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III INVISIBLES BLESSURES

IV. MIGRATION ET TRAUMATISME

Comme l’eau tu pars, comme l’eau tu reviens Proverbe arménien215

Quitter le pays. C’était une obsession, une sorte de folie qui le travaillait jour et nuit. Comment s’en sortir, comment en finir avec l’humiliation ? Partir, quitter cette terre qui ne veut plus de ses enfants, tourner le dos à un pays si beau et revenir un jour fier et peut- être riche, partir pour sauver sa peau, même en risquant de la perdre… Cette obsession devint vite une malédiction… T. Ben Jelloun.

IV.1. Migrer : perte, rupture et traumatisme

 Observation n° 14

Dehors, la vie semble lourde. Le ciel est bas, presque menaçant. Il y a des jours comme cela où rien ne va et même le temps s’en mêle. Alors soudain ce qui est beau ne l’est plus. L’eau turquoise du lagon n’est plus image du paradis. Il y a des jours comme cela. Rifcati ne le sait pas encore mais il y a dans la vie des jours comme cela qui comptent plus que d’autres. Celui là en sera un.

Son voisin vient d’arriver. Il est de retour au pays. Et pour une surprise, c’est une surprise. D’accord, cela fait un moment qu’elle ne l’a pas vu, mais quand même, revenir comme cela, si on le lui avait dit . . .

Elle se demande d’ailleurs si c’est bien lui. Il a de si beaux habits , il fait de si grands gestes, il parle si fort . . . mais pas de doute, c’est bien lui, sa voix, elle, n’a pas changé. D’un seul coup, la rue est pleine de monde ; les enfants, les hommes et les femmes accourent de toute

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Proverbe qui accompagne le rituel du jet de l’eau par-dessus l’épaule de celui qui s’en va et qui ne doit pas se retourner au risque de ne pas revenir.

part faisant tourbillonner la terre sous leurs pieds. Poussière et cris de joie se mêlent. Tous sont là et veulent toucher le nouveau venu.

Elle est agaçée. Elle ne sait pas pourquoi mais tout ce bruit l’énerve. Alors, elle ferme sa porte et retrouve sa nuit intérieure.

Pourtant, lui aussi vivait comme elle, songea- t-elle. Sa maison, d’ailleurs, est un peu comme la sienne, comme toutes celles du village du reste.

Elle se souvient du temps d’avant. Cela fait longtemps qu’ils se connaissent. Enfants, le matin, ils partaient ensemble à la « chiconi ».

Parfois, ils traînaient en route ou s’égaraient sur les chemins qui menaient à la plage. Le fundi, l’œil noir, les attendait Alors, ils savaient que la réprimande serait à la hauteur de leurs égarements.

Plus tard, il a construit son banga. Elle, elle allait aux champs et, de, loin observer le manège des filles qui rentraient et qui sortaient. Elle, elle attendait qu’un jour un homme vienne parler à son père.

Un jour, il a annoncé son départ pour là-bas. Il avait un cousin qui l’attendait. Un jour, on ne l’a plus vu.

Quelquefois, un « je viens 216» donnait de ses nouvelles. On disait qu’il allait bien. Ici, la vie aux champs était difficile. Il fallait partir toute la journée travailler et parfois cela ne suffisait pas. La terre n’était pas très généreuse et les bouches à nourrir nombreuses. Elle s’épuisait. Tous s’épuisaient. La faim et la soif se mêlaient de la vie au quotidien, alors lui avec ses beaux habits, c’était comme un mirage dans le désert.

C’était cela, elle était dans le désert et il lui fallait trouver une oasis. Elle savait qu’il ne fallait pas se tromper de direction parce que le désert n’aime pas les hommes. Il les brûle jusqu’à perdre haleine.

Alors, elle a ouvert sa porte et la lumière a inondé sa maison. Elle savait que rien à partir de maintenant ne serait plus comme avant . . .

. . . Il faisait presque nuit quand l’avion s’est posé sur la piste. Son cœur d’un seul coup, s’est serré très fort. Doucement, les larmes sont montées et ont roulé le long de ses joues. Elle ne savait pas encore pourquoi elle pleurait. . . Elle venait d’arriver et déjà quelque chose lui manquait.

Depuis longtemps maintenant, l’histoire des hommes et des femmes s’écrit. Elle s’écrit avec des mots qui la font vivre et qui en fondent le souvenir.

Les mots sont là pour rendre signifiante l’expérience vécue des uns et des autres. Il faut donc trouver les bons mots.

Migrer :

Verbe intransitif : effectuer une migration.

Migration :

« Nom féminin du latin migratio, déplacement de population, de groupe d’un pays à un autre pour s’y établir sous l’influence de facteurs économiques ou politiques » (Larousse, 1989, p.918).

Les mots sont parfois livrés à l’état brut, déchargés de toute leur intensité émotionnelle. Il faut alors pouvoir jouer avec eux pour leur rendre leur magie évocatrice.

Si, effectivement, l’expérience de migrer a quelque chose à voir avec le déplacement et l’influence, elle est aussi un fort moment d’émotion ébranlant les repères habituels de la vie. Le temps de la migration introduit dans la vie de ceux et celles qui y en font l’expérience une discontinuité potentiellement porteuse de changement et de métamorphose. Mais parce que cette expérience est synonyme de perte et de rupture, elle mène parfois sur les chemins de la souffrance, voire de la pathologie.