiques spécifiques peut en situation migratoire en investir et en créer d’autres.

Ici, les mondes ne sont plus gommés ; ils sont reconnaissables à travers leurs différences et leurs objets particuliers qui sont de ce fait restitués aux patients dépossédés.

C’est à cette condition uniquement que l’homme peut s’approprier d’autres objets et pensées externes à lui et renoncer au clivage des mondes. A cette condition, le monde du petit-fils de Kadjidja peut s’emplir des résonances indienne, comorienne et réunionnaise. La richesse et la création ont alors rendez-vous avec la vie.

Ce travail d’appropriation qui peut s’envisager comme la résultante du processus thérapeutique transculturel conduit dans la situation migratoire à renforcer les liens entre les différents univers constitutifs de l’individu et souligne la valeur clinique de la notion de culture.